En lice pour le Prix du roman d’écologie 2025
En lice pour le Prix du roman de la nuit
En lice pour le Prix François Sommer 2025
En deux mots
Son mari ayant été violent, Eva est partie avec sa fille Lucie se réfugier dans un endroit isolé de Camargue. C’est alors que se produit un phénomène étrange. Lucie, comme tous les enfants de la planète, va pousser un cri en rêvant. C’est le début d’une longue série de phénomènes qui vont déstabiliser la planète et mettre Lucie en danger, malgré l’aide de Serge, le colosse qui habite dans le voisinage.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
« J’ai du rêver trop fort »
Empruntant tout à la fois les codes du conte et du thriller, Carole Martinez nous offre le plus romanesque des romans. Face aux rêves des enfants, qui s’étendent comme une pandémie, Eva et sa fille Lucie vont tenter de conjurer une catastrophe qui s’apparente aux dix plaies d’Égypte. Haletant, poétique et… flippant.
C’est un petit coin tranquille et isolé. Un morceau de France où Eva a trouvé refuge avec sa fille Lucie. Une enfant qu’elle n’a pas forcément voulue, mais qu’elle a apprise à aimer au fil des ans et à laquelle elle tient désormais comme à la prunelle de ses yeux. C’est pourquoi elle a choisi de quitter son mari, sans lui révéler sa destination. Car ce dernier s’est montré violent, devenant insupportable au sens premier du terme.
Dans la plaine de Camargue, elle peut laisser libre cours à sa créativité et partager avec sa fille les beautés de la nature. Au fil des jours, Lucie se constitue par exemple un herbier de plus en plus fourni. Mais leur bonheur tranquille va soudain être bousculé. Un cri déchire la nuit. C’est celui que pousse Lucie, comme de nombreux autres enfants de par le monde. Mais ça, elle ne l’apprendra que bien plus tard.
À la manière d’une pandémie, les rêves des enfants vont s’accompagner de phénomènes étranges, balayant la planète de façon chronologique, suivant la rotation terrestre à 1 h 48 du matin.
Le cri n’est en fait qu’un avertissement. Les rêves suivants vont devenir de plus en plus dangereux et mettre la vie des enfants en péril, comme lorsque ces derniers vont, comme des somnambules, se diriger vers les étendues d’eau.
Serge, qui soigne ses acouphènes en écoutant presque en continu la radio, est informé du phénomène et peut tenter d’aider sa voisine à en réchapper ou, pour le moins, à la sauver de graves périls. C’est ainsi qu’il viendra empêcher Lucie de se noyer au milieu des grenouilles qu’elle est partie rejoindre.
Eva a compris que son colosse de voisin ne lui voulait aucun mal, bien au contraire, et va désormais profiter à ses côtés des informations qu’il collecte et de ses bras enveloppants. Ensemble, ils vont lutter contre une invasion d’insectes, une forte odeur qui imprègne la peau des enfants ou encore une éruption cutanée. Un cataclysme qui s’apparente aux dix plaies d’Égypte consignées dans le livre de l’Exode et contre lequel il n’est guère possible de se prémunir.
C’est à travers les rêves des enfants – symboles d’innocence et de poésie – que l’humanité est confrontée à des drames à répétition. Et doit se préparer au pire. Si, comme dans les contes, il faut chercher la morale de cette histoire, ce serait de prendre bien soin de notre planète, car à trop l’exploiter, la martyriser, elle finira par mourir, emportant avec elle une humanité par trop prétentieuse.
La poésie de Carole Martinez – qui a choisi un vers du « goût du néant » des Fleurs du mal de Baudelaire comme titre à son roman :
Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.
Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,
L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ;
s’adapte ici à merveille au récit, à cet onirisme annonciateur de catastrophes.
Mais au style de l’autrice, il faut ajouter une construction très originale, polyphonique. En confiant à Eva, neurologue spécialiste du sommeil, le je, à Serge le tu, à Pierre le il, aux enfants du monde le nous, à un oracle le vous qui nous met en garde contre nos atteintes à la planète et enfin le ils aux informations transmises par la radio, que Serge écoute constamment car elle atténue ses acouphènes, Carole Martinez nous offre une lecture kaléidoscopique, qui embrasse le monde, qui enveloppe le lecteur. Magnifique !
Dors ton sommeil de brute
Carole Martinez
Éditions Gallimard
Roman
400 p., 22 €
EAN 9782072929861
Paru le 15/08/2024
Où ?
Le roman est situé en France, principalement en Camargue.
Quand ?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.
Ce qu’en dit l’éditeur
« Un long hurlement, celui d’une foule d’enfants, secoue la planète. Dans les villes, le Cri passe à travers les murs, se faufile dans les canalisations, jaillit sous les planchers, court dans les couloirs des tours où les familles dorment les unes au-dessus des autres, le Cri se répand dans les rues. »
Un rêve collectif court à la vitesse de la rotation terrestre. Il touche tous les enfants du monde à mesure que la nuit avance.
Les nuits de la planète seront désormais marquées par l’apparition de désordres nouveaux, comme si les esprits de la nature tentaient de communiquer avec l’humanité à travers les songes des enfants.
Eva a fui son mari et s’est coupée du monde. Dans l’espace sauvage où elle s’est réfugiée avec sa fille Lucie, elle est déterminée à se battre contre ce qui menace son enfant durant son sommeil sur une Terre qui semble basculer.
Comment lutter contre la nuit et les cauchemars d’une fillette ?
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Journal de Montréal (Marie-France Bornais)
France Culture (L’invitée des matins)
RTS (Sarah Clément)
Zébuline (Agnès Freschel)
Culture Tops (Pascal Verdeau)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles)
Blog Mémo Émoi
Blog Aude Bouquine
EmOtionS, blog littéraire
Blog Sur la route de Jostein
Blog Les livres de K79
Carole Martinez parle de son roman « Dors ton sommeil de brute » © Production Babelio
Les premières pages du livre
« J’ai d’abord oublié mon état.
