Madelaine avant l’aube

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Prix Goncourt des lycéens 2024

En deux mots
Un drame a eu lieu, obligeant Eugène à lâcher son travail pour suivre le gamin venu le prévenir. On ne saura qu’à la fin du roman ce qui s’est passé aux Montées, petit hameau où la vie est rude et le combat pour la survie quasi quotidien. Mais face à une nature hostile et au pouvoir des Maîtres, la solidarité est déjà une résistance. Et chez les plus jeunes, la colère monte face à l’injustice.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

La fillette venue de nulle part

Sandrine Collette fait à nouveau merveille dans ce roman âpre, dur, où la nature est à l’unisson des maîtres qui régissent les terres autour de la rivière, implacable. Une poignée de femmes et d’hommes tentent de survivre et d’éviter la mort qui rôde. Un quotidien qui va basculer avec l’arrivée de Madelaine, fille sauvage qui ne s’en laisse pas compter.

Un roman de Sandrine Collette, c’est d’abord une géographie. Et Madelaine avant l’aube ne déroge pas à la règle. La romancière nous entraîne dans une nature âpre, vers un bout de terre au bord d’une rivière. « Un monde qui ne change pas. Nous là-dedans, au bout des terres les plus lointaines, nous sommes immuables, telles les forêts anciennes qui nous entourent. Nous pourrions être les personnages des histoires que les conteurs colportent depuis toujours, à une différence près – ici, les histoires ne finissent pas bien. Les rois ne sont jamais venus enlever une de nos bergères, ou alors pour la violer, pas pour en faire une reine. »
Dans cet endroit isolé qu’une passeuse fait franchir aux rares habitants qui sont restés – car ceux qui sont partis ne sont jamais revenus – se trouvent les Montées, minuscule lieu-dit, assez loin du village. À mi-pente vivent Bran, le narrateur, et Rose, la vieille femme qui l’a recueilli après le départ de ses deux fils, et sur les hauts les familles d’Eugène et de Léon, les époux des sœurs jumelles Aelis et Ambre.
Quand s’ouvre le roman, il y a urgence, car un drame vient de se produire et Eugène doit rentrer au plus vite. Et constater une fois encore que le malheur a frappé, que la litanie des souffrances semble aussi immuable que leur nature. Rose, qui est la mémoire du village, peut en témoigner. « Elle a connu tout le monde et elle se souvient de tout. Elle soignait les gens c’est pour ça qu’elle est allée dans toutes les maisons et toutes les fermes, et qu’elle raconte les histoires des habitants les soirs de pluie. »
Rien n’aura été épargné des aléas climatiques aux exactions du Maître et surtout de son fils, s’offrant impunément un droit de cuissage.
Tout va changer avec l’arrivée de Madelaine, une fille libre qui n’est pas chargée de cette lourde mémoire. La gamine rousse et affamée qui se nourrit la nuit des œufs du poulailler va se faire attraper et apprivoiser par Ambre. Une bénédiction pour elle qui n’a pas d’enfants, contrairement à sa sœur en a eu cinq, dont trois ont survécu.
S’affranchissant du carcan qui enserre la communauté, elle va faire preuve d’une volonté farouche face à l’adversité, surtout durant cet hiver qui n’en finit pas et qui va causer la mort d’une partie de la communauté, trop fragile pour résister au froid et à la faim. Et si la plupart des habitants se résignent, on sent bien un petit vent de révolte souffler. A la fois ange et démon, Madelaine sera le bras armé de la vengeance. Et en paiera le prix.
Après Les larmes noires sur la terre (2017), Et toujours les Forêts (2020), Ces orages-là (2021) et On était des loups (2022), Sandrine Collette continue de creuser son sillon, au plus proche de la nature. Son style d’une sensualité folle donne au lecteur l’impression d’être au plus près des personnages. Avec eux, il a froid, il a peur, il meurt de faim. Avec eux il vaudrait croire à un avenir meilleur, mais reste écrasé par le poids de l’injustice, par les malheurs qui s’accumulent. Il faudra un esprit aussi libre que celui de Madelaine pour apporter de la lumière dans cette sombre fable couronnée par le Goncourt des Lycéens dont je partage l’enthousiasme.

Madelaine avant l’aube
Sandrine Collette
Éditions JC Lattès
Roman
252 p., 21,90 €
EAN 9782709674539
Paru le 21/08/2024

Où ?
Le roman est situé dans un hameau perdu, sans davantage de précisions.

Quand ?
L’action n’est pas située dans le temps.

Ce qu’en dit l’éditeur
C’est un endroit à l’abri du temps. Ce minuscule hameau, qu’on appelle Les Montées, est un pays à lui seul pour les jumelles Ambre et Aelis, et la vieille Rose.
Ici, l’existence n’a jamais été douce. Les familles travaillent une terre avare qui appartient à d’autres, endurent en serrant les dents l’injustice. Mais c’est ainsi depuis toujours.
Jusqu’au jour où surgit Madelaine. Une fillette affamée et sauvage, sortie des forêts. Adoptée par Les Montées, Madelaine les ravit, passionnée, courageuse, si vivante. Pourtant, il reste dans ses yeux cette petite flamme pas tout à fait droite. Une petite flamme qui fera un jour brûler le monde.
Avec Madelaine avant l’aube, Sandrine Collette questionne l’ordre des choses, sonde l’instinct de révolte, et nous offre, servie par une écriture éblouissante, une ode aux liens familiaux.