C’était comme une guerre à l’autre bout du monde dont j’étais le territoire occupé. Mais depuis quelques mois la créature bouge, me déforme l’abdomen, se tourne et se retourne, fait des bosses sous ma peau tendue à se rompre, elle est devenue trop présente pour que je parvienne à l’enterrer. Cet être m’obsède et me tient éveillée. Bientôt, mon ventre se videra et je dormirai de nouveau.
Je n’arrive pourtant pas à me figurer la suite, comme s’il ne devait pas y avoir de suite.
Je n’en peux plus de mes jambes agitées et de mes nuits trop longues. L’insomnie a été mon tout premier symptôme. Depuis neuf mois, je dors à peine, alors que certaines femmes s’assoupissent si facilement durant leur grossesse. Je le sais, je les étudie, j’étudie leur sommeil, le leur, le mien, celui de milliers d’autres, j’analyse le sommeil des gens, je les observe s’endormir, rêver, se réveiller… J’ai choisi d’être neurologue pour me plonger dans le sommeil humain.
Ce qui s’agite dans mon ventre rêve aussi. Grâce à des images en temps réel et à l’enregistrement de son rythme cardiaque, j’ai suivi l’évolution du fœtus et vérifié que, depuis sa vingt-huitième semaine, il atteint bien le sommeil paradoxal, celui des rêves, celui qui ne repose pas, une gabegie d’énergie dont nul ne peut se passer.
Cet être qui m’occupe dort bien plus que moi, il dort presque tout le temps. Est-il possible qu’il me vole mon sommeil ? Qu’il dorme et rêve à ma place ? À quoi peut bien rêver une créature qui n’a rien vécu encore ?
Je l’ai d’abord observée froidement durant de longues échographies en trois dimensions, avant d’être happée par mon objet d’étude. Un matin, j’ai basculé en rêverie et, depuis, je plonge régulièrement dans mon ventre, j’y flotte dans un univers liquide, j’imagine les battements de mon cœur, le bruit de mes viscères, le râle de mes poumons, je goûte la clameur du monde extérieur perçue à travers ma chair, les vibrations de la ville contre ma peau tambour, les voix entendues comme derrière une porte, j’avale du liquide amniotique, je partage les toutes premières sensations de l’intrus dans son sac de peau, la mienne…
Dans mon corps bat le cœur d’un autre, un autre dont je connais le sexe – ce sera une fille –, les hoquets, les coups de pied, de coude. J’héberge en mon sein un être silencieux et invisible qui se nourrit de moi, me pille, me dévaste, une inconnue que je suis censée aimer avant même de la mettre au monde.
C’était une idée de Pierre d’avoir un enfant, je n’en ai jamais voulu, j’ai toujours été convaincue qu’être enceinte m’effraierait, que je me sentirais envahie, possédée par ce qui pousserait, invisible en moi, j’ai toujours su que je ne saurais pas être mère. Et l’époque ne donne pas envie. Même enceinte, je continue à juger l’inconscience des jeunes parents !
J’ai mis moins de temps que je ne le pensais à accepter d’être ainsi occupée. Autour du cinquième mois, quelques gouttes de sang dans ma culotte ont suffi à transformer ce parasite en enfant potentiel, la pensée de ne pas arriver à terme m’a soudain rendu l’envahisseur presque attachant.
Je me déchirerai par le milieu d’ici peu. Rien de plus naturel ni de plus inquiétant. Est-ce que porter la vie me rapproche de la mort ?
Je me sais à peine capable de m’occuper de moi-même, pourtant je vais enfanter et je ne me dépêtrerai plus de ce lien qui se tisse. Je suis piégée. Je ne peux plus abandonner, c’est trop tard, il va falloir souffrir. Comment ai-je pu me mettre dans cette situation absurde ? Mettre un enfant au monde !
Je tente de me rassurer en me disant que je ne vivrai pas d’autre accouchement : cet enfant sera unique, Pierre et moi n’avons pas prévu de renouveler l’expérience.
Tout cela doit être tellement abstrait pour lui, certes il vit à mes côtés, il partage mon lit et il a vu mon corps gonfler – mon pauvre corps énorme et chamboulé qu’il ne désire plus et pour lequel il éprouve même un certain dégoût –, mais il est 4 heures du matin et il ronfle. Je le déteste d’être endormi, alors que je veille. Je le déteste de pouvoir s’échapper avec cette facilité… Un sommeil de brute !
Mes mollets se durcissent soudain en une double crampe. J’en ai l’habitude, j’en souffre toutes les nuits depuis des mois, toutes les nuits, et, parfois, je les provoque pour que cesse cette sensation désagréable dans mes jambes agitées. Je crispe mes muscles jusqu’à la contracture. Je préfère que la douleur arrive tout de suite plutôt que de l’attendre trop longtemps.
J’entame un mouvement pour m’adosser à la tête du lit, j’étire mes mollets en ramenant la pointe de mes pieds vers mes tibias et soudain mon ventre craque, je l’entends craquer, une membrane s’est déchirée en moi, mais, étrangement, seuls mes mollets me font souffrir.
Je m’immobilise, effrayée par cette sensation tellement singulière, et j’attends, figée dans les ronflements de Pierre. En respirant à peine pour ne rien empirer, je relève mon tee-shirt afin d’explorer mon corps à tâtons. Mon abdomen n’est pas fendu, mais lisse et dur sous mes doigts.
Ce craquement pourtant je l’ai entendu, ou au moins ressenti, je ne sais déjà plus. Je me calme un peu et parviens à me redresser davantage. Un liquide tiède coule entre mes cuisses.
Du sang ? Est-ce que je baigne dans mon sang, tandis que Pierre continue de ronfler ? Est-ce que je me vide comme un pot cassé ?
Je glisse ma main sous mes fesses, contre mon sexe. Il faudrait allumer la lampe de chevet pour voir si c’est vraiment du sang, mais mon autre main ne trouve pas l’interrupteur. Comme je ne parviens ni à crier ni à articuler la moindre phrase, je me contente de donner de légers coups de coude à Pierre, qui râle en se tournant vers le mur. Je porte alors mes doigts mouillés à ma bouche pour goûter ce qui me sort du corps. Le liquide est insipide, il n’a pas ce goût de fer du sang. Ça me rassure tant que je repars explorer ma table de chevet. Je sens enfin le fil électrique sous ma paume et je le suis jusqu’à l’interrupteur. Lumière.
Mes mains ne sont pas tachées, le liquide est incolore, pourtant je n’ai pas pissé, non, c’est autre chose. Je m’assois au bord du lit et ça coule de plus belle, sans miction. Du liquide amniotique !
Comme je suis bête d’avoir paniqué pour si peu ! Et dire que je suis médecin ! La poche des eaux s’est rompue, voilà tout ! Il faut partir pour l’hôpital. Pierre ! Pierre ! Comme il ne réagit toujours pas, je décide de prendre une douche avant de le réveiller pour de bon.
Sous l’eau tiède, mon ventre fêlé ne me paraît pas moins énorme qu’hier. À mesure qu’il a poussé, il m’a caché mon pubis, puis mes pieds, il m’a confisqué toute une partie de moi-même. Reverrai-je un jour le bas de mon corps ?
Oui, très bientôt. L’enfant sortira dans les temps et je serai tranquille, débarrassée, je récupérerai ma finesse de moineau, mon sexe et mes jambes, tout ce que ma grossesse m’a confisqué, je pourrai me retrouver et dormir. Une fois la créature expulsée, il me suffira de me caler des boules Quies dans les oreilles pour l’oublier et faire mes nuits.
Dans la voiture, Pierre n’est pas suffisamment réveillé pour être de bonne humeur. Il panique, mais sans l’avouer, il n’avoue jamais ces choses-là, il s’énerve, ne sait plus comment atteindre la maternité, il se perd dans Paris où le jour ne va pas tarder à se lever. Je tente de lui conseiller un itinéraire, mais il me dit de la fermer, de m’occuper de mon ventre, de cesser d’avoir un avis sur tout.
Ce n’est pas grave, je ne suis pas pressée et je l’aime malgré tout. Je me tais et le laisse à sa fureur.
J’ignore comment les choses vont se dérouler ensuite, malgré ce que mes amies m’ont raconté, malgré mes études de médecine et les cours de préparation à l’accouchement, je n’ai rien appris, rien retenu, rien compris. Je ne suis pas du tout pressée d’être mère. Et Pierre, qu’en pense-t-il ? Lui qui ne parvient plus à nous sortir du labyrinthe et accélère dans les rues désertes sans savoir où il va.
Soudain mon ventre, comme pris dans un étau invisible, se contracte tant qu’il me coupe la respiration. Cette fois, c’est douloureux, bien plus violent que les crampes aux mollets. Assise à la place du mort, je me cambre de douleur en souhaitant que Pierre arrête de tourner en rond, qu’il trouve la sortie, que l’enfant trouve la sortie, que nous échappions au labyrinthe. La douleur revient encore et encore, tandis que Pierre s’égare toujours plus en gueulant et que la voiture fait des tours et des détours dans la cité morte. Il a perdu le fil, il en pleurerait de rage. Bientôt le jour poindra.
Arrivée à la maternité, je suis prise en charge par une infirmière qui, d’une voix lasse de fin de nuit, me demande de me déshabiller, de ne garder que mon tee-shirt et mon masque chirurgical, et de m’allonger sur une table obstétrique, avant de ceindre mon ventre d’une double sangle à fermeture velcro reliée à un moniteur chargé de mesurer mes contractions et le rythme cardiaque du bébé.
Sous la lumière blanche, je suis installée les jambes écartées et les pieds posés sur des étriers. Quand la sage-femme entre dans la pièce, elle me salue, se présente froidement et me pose quelques questions en plongeant ses doigts gantés dans mon vagin pour mesurer l’ouverture et la souplesse de mon col.
Je n’ai jamais effectué de stage en obstétrique pendant mes études, je lui avoue que je n’y connais rien, que ça m’a toujours un peu rebutée. La naissance a quelque chose d’écœurant et d’horrifique à mes yeux. La sage-femme me regarde à peine en retirant ses gants – m’a-t-elle entendue ? –, elle conclut que le travail est bien entamé. Pierre demande si ce sera long, s’il doit attendre ici ou s’il peut rentrer chez lui pour se doucher et bosser. Il a un cours important à préparer et a oublié d’embarquer son ordinateur. La sage-femme répond que c’est très variable en fonction des femmes. La poche des eaux est rompue, le col déjà dilaté à sept, les contractions fortes, un plateau est possible, mais elle pense que cela ne devrait pas trop tarder bien que je sois primipare. Il vaut donc mieux qu’il ne s’éloigne pas s’il ne veut pas manquer l’arrivée de son enfant. Elle sort de la pièce en disant qu’elle nous laisse un moment, qu’elle revient avec l’anesthésiste.
Nous restons seuls tous les deux. Pierre ne tient pas en place, il retire ce masque qu’on nous impose, fait les cent pas, tourne autour de mon corps, en orbite autour de ce ventre rond comme un astre. Pas trop tarder, cela ne veut rien dire ! Tout l’agace. Il critique l’apathie du personnel, égrène des mots sans intérêt, me reproche d’être ailleurs et de ne pas l’écouter.
Il n’a pas tort, j’ai décroché, je fixe le plafond bleu ciel.
Pierre, mon pauvre amour, parle, parle, pour évacuer son impuissance, mais c’est vrai que moi, je m’en fous. Je profite de ce moment de répit sans contraction et je me sens soudain tellement calme. Malgré la colère de Pierre, malgré le vacarme de ses pas, malgré l’esclandre qui couve et le monde en déroute, je m’endors enfin.