Les critiques
Babelio
Babelio (entretien avec l’autrice)
Lecteurs.com
Franceinfo Culture (Anne-Marie Revol)
Franceinfo Culture (Edwige Audibert)
France Inter (Léa Salamé)
Benzine mag (Anne Randon)
Page des libraires (Roméo Van Mastrigt, Librairie Au vent des mots à Lorient)
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Sandrine Collette présente « Madelaine avant l’aube » © Production Librairie Mollat
Entretien avec Sandrine Collette © Production Éditions JC Lattès

Les premières pages du livre
« La terre frémit sous leur pas lourd. Ils se hâtent, de cette lenteur presque hypnotique des grands corps épuisés après une journée de labeur – interrompue bien avant l’heure, quand l’enfant est venu.
Ils vont côte à côte l’homme et le cheval, puant l’un et l’autre la sueur séchée sur leur peau rugueuse, le premier essuie la poussière qui fait du gris sur son front et l’autre secoue la tête pour se débarrasser des mouches. L’enfant marche devant, se retourne pour les attendre. Il ne dit rien mais tout dans son attitude trahit son impatience. Il aimerait qu’ils se pressent, que l’homme que l’on appelle Eugène-le-Fort soit aussi rapide que le vent. Il voudrait que le puissant cheval s’élance et se jette et les emmène sur son dos parce que là-bas, Aelis – ou est-ce Ambre ? il ne sait pas – lui a répété d’une voix de terre : Va vite. Dis-lui que c’est grave.
Et l’enfant a couru à s’en déchirer la poitrine. Au bord du fleuve, il a hélé la passeuse avec des cris qui ressemblaient à des rugissements, il a trépigné sur le bac – couru encore, tout juste le pied posé sur la rive. Il a traversé les bois, croisé quelques hommes voûtés par-dessus les champs qui lui ont montré une direction d’un bras las, il a cherché au bord des forêts sombres la silhouette de l’imposant cheval doré, ne s’est arrêté qu’à ses pieds. Là il a délivré son message d’urgence et Eugène aussitôt s’est empressé de défaire les traits de la bête, abandonnant le tronc qu’ils débardaient au milieu d’une clairière. L’enfant alors a pensé qu’ils rentreraient comme avait dit la maîtresse de maison – vite, très vite. Pourtant les deux êtres qui le suivent avancent à pas pesants, de longues enjambées engourdies et interminables, le poids de la journée ne leur permet pas mieux, à l’homme et au cheval, c’est ainsi. Eugène en son cœur hurle cependant qu’il arrive, hurle qu’on l’attende.
Il ignore pourquoi l’enfant est venu, qui n’a rien expliqué, seulement qu’Aelis – ou est-ce Ambre ? – l’a envoyé en pleurant, d’un ordre impérieux, va vite le malheur est tombé sur nous. Et lui Eugène, à pas grands et lents calés sur ceux du cheval, avance vers ce malheur. Son premier réflexe a été de saisir l’enfant à l’épaule en tremblant. Mes fils ? L’enfant l’a regardé sans comprendre et Eugène s’est repris, ses fils à cette heure travaillent aux champs, sur les terres qu’ils ont en fermage – ses fils ne sont pas à la maison.
Sur la rive du fleuve l’Ancienne les guette, l’enfant a prévenu qu’il reviendrait bientôt. Elle a placé la barge à l’endroit où le cheval peut embarquer. Jéricho pèse huit cents kilos et l’embarcation bouge lorsqu’il s’engage sans hésiter ; l’Ancienne a beau le faire passer chaque matin et chaque soir de la moitié de l’année depuis huit ans, elle dit une fois encore en se tournant vers Eugène : garde-le immobile. Eugène ne répond pas, ne répond jamais. Les mots de l’Ancienne ne sont que routine. Une main sur l’encolure du cheval il observe la vieille qui remonte la traille poignée par poignée, tous les nerfs bleuissant son visage et ses bras maigres sous l’effort, et il pense aussi, comme chaque matin et chaque soir de la moitié de l’année depuis huit ans, que c’est de la folie de laisser le bac à cette femme-là. Qu’elle n’a plus l’âge. Sur ce point tout le monde chuchote. Tout le monde s’accorde à dire que le câble retiendra le bac quoi qu’il arrive mais elle, l’Ancienne, finira par crever à tirer comme ça sur ses muscles, avec les veines qui dessinent des sentiers sinueux et gonflés à ses tempes grises et les rauquements qu’elle arrache à ses brassées gagnées une à une, les paumes brûlées par la corde. Tout le monde en parle et personne ne bouge, ce sera ainsi tant qu’il n’y aura pas d’accident. Cela les arrange que la vieille s’occupe du bac puisqu’il n’y a plus de pont. Le pont, Eugène s’en souvient. Il a été détruit quand il avait dix ou douze ans et c’est une volonté des habitants de La Foye de ne pas le rebâtir. Les raisons lui échappent : c’est comme ça c’est tout – comme ça et puis être à l’abri du monde.