Une nouvelle vague déferle, me réveille, me secoue, me soulève de la table. Une main énorme et invisible me serre le ventre, me presse comme un agrume, m’arque vers le plafond bleu ciel. Je panique, c’est trop violent, je ne tiendrai pas, je ne veux plus être là, je veux partir. Sans souffle, je dis que j’abandonne, que c’est trop douloureux, une torture. L’infirmière est de retour. Pierre exige une péridurale, tandis que la soignante profite de l’accalmie qui suit pour me piquer au bras. Elle a à peine le temps de poser sa perfusion qu’une autre contraction arrive, plus intense encore que la précédente. Je hurle ! Mes yeux tombent sur Pierre, immobile, soudain minuscule dans un coin de la pièce.
Quelque chose est descendu dans mon bassin, l’intruse s’est déplacée, décrochée, elle appuie avec force sur mon périnée qui me brûle, sa tête doit tenter de passer, je n’ose pas le vérifier en touchant mon sexe en feu, il me paraît si loin, à l’autre bout de mon corps, caché derrière mon ventre colline, inaccessible. Elle est là, je le sais, je le sens. Je dis : Elle arrive.
L’infirmière sceptique jette un coup d’œil entre mes jambes, avant de se précipiter dans le couloir en appelant la sage-femme.
Les deux femmes reviennent au pas de charge, accompagnées d’une troisième, leur rythme s’est accéléré, elles m’installent rapidement pour l’accouchement, disent-elles. Des appuis-jambes sont sortis du chapeau, ainsi que des barres latérales en fer. Pendant que l’équipe s’active autour de moi, Pierre, toujours immobile dans un coin, reste bloqué sur la péridurale et devient menaçant.
Il est trop tard, monsieur, calmez-vous ! Il faut y aller maintenant. Il faut pousser, votre bébé est là !
Je suis incapable de me souvenir de mes cours de préparation à l’accouchement, je n’ai jamais rien vécu d’aussi violent. Face à ces femmes inconnues, je me vide de tout, me sens partir, perds les pédales, je ne maîtrise plus rien et je me noie dans cet événement aussi naturel que la mort. Ça sent la merde et le sang ! Je savais bien que je n’étais pas faite pour ça ! Pour être mère ! Je n’aurais jamais dû céder, mais je cède toujours à Pierre et de plus en plus facilement.
Haletant sous le masque qu’on m’a interdit de retirer, je m’accroche aux murs pâles de la pièce, au plafond bleu ciel, aux paroles des sage-femmes et de l’infirmière, aux barres en ferraille de la table d’accouchement, à la main de mon mari, froide et raide d’angoisse, je m’accroche à n’importe quoi, aux images qui surgissent dans ma tête, ces illustrations du Géant égoïste et de Nils Holgersson, des livres que j’adorais enfant, et que j’ai ressortis hier pour cette créature qui se fraye un chemin jusqu’à notre monde.
Est-ce qu’elle rêve en naissant ? Est-ce qu’elle souffre ? Oui, j’imagine que c’est douloureux pour elle aussi, comme passer la tête la première par le chas d’une aiguille. Je pousse comme on chie dans une semi-conscience en fixant le ciel bleu du plafond, j’entends la sage-femme m’encourager entre les vagues, je l’entends me dire de ne plus pousser, d’attendre une seconde pour éviter de me déchirer, je tente de respirer dans le bleu ciel, mais c’est impossible d’obéir à la voix, de ne pas pousser, ça fait trop mal, mon sexe est distendu, je pousse de toutes mes forces, pour me débarrasser, le regard perdu au plafond, perdu dans le bleu du ciel qui se déchire, perdu…
Et j’expulse… un bruissement d’ailes. Je sens des plumes me caresser l’entrejambe, des dizaines d’ailes blanches battent contre mes cuisses ouvertes, je vois des oies sauvages s’échapper de mon corps, tout un vol d’oies sauvages partir à tire-d’aile avec ma douleur et gagner le ciel bleu de ce petit matin de mai.
***
Loin devant, ma fille filait entre les roseaux et sa silhouette disparaissait, avalée par le fouillis végétal, seule sa tignasse blonde scintillait, quand le vent, en soufflant un peu plus fort, courbait davantage les roseaux et ouvrait des failles dans les rideaux de feuilles.
Ne pas la perdre !
L’éclat vif et doré réapparaissait par intermittence dans les marais. Je poursuivais mon enfant feu follet qu’un rien aurait pu dissiper…
Surtout ne pas la perdre !
Je ne quittais pas ma fille des yeux, elle était mon horizon.
La rattraper !
Le bras tendu vers le ciel, soudain immobile, elle m’a appelée.
Mes yeux se sont détachés un instant de son corps menu, pour regarder ce qu’elle pointait du doigt au-dessus des marais.
Des oies sauvages.
L’index de mon enfant m’ouvrait les nuées.
Je l’ai rejointe et me suis accroupie pour être à sa hauteur.
Les grands oiseaux ont lancé une série de cris nasillards que la petite a imités. Ses yeux, son expression, son corps étaient un concentré de lumière et d’énergie alors qu’elle se hissait sur la pointe des pieds, se tendait, s’étirait tout entière, touchait le ciel.
Écoute !
Elle a collé sa joue fraîche contre la mienne et, dans son souffle, j’ai mieux entendu les oiseaux. Je suis restée un moment ainsi, à respirer l’haleine blanche de mon enfant, à partager son regard. Ma fille m’entraînait dans sa contemplation, elle m’offrait ses sensations, et nous nous sommes envolées toutes les deux vers ces oies qui passaient au-dessus de nos têtes.