Mais que c’est long, rumine-t-il avec les mains qui se serrent pour ne pas saisir le câble à la place de l’Ancienne. Un si petit fleuve.
Alors il ferme les yeux et comme il a l’habitude, il tente de trouver le repos pendant les quelques minutes de la traversée. Le poids de la journée écrase son dos. Trop de fatigue, mais c’est normal. C’est tout le temps. Tous les jours. La fatigue est la vie. Et il se dit qu’il ne la sent plus, il l’a faite sienne, dans ce corps immense que les autres croient à l’abri de la misère et des trébuchements. Eugène se tient au milieu du bac, les traits creux épuisés, les épaules tendues, les mains larges comme des pattes d’ours capables d’empoigner n’importe quel outil ou n’importe quel travail. Jambes un peu écartées pour ne pas tituber, ne pas inquiéter Jéricho campé à côté de lui. Il est seul sur la toue. Il est toujours seul. Personne ne veut passer le Basilic. Le long fleuve vert dessous ses pieds se tortille entre les terres tel le petit serpent mortel qui lui a donné son nom. Pourtant Eugène le sait : le Basilic n’est pas un fleuve à serpents. Sa teinte presque émeraude ne vient pas des écailles des reptiles cachés par milliers dans ses trous, comme l’affirment ceux qui jouent à se faire peur. C’est la roche, et ce sont les algues d’eau douce.
Eugène ouvre les yeux. La rive approche, il l’a senti aux remous du bac. L’enfant est penché devant, prêt à bondir lorsque l’Ancienne le saisit par le bras et le culbute à l’arrière. Elle en a trop vu de ces petits noyés impatients qui glissent sous la coque et qu’on n’a pas le temps de rattraper. Elle manœuvre l’embarcation et cogne bientôt les joncs. Déjà Jéricho enjambe le plat-bord. Le monde un instant en suspens reprend sa course, Eugène pose une main sur son cœur qui bat fort. C’est impossible de voir d’ici à cause des forêts, la ferme se trouve au nord-est, à presque une lieue de là. Trop loin pour arriver vite et trop près pour se préparer à ce qu’il va découvrir. Pendant quelques secondes, il chancèle. Il faut soit courir soit s’en aller du côté opposé ; il se sent incapable de l’un comme de l’autre.
Alors il se met en route derrière l’enfant qui, le voyant sur le chemin, s’enfuit loin devant et rentre chez lui – bientôt il ne le distingue plus. Ils marchent le cheval et lui et la peur fait le vide dans sa tête. Il ne pense qu’au moment où il arrivera en haut de la montée derrière laquelle est bâtie la maison – cette montée qui a donné leur nom aux trois petites fermes posées là : les Montées –, il se demande ce qui s’est passé là-bas, et qu’il ne sait pas encore. Aelis est vivante si elle a envoyé l’enfant mais Aelis ne compte pas, ce qui compte c’est tout le reste et de cela l’enfant n’a pas parlé, muré dans un silence terrifié, de cela Eugène ne peut que trembler.
Et elle est longue cette lieue sous le soleil qui ne veut pas descendre, et elle est courte, elle est, au fond, comme Eugène l’a imaginée : une lente et terrible marche vers les ténèbres, et jusqu’au bout il espère qu’il se trompe, que l’enfant se trompe, qu’Aelis se trompe aussi, il espère que le jour n’est pas venu, le jour qu’il craint depuis l’arrivée de Madelaine. Il prie pour que ce ne soit qu’un songe ou une erreur.
Car à l’instant où Eugène se trouve suffisamment avancé pour voir sans la comprendre la scène qui se déroule là-bas, et là-bas est chez lui, à l’instant où il aperçoit les corps étranges et les chiens qui se ruent vers lui en gueulant, rendus fous par la violence et le sang, il sait que plus rien ne sera comme avant. Il sait qu’il perdra tout ce jour-là, qu’il ne lui restera que ses yeux pour pleurer, il sait que l’ordre des choses a été fracassé une fois de plus et que personne ne pourra l’effacer ni revenir en arrière, gommant en quelques instants ce qu’il a mis la moitié de sa vie à construire, et sa vie n’est plus qu’un fétu de paille. Il a le temps de contempler dans une curieuse torpeur les poussières que le vent envole et lui-même est l’une de ces poussières. Puis il entend les cris des femmes qui le voient arriver et la réalité irradie jusqu’à lui et il sent qu’à présent il faut faire vite.

UN
Je me tiens sur le pas de la porte à côté de Rose et nous sommes là à écouter les chiens qui aboient. Nous n’écoutons pas vraiment leurs cris d’ailleurs ; c’est un bruissement au-delà, au loin mais pas très loin, qui énerve les corniauds comme ça depuis des jours, quatre ou cinq, et que nous ne trouvons pas. Ce n’est pas tout le temps, par moments, au coucher du soleil, quand l’obscurité naissante trouble la vision. Il y a des ombres, des mouvements furtifs, peut-être dans notre imagination sauf que –
Les chiens gueulent.
Nous avons l’habitude d’être vigilants. Nous avons l’habitude d’écouter. Ce monde n’offre ni promesses ni certitudes, en dehors du fait que nous mourrons sans doute trop tôt, nos existences sont courtes, sauvages, éreintantes. Mais comme dit Eugène : c’est normal. C’est la vie de nos parents, et de leurs parents avant eux.
Un monde qui ne change pas.
Nous là-dedans, au bout des terres les plus lointaines, nous sommes immuables, telles les forêts anciennes qui nous entourent. Nous pourrions être les personnages des histoires que les conteurs colportent depuis toujours, à une différence près – ici, les histoires ne finissent pas bien. Les rois ne sont jamais venus enlever une de nos bergères, ou alors pour la violer, pas pour en faire une reine.
Enfin voilà nous y sommes et il y a cette chose dans l’air qui nous agace chaque soir et dont nous ne savons pas ce que c’est. Alors nous surveillons. J’ai une meilleure ouïe que Rose. Rose, elle a de l’âge. Ce n’est pas tant en nombre d’années qu’en nombre de douleurs : les secondes vont beaucoup plus vite et beaucoup plus fort que les premières. Je ne dis pas qu’elle est vieille complètement, mais elle entend moins bien qu’avant. Certains après-midi, elle ne devine plus le bruit de mes pas quand je reviens par l’arrière de la maison et que je passe le seuil en bois si usé qu’il ne craque plus. Elle me découvre au dernier instant, je m’en rends compte : son œil sursaute. Elle, impassible. Juste cet iris bleu délavé par les ans qui fait comme un claquement un éclair et puis qui retombe sous les paupières lourdes. Rose continue à couper les légumes ou à trancher le pain, j’entends son murmure : Ah c’est toi. N’importe quel autre que moi, justement, ignorerait l’infime suspension de son geste, l’hésitation quand je suis entré par cette porte toujours ouverte qui ne fait pas de bruit non plus, et que ma présence l’a prise au dépourvu. Elle se gratte l’oreille. Ces fichus bouchons de cire, marmonne-t-elle. Moi je sais que ce n’est pas la cire. C’est l’âge. On fait semblant elle et moi que rien ne s’est passé. Il ne faut pas que Rose vieillisse. Les vieux ici ne durent pas, on n’en veut pas, on ne peut pas.
Rose vit seule dans sa petite maison. À un moment elle a eu deux fils et ils sont partis. Ils ne sont pas nombreux ceux qui ont quitté le Pays Arrière mais ces deux-là ils en étaient et ils ne sont jamais revenus. Au début ils donnaient des nouvelles, des marchands qui venaient jusqu’à nous et qui récitaient un message. Les fils disaient que c’était mieux là-bas, ils ne proposaient pas qu’elle les rejoigne. Rose ça la chiffonnait un peu et puis après elle mettait cela de côté, de toute façon elle n’imaginait pas laisser son bout de pays. Petit à petit les missives ont cessé, les hommes c’est comme ça, dit-elle. Loin des yeux loin du cœur. Cela fait vingt ans qu’elle ne les a pas vus. Je trouve ça triste, surtout quand je devine quelques affaires encore pliées sur les couches et malgré les années un peu de leur odeur enfouie au cœur des tissus. Rose dit qu’il ne faut pas être chagrin, il ne faut pas user nos forces avec des questions trop grandes pour nous, des mots que je n’arrive pas à retenir. Moi je ne suis rien pour elle, rien par les liens du sang, je suis là c’est tout, elle m’a recueilli un jour que tout petit je crevais de faim sur le chemin, je suis resté. C’était il y a huit ans.