Je redécouvrais les choses de la vie à travers les yeux de ma fille. Le monde était plus vaste à hauteur d’enfant. Le moindre insecte devenait démesuré et, si on les observait assez longtemps, les cailloux eux-mêmes murmuraient une voie poétique, un chemin de Petit Poucet, que nous suivions ensemble sans nous soucier de l’endroit où il menait, ni du temps qui courait. Je me goinfrais de ces instants que m’offrait ma fille, je vibrais doublement, je m’étais multipliée depuis sa naissance.
Ce chant du monde, ces sensations, cette beauté, tout cela n’aurait eu aucune valeur, ni la courbe du roseau qui pliait sous le vent avec tous ses frères, ni les frissons à la surface du lac rose de flamants et de sel, non, rien n’aurait valu sans le léger duvet blond sur les pommettes de mon enfant. J’avais perdu cette faculté de m’abandonner, de m’émerveiller, de devenir oie sauvage, fourmi ou roseau, elle me rouvrait une voie oubliée, un passage que je croyais condamné.
Lucie s’était installée en moi en quittant mon ventre. Un lien s’était tissé, le seul qui valait désormais à mes yeux, j’étais prise dans le tissu du monde grâce à ce nœud unique. Moi qui ne voulais pas d’enfant, j’étais fascinée par cette gamine, comme amoureuse, pire qu’amoureuse. Et désormais, plus rien n’avait d’importance, tout ce qui m’avait tenue jusque-là et obligée à précipiter ma vie : mes recherches, l’hôpital, mon couple, l’humanité qui battait de l’aile… Seule comptait la prodigieuse vitalité de Lucie.
Allongées côte à côte sur la terre humide, nous contemplions la nue. Ça nous mouillait les fesses, les épaules et l’arrière de la tête. Mais quelle importance ? Nous avions abandonné nos corps, comme on se dévêt sur la plage avant de plonger et, devenues oies au ciel, nous nous grisions de mistral. Ensemble, nous nous jouions des courants, nous partagions le plaisir du vol, nos plumes s’appuyaient sur l’air, cette matière que je découvrais plus épaisse que je ne l’aurais imaginé avant de la trancher à tire-d’aile. Nous surplombions le paysage lacustre et l’oie de tête nous ouvrait la route. Nous n’étions pas un oiseau unique, nous étions le grand V dessiné sur fond bleu, une communion sauvage, un souffle…
Un coup de feu nous a percutées, décrochées du ciel. Ma poitrine a éclaté. La déflagration a fait basculer le paysage.
Deux oies sont tombées.
La première s’est abîmée comme une masse, l’autre s’agitait encore en dégringolant.
Je suis sortie aussitôt de ma contemplation et j’ai regagné mon corps allongé dans les salicornes, tandis que des dizaines de flamants désertaient les marais en criant. Mais ma fille restait immobile à mes côtés, les yeux fixes, comme prisonnière de l’oie qui la portait, elle vivait sa mort jusqu’au bout, prise dans les mailles de sa rêverie.
Un chien a déboulé et a nagé jusqu’à l’oiseau mort, il est parvenu à le saisir à la naissance de l’aile et à le ramener sur la rive. Il l’a déposé aux pieds de son maître qui venait de jaillir d’un rideau de cannes.
Le chasseur nous a saluées à distance en tapotant les flancs de son épagneul.
— Vous avez vu ça ? nous a-t-il demandé d’une voix aigrelette et criarde. D’une seule cartouche, j’en ai eu deux. Quel beau coup ! Foi de Président George, c’est le plus beau de ma carrière !
La petite s’est enfin redressée, le regard vide, alors que l’homme lançait son chien sur la piste de l’autre oiseau.
— Elles vont repasser pour essayer de retrouver les deux manquantes et je pourrai en tirer d’autres. Il suffit d’attendre. C’est con, une oie !
Dans son dos, un autre gars a traversé le rideau végétal, un géant barbu qui tenait lui aussi une carabine et dégageait une fureur muette. Il nous a mis en joue, le fusil paraissait minuscule, un jouet d’enfant entre les mains énormes de cet homme-là.
Allais-je tomber à mon tour, tomber du ciel comme l’oie ? J’ai caché ma fille derrière moi – bien qu’un seul coup de feu ait suffi à abattre deux oiseaux –, mais le colosse ne s’est adressé qu’au chasseur.
— Rappelle ton chien, qu’il laisse l’autre oiseau tranquille !
— Oh ! Serge ! La chasse vient de fermer, lui a répondu le premier homme en souriant. À un jour près, tu ne vas pas en faire un plat ! Surtout qu’on en a eu des milliers, des oies, cette année. Si ça continue, il va falloir les gazer pour protéger les cultures, comme en Hollande.
— Fiche le camp ! a marmonné le géant.
Le chasseur a soudain changé de ton.
— Tu te prends pour qui ? Déjà qu’on ne t’aime pas beaucoup dans le coin ! C’est le bordel, ça prend l’eau de partout, et tu t’imagines que tu vas faire la loi, tout seul, avec ta grande gueule et ton fusil ?
Je me suis demandé si la barbe rousse du colosse ne masquait pas quelque grimace qui aurait pu ressembler à un sourire, une expression que ses lèvres n’auraient pas su cacher, alors que ses yeux clairs, concentrés sur le viseur de sa carabine, restaient indéchiffrables.
Nous avons tous eu le même sursaut quand il a tiré dans la direction de la chienne partie sur les traces de la deuxième oie.
— Tu es dingue ! Tu ne vas pas me tuer Odette ! C’est bon ! On s’en va ! a crié le chasseur avant de rappeler sa chienne et de s’éloigner en pestant, le cadavre bringuebalant de l’oie à bout de bras et Odette sur les talons.