L’absence des fils s’est installée lentement, Rose a pris l’habitude, comme quand on perd un chien : les premiers jours on l’entend encore, on pense qu’il va surgir dans nos jambes avec sa bonne tête de chien et ses yeux tendus quand on prépare la gamelle. Au bout d’un certain temps, une semaine ou deux ou plus, on a arrêté de guetter les bruits de sa présence. Un peu plus tard encore on oublie qu’il y a eu un chien dans cette maison-là. Rose c’est pareil avec ses fils. Cela a pris plus de temps qu’avec une bête pourtant c’est la même chose, ils se sont floutés dans sa mémoire, elle a cessé de les attendre. Rose se met en colère si on le dit de cette façon mais : je crois que cela s’est fait en douceur. Seulement l’absence, ce n’est jamais doux. C’est juste le temps. C’est comme ça. On peut bien ne pas être d’accord, le temps mange tout, les bonnes choses et aussi les mauvaises. Il a grignoté le chagrin, grignoté les absents.
Moi je suis là et je ne partirai pas. La différence avec les fils de Rose c’est qu’eux rêvaient de voyager ; moi mon voyage, je l’ai fini ici. Quand elle est de mauvaise humeur, Rose me reproche d’être resté simplement parce qu’elle me nourrit. Il y a du vrai là-dedans. C’est un miracle de manger chaque jour et c’est aussi parce que j’aime Rose que je suis là. Et puis ce pays, âpre, rêche, il me parle, il résonne, même si au fond nous en sommes prisonniers, une langue de terre coupée des autres par le fleuve et que personne ne nous dispute. Nous n’avons pas le droit d’en sortir, il y a des règles. Nous appartenons aux Ambroisie. Avec tout cela je suis d’accord. C’est notre monde et il est sauvage, jusqu’à la lueur dans les yeux des enfants quand c’est le jour du pain et que l’odeur affolante de la mie cuite flotte au-dessus du village.
Enfin cela fait trop longtemps que les chiens aboient au moment où la nuit tombe et Rose pense que ça vient de là-haut. Chez Eugène ou chez Léon, elle ne sait pas, les fermes sont trop proches l’une de l’autre. Ce ne sont pas des aboiements méchants, on les connaît les chiens. Plutôt comme si quelque chose fouinait vers eux et que ça les excite, on n’entend pas le rauquement des fonds de gorge, quand il y a un vrai problème et que les dos se hérissent. Mais Rose ça lui fait froncer les sourcils. Elle me regarde et elle dit brusquement, étonnée, curieux comme tu es, tu n’es pas allé fureter là-bas. Je tourne la tête de l’autre côté, ça veut dire non. Je n’ai pas envie qu’elle sache que j’y suis allé et que je n’ai rien vu. Il y a juste cette odeur, seulement j’ai dû me tromper, les odeurs sont mélangées dans la grange, humain, animal, et puis le foin et la terre. Il sera toujours temps parce que je devinerai forcément ce qui se promène dans nos nuits, on ne peut pas laisser les choses arriver sans être certain de ce que c’est et s’il y a une menace. La seule sensation que j’ai pour l’instant est contradictoire : ce n’est pas dangereux mais il y a du danger. C’est inoffensif, sans quoi les aboiements des chiens seraient pleins de rage et d’alarme. Si on s’en tenait à cela, ce serait par paresse, et nous ne sommes pas paresseux. Je l’ai dit, nous sommes vigilants. Alors là-haut, il y a quelque chose et je vais le trouver.