Après avoir remis sa carabine en bandoulière, le géant s’est détourné lentement, sans nous saluer, sans rien nous demander, sans même nous voir. Son indifférence m’a donné l’impression d’être invisible, une ombre tout au plus dans l’univers du colosse. Il a longé l’étang d’un pas tranquille derrière son labrador crème qui a fini par dénicher le second oiseau entre les roseaux. L’homme s’est enfoncé dans l’eau avec ses hautes bottes de sept lieues pour récupérer le corps immobile de l’oie qui flottait sur l’étang. Il l’a ramassée délicatement, l’a prise dans ses bras et, toujours planté dans l’eau jusqu’aux cuisses, il l’a caressée en murmurant quelques mots, puis nous l’avons vu souffler trois fois dans le bec de l’oiseau. Trois fois. Et l’oie a soudain repris vie dans les bras du géant et aussitôt tenté d’échapper à son étreinte.
J’ai songé que rien de tout cela n’était miraculeux et qu’il ne fallait pas se laisser prendre au charme de cette scène étrange.
Était-ce le souffle du colosse ou les mouvements de l’oiseau qui ont sorti Lucie de sa torpeur ? En voyant l’oie s’agiter, bien vivante, la petite a aussitôt retrouvé son éclat et gambadé vers l’étrange bonhomme en cuissardes. J’ai dû crier pour l’empêcher d’entrer dans l’étang à sa suite. Arrêtée par mon cri, mon enfant s’est immobilisée, interdite, dans son manteau rouge, sans lâcher le géant des yeux. Elle a fini par l’interpeller de sa grosse voix rauque alors qu’il reposait l’oiseau sur la berge et s’accroupissait à ses côtés pour apprécier la gravité de sa blessure.
— Tu vas la soigner ou la manger ?
— Avec mon chien, on hésite, lui a répondu l’homme en retirant sa vieille canadienne brune pour en couvrir la tête de l’oiseau et éviter les coups de bec.
Lucie s’est approchée, minuscule à côté de cet inconnu massif aux épaules larges et au pull à grosses mailles bleu ciel.
— Tu l’as ressuscitée, a-t-elle murmuré.
Sans lever les yeux vers l’enfant, le colosse a haussé ses épaules de laine bleue en soupirant.
— Son aile est brisée. Pas sûr qu’elle revolera un jour, a-t-il marmonné dans sa barbe.
Les oies avaient fait demi-tour, elles appelaient les disparues depuis le haut du ciel.
— Sa famille la cherche.
— Oui, c’est leur cri de ralliement.
La petite semblait attirée par la force magnétique de l’homme et, moi, je restais au bord de la scène, incapable de m’y engager, ni de m’en extraire.
— Les autres oiseaux l’abandonnent, ils s’en vont, a fait remarquer Lucie avec tristesse.
— Elle ne pourra pas suivre les siens dans le Nord cette année, lui a répondu l’homme d’une voix tranquille. Avec un peu de chance, elle les rejoindra quand ils repasseront l’année prochaine. À la maison, il y a un jars qui a besoin de compagnie. Si c’est une femelle, elle le trouvera peut-être à son goût.
— Un jars ? Et ils auront des poussins ! s’est exclamée ma fille en ramassant un bâton qui traînait au sol.
— Des oisons, oui. C’est possible. Même si d’ordinaire les oies gardent le même compagnon durant toute leur vie.
— C’est peut-être lui qui est mort. Il n’était pas gentil, le chasseur.
Le colosse a de nouveau haussé le ciel de ses larges épaules.
— La chasse, ce n’est pas pire que le reste. Gentil, méchant, va savoir ? Mais ce gars-là, je ne l’aime pas, il parle trop et trop fort.
— Tu vas réussir à la soigner ?
— Ce n’est pas le premier oiseau blessé qu’on sauve. On s’entend mieux avec eux qu’avec les hommes, pas vrai, le chien ?
— On dirait que tu es un géant !
— La faute à la soupe !
— Oh ! Alors il faut manger autre chose…
— C’est trop tard. Le mal est fait.
— Oui, c’est vrai, le mal est fait. Nous, on habite dans la maison de gardian par là.
— Toutes seules ?
— Oui.
Tout en continuant d’envelopper l’oie blessée dans sa canadienne pour l’empêcher de se débattre, l’homme a relevé furtivement les yeux vers moi. Quelque chose a traversé son regard clair sous ses paupières épaisses, un trouble qui m’a mise mal à l’aise. Les yeux frangés de cils roux du géant ont fui aussitôt, comme pris en faute. On ne parvient pas toujours à dissimuler le feu ou l’ombre qui nous habite, il arrive que l’autre capte des éclats de pensée sans même le vouloir. Ce coup d’œil m’a confortée dans l’idée que quelque chose flambait dans l’esprit de cet homme et qu’il me fallait garder mes distances. Je n’avais pas du tout envie que la petite parlât davantage, qu’elle s’approchât trop de ce gars-là, dont l’étrange regard ne me disait rien qui vaille.
— Viens, Lucie ! On s’en va.
— Non. Je voudrais rester avec lui ! s’est braquée Lucie en tapant sur le sol avec son bâton. Comment tu t’appelles ?
J’ai insisté, on ne pouvait pas traîner, on devait rentrer.
— Mais pourquoi ? Ici, on fait ce qu’on veut, personne ne nous attend. On peut suivre le monsieur et le regarder s’occuper de notre oiseau. Comment tu t’appelles ?
— C’est non ! On s’en va.
— Mon nom, c’est Serge.
— Moi, je m’appelle Lucie et maman, Eva.
— Nous sommes voisins, Lucie. Tu pourras rendre visite à l’oie quand tu veux, on habite de l’autre côté de l’étang. Tu vois les trois arbres, là-bas ? Bientôt, ils seront pleins de fleurs roses. Il y a une grande baraque en pierre juste derrière, c’est chez nous.