Nous vivons au bout du monde. Le fleuve Basilic serpente sur toute la frontière de notre région, la coupant du reste de l’univers. De notre côté de la rivière, il y a quelques marais et puis en retrait, le village et derrière le village des fermes éparses comme celle de Rose, qui fait partie de cet ensemble de trois maisons qu’on appelle les Montées. Il y a des forêts et il y a des champs, et encore loin après, tout cela s’étiole et se termine par une montagne de lave presque verticale que personne ne s’est jamais aventuré à gravir.
Le Basilic, nous ne savons pas où il s’arrête. Ceux qui ont quitté le pays sont partis tout droit et aucun d’eux n’est jamais revenu pour le dire. Je ne connais personne qui ait longé la rivière jusqu’au bout. Par moments je vais m’asseoir au bord. Je regarde la couleur de l’eau et je trouve que c’est beau. Les jours de temps bleu, les grands arbres se reflètent sur sa surface et c’est une explosion de verts, de bruns et de jaunes. Mais le plus singulier de notre fleuve, plus que sa couleur et ses miroirs et les truites géantes qu’il abrite, c’est qu’il n’a pas de pont pour traverser. Voilà pourquoi le bout du monde. Autrefois il y avait un pont. Il a été détruit bien avant que j’arrive, je m’en souviens, j’ai franchi le Basilic à la nage et j’ai failli me noyer.
Il y a une passeuse cependant. On ne sait pas vraiment pourquoi elle est là hormis le fait qu’Eugène traverse avec son cheval la moitié de l’année le matin et le soir pour aller débarder de l’autre côté. Mais la passeuse est là tous les jours de l’hiver et de l’été et de l’automne et du printemps. Je peux le dire parce que j’accompagne souvent Eugène quand Rose dort encore et que je m’ennuie dans le gris de l’aube. La ferme d’Eugène est perchée plus haut que la nôtre, juste en face de celle d’Ambre et de Léon. Eugène est obligé de longer notre jardin quand il descend chercher le bac ; pendant le trajet qui nous sépare du Basilic je cours près de lui, je respire l’odeur du grand cheval doré, je regarde le paysage. Ensuite il me renvoie à Rose. Je n’ai pas le droit de passer le fleuve. Quand je rentre, Rose est levée et j’entends ses appels en remontant la côte – Bran. Bran ! Je suis là. Je file vers elle. Je fais semblant de ne pas savoir que ce nom dont elle m’a baptisé est celui de son fils cadet et que je suis une sorte de fantôme, une trace des êtres disparus.
C’est la vie de nos parents, et de leurs parents avant eux.
Rose est la mémoire du village. Elle a connu tout le monde et elle se souvient de tout. Elle soignait les gens c’est pour ça qu’elle est allée dans toutes les maisons et toutes les fermes, et qu’elle me raconte les histoires des habitants les soirs de pluie. Moi je n’ai pas sa mémoire mais j’ai l’instinct. Je ne sais pas comment l’expliquer : je sens tout. Ce qu’on ne dit pas, ce qu’on ne montre pas. Ce n’est pas seulement que je suis un fouille-merde – c’est Léon qui m’appelle le fouille-merde quand je traîne trop près de chez lui –, j’ai ça en moi. Je n’ai pas non plus les mots pour le dire alors ce n’est pas bien grave mais voilà je sais tout. J’observe et je perçois. Je devine. Je comprends. C’est ma force. Et puis je n’ai l’air de rien, rien de particulier je veux dire. Moyen en tout, en taille, en force, en intelligence ou en méchanceté. C’est pour cela que je peux me promener partout sans que les villageois me chassent, ils me regardent de loin, ils ne disent rien, ils m’oublient. Rose me défend aussi. Au début on me parlait mal, on m’a même donné des coups de pied. Alors Rose a gueulé un coup et ça s’est arrêté. À présent, je fais partie du paysage, ce paysage de grands bois et de champs de terre grasse, et je me sens chez moi bien que je sois arrivé d’au-delà des forêts et que pour tous je reste un étranger.
Chaque matin j’ouvre les yeux sur le Pays Arrière et je contemple les arbres immenses d’un vert profond plus profond que le fleuve, avec les fleurs sauvages blanches bleues mauves qui poussent dès qu’une trouée dans les feuillages les gorge d’un peu de soleil. La terre est riche et noire et les jardins donnent sans compter quand le temps ne saccage pas tout. L’été, les vergers se colorent de fruits et il y a de longs tuteurs pour soutenir leurs branches lourdes. La touffeur des mois de beau s’accommode de terribles orages qui mouillent les sols et ravinent les talus, et nous n’avons pas connu de sécheresses telles qu’ils ont eues plus au nord. Ici il y a davantage de pourriture et d’humidité que de chaleur. Nous vivons. Pauvrement. Nous subsistons.
Les grands-parents ou les arrière-grands-parents des habitants du village ont bâti des petites fermes en pierre jaune avec des toits qui emmènent glisser la pluie jusqu’au bout de leurs bras. Les fenêtres sont basses comme si on voulait empêcher la lumière de rentrer mais c’est le gel que l’on repousse ainsi, avec de minces ouvertures et des cheminées béantes dans lesquelles on peut se tenir debout tout près de la flamme au retour des jours glacés. On craint aussi la chaleur étouffante de l’été, même si elle ne dure qu’un mois ou deux : il faut casser les rayons du soleil qui cognent trop fort et toutes les petites fenêtres sont pourvues de volets en bois épais qui se ferment aux heures cuisantes comme aux heures froides, qui se ferment tout le temps à vrai dire. Moi je cours dehors et j’aspire l’air et je me moque qu’il soit sec ou gelé. Le Pays Arrière coule dans mon sang et dans mes veines.