Lucie a lâché son bâton et s’est précipitée vers l’homme. Elle l’a enlacé comme s’il lui avait sauvé la vie. Surpris par ce brusque élan d’affection, le colosse n’a plus osé bouger. L’oie coincée contre sa poitrine et les jambes prises dans les filets de la petite, il ne savait visiblement pas quoi faire de toute cette reconnaissance ni comment s’en dépêtrer. Je l’ai libéré en dénouant les bras maigrichons de ma fille. J’ai alors été, bien malgré moi, si proche du corps de cet homme que j’ai vu ses belles mains aux ongles coupés ras dans les plumes blanches de l’oie. Ses doigts étaient tachés de peinture. Du bleu sombre, mais intense comme s’il les avait trempés dans le ciel juste avant qu’il ne s’obscurcisse. Son souffle calme m’a caressé la nuque, j’ai perçu la chaleur qui émanait de sa chair et son odeur aussi, une odeur de feu de bois, de tabac, de terre après la pluie, une odeur d’immortelles. J’ai été émue par cette intimité physique et je me suis étonnée qu’il dégageât un tel parfum. Ma mère, rousse elle aussi, m’avait toujours seriné que les roux puaient, elle expliquait ainsi que, malgré ses incessantes toilettes, sa peau piquée de taches de rousseur sécrétât une sueur acide et rance, une odeur de fauve, disait-elle, qui s’était effacée avec l’âge, sans que je parvienne à l’oublier. Mais le géant, lui, était comme imprégné du lieu sauvage où il vivait. Sa chair s’était gorgée de sel et de sansouïre.
Lucie a dit au revoir à Serge à contrecœur, elle a exigé son bâton avant de partir et est revenue sur ses pas pour le récupérer. Mais il avait disparu et, là où elle l’avait posé, une longue couleuvre ondulait.
— Elle est inoffensive. N’ayez crainte, nous a rassurées le géant de sa voix décidément trop douce. Il n’y a pas de vipères dans ce pays. Rien de vraiment dangereux. À part les marécages, les moustiques et moi !
Sur le chemin du retour, l’idée m’a effleurée que nous n’avions peut-être pas vraiment rencontré un homme, mais une sorte d’émanation des marais du delta, tandis que Lucie pleurait la mort du premier oiseau, celui que personne ne ressusciterait.
***
Nuit du 1er au 2 février
Ça pleurait tout doucement dans la nuit.
Sur l’étang, sur le toit de sagnes, contre les vitres, il pleuvait.
Il n’y avait pas de volets aux fenêtres. Il y en avait eu, mais quelqu’un les avait retirés, pour les repeindre peut-être ou pour les réparer. La maisonnette n’avait plus de paupières pour masquer ceux qui l’occupaient. Elle dormait les yeux ouverts. Les manadiers, qui nous louaient cette « cabane » de gardian isolée, ne m’en avaient pas parlé au téléphone et je ne m’étais aperçue de leur absence qu’au moment de coucher Lucie le premier soir.
J’avais passé mon enfance au troisième étage d’un immeuble, côté cour, sans volets à fermer, juste un store extérieur orangé à dérouler, mais ce qui m’effrayait alors ne venait pas du dehors, ce que je craignais marchait dans le long couloir qui s’étirait jusqu’à ma chambre.
Le premier soir, je m’étais inquiétée d’être seule avec ma fille au beau milieu de nulle part dans une cabane sans volets ni rideaux. Dehors, c’était la fin du monde. Le mistral courait les marais, hurlait sur ces vastes étendues sauvages, plates comme la main, où je m’étais vue flotter sur une barcasse de rien, une coquille de noix que la tempête n’aurait pas pu épargner, même si elle l’avait voulu.
Je m’étais soudain sentie tellement à découvert au milieu des terres mouillées du delta que je n’avais pas dormi, effrayée par le vide, prête à faire demi-tour, à rentrer à Paris. Pourquoi étais-je partie ? Ce paysage pelé n’était finalement pas le lieu idéal où se terrer. J’avais même douté de ma capacité à vivre seule, sans Pierre, et loin du grouillement de la ville. Mais Lucie s’était tout de suite trouvée bien dans cette maison au bout du monde, elle aimait la fine couche de sel que laissait l’eau forée sur notre peau après la douche et, si les coups de cornes de la bise noire contre la porte et le bruit des vagues au loin ne l’inquiétaient pas la nuit, si elle se fichait que le lieu n’ait pas de paupières, il n’y avait aucune raison que je la déracine de nouveau. J’avais dû m’avouer que si je m’obstinais à laisser une veilleuse dans la chambre de Lucie depuis sa naissance, c’était pour dissoudre mes propres terreurs, pas celles de ma fille. Je ne cherchais pas à protéger mon enfant, cette gamine de huit ans, réjouie, ivre d’espace, mais seulement l’enfant que j’avais été, la petite qui guettait le chœur de l’aube, ce chant des passereaux, trilles aigus perçant le silence de la nuit jusqu’à la fêler. Je devais affronter mes peurs et rassurer l’enfant qui tremblait toujours en moi, qui tremblait encore malgré le temps passé.
J’avais pris sur moi et nous étions restées.
C’était notre quatrième nuit dans les marais et, pour la première fois, malgré la mort de l’oie et la rencontre du colosse, j’avais réussi à m’endormir sans guetter les bruits du dehors. Pourtant, dans le chahut du vent et de la pluie, je percevais autre chose : ça gémissait tout doucement dans la nuit.
Nous avions chacune notre chambre, mais les cloisons entre ces deux pièces étaient si fines qu’elles laissaient passer le moindre soupir. Si bien que le soir, dans notre maison des marais, j’entendais ma fille respirer. Ça me rassurait.
Au début de son existence, j’étais terrifiée à l’idée de l’oublier. À la sortie de la maternité, mon bébé dans les bras, je m’étais répété en boucle pour m’en persuader : Je suis la mère de cette enfant, la mère de cette enfant, la mère… En vérité, c’était trop tard, j’étais mère pour toujours.
Était-ce ma fille qui pleurait ainsi tout doucement dans la nuit ?
Ma lampe de poche à la main, je me suis levée sans allumer le plafonnier, je suis passée dans la salle à manger et j’ai poussé la porte entrebâillée de la chambre de la petite…
***
Tu marches la nuit, tu marches tes nuits, tu aimes ça.