J’aime les Montées plus que tout. Ce minuscule lieu-dit, c’est mon pays à lui tout seul et nous sommes blottis Rose et moi à demi-pente, assez loin du village pour être tranquilles et assez près des familles d’Eugène et de Léon qui nous surplombent pour ne pas nous sentir complètement seuls. La ferme de Rose est modeste, un rectangle abritant une salle où tout se passe, avec un coin qui servait de dortoir du temps où Rose avait un mari et ses deux fils qui sont partis. Dès que le ciel le permet, la porte est ouverte sur l’extérieur et nous franchissons cette frontière des dizaines de fois chaque jour. L’air doux et tiède se répand dans la maison sur nos talons quand nous entrons et cela sent l’herbe et le thym et la menthe. Toutes les fermettes se ressemblent. Là-haut, celle d’Eugène et Aelis, tout comme celle de Léon et Ambre, est construite identique à la nôtre avec le petit bâtiment principal et une grange de l’autre côté de la cour. Dans la vallée les maisons du village sont encore plus réduites et certaines se touchent avec leurs murs mitoyens qui s’adossent les uns aux autres, mais l’architecture est la même et la pierre aussi, la pierre jaune d’ici qui fait sale l’hiver et qui a des reflets d’or quand le soleil l’illumine.
Ce paysage, j’ai appris à le regarder avec Eugène puisque je monte l’attendre à l’aube, avant de redescendre en marchant dans ses pas quand il va au fleuve avec le grand cheval. Ce chemin que nous pourrions avaler d’une traite sans rien voir de ce qui nous entoure, nous l’interrompons après cent pas, ou même moins, quand nous longeons la ferme plus bas. Ambre est toujours là au bord de la cour qu’elle balaie distraitement. Je sais que c’est nous qu’elle guette, pas la poussière, même si nous sommes aussi comme la poussière : chaque jour nous revenons.
Ambre est la sœur d’Aelis et la belle-sœur d’Eugène. Ambre est celle qui a eu le moins de chance parce que son mari Léon – je cherche les mots encore une fois et je ne les trouve pas, peut-être parce qu’en la voyant si belle, et son sourire à s’évanouir, je me dis qu’elle ne méritait pas cet homme-là, et que n’en pas parler le fera disparaître peu à peu. Mais Léon est bien là et Ambre nous attend pour parfois ces seules paroles de la journée, cette seule tendresse, quelques instants à l’aube et quelques instants au coucher du soleil. Ces moments je les connais par cœur. Ils ont une douceur qui me chavire et pourtant cela fait des années que je m’assieds un peu plus loin en faisant mine de ne pas regarder Ambre et de ne pas regarder Eugène, et je ne me lasse pas de ce qui vibre dans l’air. Ah oui : Léon, le mari d’Ambre, est un ivrogne et un salaud.
Chacun de ces matins, Ambre tend une poignée d’herbe quand passe le grand cheval qui s’arrête. Eugène s’immobilise à son tour et moi aussi dans ses jambes et ensuite je recule. Je m’efface. Je me remplis d’eux. Ils parlent peu, les mots sont lents, non qu’ils ne soient pas pressés mais ce pays est ainsi, on prend le temps, cela repose le dos, les jambes, les bras l’espace d’un instant. Ils ne se regardent pas, Ambre et Eugène, pas vraiment, ils observent l’horizon, moins face à face que côte à côte car ce qui les relie s’ouvre sous leurs yeux, la terre d’ici, ses champs cultivés et ses forêts épaisses, le soleil qui se lève et fait dans le ciel des auréoles jaunes et orange déjà tièdes. Ils savent sans les voir que les villageois, plus bas, se préparent comme eux pour la journée. Une vingtaine de maisons agglutinées le long d’un sentier caillouteux que le pas des bœufs et des chevaux a tassé depuis des siècles. Eux, Ambre et Eugène – avec leurs deux petites fermes sur les hauteurs qui offrent des vues magiques, qui prennent le vent de plein fouet les jours de tempête, à l’écart du monde et pourtant si proches –, eux vivent là en retrait, héritiers de la découverte d’une source qui a permis la construction des Montées. Il y en a plusieurs, de ces maisons esseulées dispersées au bon vouloir de l’eau, avec des terres plus grandes qu’au village, des chiens que l’on entend moins et moins de promiscuité, il y en a aux quatre points cardinaux, de ces bâtiments tranquilles, qui forment autour du village de La Foye une ceinture de toits de vieux chaumes, entre soi on ne se voit pas mais on sait que les autres sont là.
Et Eugène et Ambre en contemplant le village invisible s’épient du coin de l’œil du coin de la voix sans se fixer tout droit car ce serait trop difficile après, trop difficile de s’en aller. Juste s’entendre, se deviner, et ces mots toujours qui ne se disent pas même si moi je les sens courir dans mon dos et frissonner à mes lèvres, puisqu’il a fallu rester pense Eugène, pourquoi l’existence a pris ce chemin-là, si Aelis et Ambre sont les mêmes, pourquoi le sort lui a attribué la mauvaise part, depuis des années que les réponses s’esquivent, c’est ainsi voilà tout.
Ces instants suspendus entre Eugène et Ambre, même si ce n’est pas tout à fait normal, je les respecte et je les protège. Je suis un papillon qui ouvre ses ailes pour les cacher au monde le temps de quelques mots et de quelques sourires, même s’ils n’ont pas besoin d’être dissimulés ils ne font rien de mal. Je suis la marmotte qui surveille la colline, l’aigle qui plane au-dessus d’eux. J’essaie de réparer une erreur que je ne comprends pas et sur laquelle je n’ai pas de prise, et j’assiste impuissant à cette force entre eux qui ne se libère pas, parce que ça ne se fait pas. Parce que toujours les choses sont ainsi sans que l’on puisse les changer : il y a des univers qui sont incapables de bouger.