La nuit, dans les marais, les bruits sont différents, le paysage est autre, tout change de dimension au soir. Parcourir la nuit, c’est comme passer sur l’autre rive, arpenter des terres sauvages où circulent les rêves fous et lointains des hommes et ceux plus tranquilles des bêtes. Tu aimes les froissements discrets des animaux nocturnes. Le chœur des grenouilles, les stridences des petits-ducs, les jappements d’oiseaux. La nuit bruisse de vies. Les bêtes sont là, invisibles, elles plissent les ténèbres et leurs chants s’entremêlent. Les grillons, les coassements, les clapotements d’eau. Le vent lui-même trouve sa place dans le bal nocturne. La nuit fait caisse de résonance, la nuit amplifie tout, jusqu’au bruit de tes pas, la nuit décuple le désir. La mort rôde, elle aussi. Proies et prédateurs immobilisent l’instant, puis jaillissent. Tu voudrais te perdre, ne plus être homme, tu te laisses absorber. La nuit te caresse, elle t’enveloppe. Tu te sens bien dans son ventre. Et sans même y penser, puisque tu ne penses pas et que tu t’avances sans avoir rien prémédité, tes pas te conduisent devant la cabane de gardian, où se sont installées cette femme et sa fille.
La maison se fond dans l’obscurité des marais et, malgré ses murs blanchis à la chaux, on la discerne à peine.
Tu es là, sous la pluie, à quelques mètres de la femme endormie, cette femme qui t’a regardé comme personne ne t’a regardé depuis des années. Si bien qu’elle a rallumé en toi un feu que tu croyais éteint à jamais. Les femmes ne t’intéressent plus depuis si longtemps, tu as appris à t’en passer, à jouir sans elles, à ne plus rien espérer, tu as appris à te satisfaire de tes rêves, à caresser ton corps en solitaire. Jadis, tu les cueillais d’un regard, mais tu as oublié ton passé et tu n’as pas d’avenir, tu ne projettes rien. L’instant te comble, il te contente, tu te contentes.
Pourtant, te voilà debout dans la nuit, face à cette cabane de gardian et tu attends sans bruit, sans même savoir quoi, ni ce que tu vas faire, ni ce que tu pourrais faire. Ta pensée est revenue, les images sont revenues. Celles de jouissances anciennes. Pas de lumière, elles dorment, la mère et l’enfant, elles se croient seules au monde.
Tu es là puissant et tu regardes la maison endormie, seul dans la nuit et le vent.
Soudain une lumière s’allume à l’intérieur, la source lumineuse s’agite et t’éblouit, une lampe de poche promène son faisceau, et tu vois la femme se lever, vivante, tu es derrière la vitre et elle ne le sait pas et tu ne devrais pas la regarder, l’observer ainsi, détailler ses formes, ses seins sous le coton blanc, ses jambes nues, sa peau, ta main effleure la fenêtre, tandis qu’elle passe si proche de toi et traverse sa chambre, puis tu changes de poste d’observation pour la suivre dans le salon. C’est fou, d’être si près de l’autre et tellement ignoré, comme dans un monde parallèle. Elle pousse une porte et sort de ton champ de vision, elle est sans doute entrée dans la chambre de la petite. Tu fais le tour de la maison en courant pour la retrouver et, arrivé devant la fenêtre de l’enfant, tu sursautes, puis te figes, pris en faute : Lucie est debout, face à toi, de l’autre côté des carreaux, elle te fixe les yeux grands ouverts tout en écrivant du bout du doigt sur la vitre humide. Tu ne bouges plus, elle t’a vu sans doute, bien que le ciel soit voilé et l’ombre épaisse.
Sa mère la tient dans la lumière de sa lampe, elle s’approche, la prend dans ses bras et la recouche.
Tu n’as pas fait un geste, tu n’existes pas. Tu regardes mais tu n’existes pas. C’est si doux cette femme penchée sur son enfant. Une œuvre d’art.
***
Lucie était debout devant la fenêtre, son index posé sur la vitre. Je lui ai parlé, mais elle n’a pas réagi, elle dormait. Ma fille était somnambule ! Je me suis approchée d’elle, ses yeux brillaient dans l’ombre, grands ouverts, et ils s’agitaient comme s’agitent les yeux sous les paupières durant le sommeil paradoxal. Les somnambules n’avaient jamais ces mouvements oculaires là. Elle semblait rêver sans verrou. C’était exceptionnel que le mécanisme qui nous paralysait lors du sommeil paradoxal se déréglât dans l’enfance.
Je l’ai prise dans mes bras et ramenée doucement dans son lit.
Sans rien voir que son songe, elle geignait. J’ai penché mon oreille sur ses lèvres. Je me sentais si proche du cauchemar de ma fille, si proche, sans pour autant pouvoir le partager.
Soudain, la petite s’est contractée et a hurlé.
Son cri a déchiré mes tympans et la nuit. Il ne venait pas seulement de sa gorge, il jaillissait de tout son corps soudain raidi. Assise, tendue, les yeux ouverts et agités, Lucie hurlait à pleins poumons et la maison sans paupières hurlait avec elle.
Je lui ai dit que j’étais là en la serrant dans mes bras sans parvenir à la réveiller et le cri a duré, comme si quelque chose tentait de se frayer un passage à travers son sommeil, que ce cri vrillait la nuit jusqu’à percer la frontière qui séparait les mondes, la membrane hermétique qui enveloppait le réel. Personne ne pouvait brailler comme ça aussi longtemps sans mourir d’épuisement. »
À propos de l’autrice
Carole Martinez © Photo Francesca Mantovani
Carole Martinez déploie dans ce cinquième roman un univers merveilleux qui n’appartient qu’à elle. Elle est l’autrice des romans Le cœur cousu, qui a reçu seize prix littéraires, et Du domaine des Murmures, prix Goncourt des lycéens 2011. (Source : Éditions Gallimard)
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