Je n’en avais jamais vu avant elles. Ambre et Aelis sont des jumelles. Cela n’arrive pas souvent et les gens se méfient quand les ventres des mères donnent la vie deux fois coup sur coup, soulagés lorsque l’un des deux enfants meurt à la naissance. Car pour eux, il n’y a rien de normal dans ces corps et ces visages qui se ressembleront goutte pour goutte tout au long de la vie, ces êtres dont on ne saura jamais vraiment si c’est l’un ou l’autre, si c’est humain, si au fond ce n’est pas le diable. Rose a ri en racontant il y a longtemps qu’Ambre et Aelis ont survécu toutes les deux et cela a causé bien du souci à leurs parents d’accueillir deux enfants d’un coup, deux filles qui plus est, qui n’auraient pas la force des fils, qu’il faudrait marier et presque payer pour qu’on les emmène. D’ailleurs il s’en est fallu de peu qu’on ne les jette dans le Basilic une nuit quand tout le village dormait. Cependant les nouvelle-nées étaient d’une beauté saisissante ; sans doute leurs parents les ont-ils gardées par une sorte de superstition confuse, mélange de fascination et de peur, n’osant défaire ce que le ciel avait fait si seulement c’était lui.
Aelis et Ambre ont été inséparables, enfants. Elles n’avaient pas les mots pour parler d’âme sœur pourtant il n’y en avait pas d’autre, deux petites filles n’en faisant qu’une tant leur communion d’esprit était forte, deux petites filles qui se suivaient telles des ombres, reproduisant exactement les gestes l’une de l’autre sans s’être copiées ni concertées, jusqu’au son de leur voix que leur mère ne différenciait pas. À elles deux, elles avaient créé un monde. Elles se suffisaient à elles-mêmes, ignorantes des regards qu’on leur jetait soit parce que leur ressemblance sidérait, soit parce que leur beauté fascinait. Elles inventaient des histoires qu’elles étaient seules à comprendre et qui ne faisaient rire qu’elles. Leur enfance fut un temps de partage et de bonheur.
En grandissant, les sœurs ont continué à se ressembler parfaitement. Moi qui ne les ai connues qu’adultes, j’ai eu beaucoup de mal à trouver comment les distinguer l’une de l’autre, je ne suis pas sûr d’y arriver chaque fois. Elles sont restées très jolies. On les a mariées sans peine, cela a fait une petite consolation pour les parents, et pour elles : un coup de tonnerre. Pour la première fois, elles ont été séparées. Sans doute avaient-elles cru que cela n’arriverait pas – non qu’on les marie, mais qu’on les enlève l’une à l’autre. Rose raconte qu’elles ont tant pleuré que les familles ont consenti à les installer côte à côte dans les deux fermes des Montées, pour qu’elles puissent se voir autant qu’elles le voulaient. Les fiancés, Eugène et Léon, ne s’y sont pas opposés, trop heureux d’avoir été préférés – mais comment ? ni l’un ni l’autre ne le sait vraiment : entre aïeuls, entre amis, du temps qu’ils étaient encore enfants, tous, Aelis et Ambre et Léon et Eugène, un jour où une vieille a dû dire que ce serait bien, et l’idée était née –, choisis pour épouser des filles trop belles, et ils ont emménagé dans des maisons presque aussi jumelles que leurs femmes. D’apparence, Aelis ou Ambre, quelle différence ? Moi non plus je n’aurais pas fait attention, j’aurais dit comme Eugène, en haussant les épaules avec un sourire : ce sont les mêmes. Quelle erreur alors.
De dehors, Eugène et Léon ne s’en sont pas rendu compte, c’était à l’intérieur qu’il fallait aller. De dehors oui ce sont deux gouttes d’eau ; mais dedans. Il y a d’un côté, celui d’Ambre, la douceur et le ravissement – et du côté d’Aelis cette aigreur et cette froideur. C’est comme le conte des deux sœurs, l’une charmante l’autre revêche, sauf que dans le conte, la revêche est laide, l’histoire est trop facile. Enfin Eugène a fait la mauvaise pioche et c’est terriblement injuste parce que Ambre aussi est tombée sur le mauvais numéro avec Léon, et quitte à ce que certains soient méchants ou affligés, autant qu’on les mette ensemble, me semble-t-il. Je les entends au village quand ils disent qu’il aurait mieux valu donner Aelis à Léon et faire deux malheureux au lieu de quatre ; dans le fond de leur cœur, cela les réjouit que les jumelles aient répandu le chagrin, cela les conforte dans leurs petites croyances grises.
Ils n’ont pas toujours dit ça du temps que Léon était travailleur. Dans sa jeunesse, on a parlé de lui comme du meilleur sabotier que la région ait jamais porté et ce n’était pas un mensonge. Il avait le soin de terminer son ouvrage sur les pieds de ses clients, enlevant un copeau qui frottait, arrondissant un coin qui n’allait pas. »

Extrait
« J’observe Madelaine en coin, peut-être comme Eugène l’a contemplée. Elle est fière, sanguine, si petite aussi – mais nous sommes tous plutôt ¬petits, les anciens racontent que nous ne grandissons pas, parce que nous n’avons pas assez à manger. Il y a tellement d’amour dans mon regard sur elle. Et cette étrange perception derrière, qui murmure que oui : nous aimons Madelaine, elle est un feu où nous réchauffons nos mains, un soleil qui embaume nos prés.
Et elle est dangereuse.
Pour elle, et pour nous.
Si nous avions des ailes, elle nous les brûlerait. » p. 103

À propos de l’autrice
Sandrine Collette © Photo Julien Faure

Sandrine Collette vit dans le Morvan. Elle est notamment l’auteure de Et toujours les Forêts, Grand prix RTL Lire, prix du Livre France Bleu – PAGE des libraires, prix de La Closerie des Lilas ainsi que de On était des loups, prix Renaudot des Lycéens et prix Giono 2022. (Source : Éditions JC Lattès)

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