INTERVIEW – Pierre-Henry Gomont: « Ce sont toujours mes personnages qui me guident »

Dans sa formidable trilogie « Slava », l’auteur français Pierre-Henry Gomont raconte la période très particulière durant laquelle l’URSS communiste s’est effondrée pour laisser la place à une Russie jetée en pâture aux oligarques et au capitalisme sauvage. Dans ce pays déboussolé par une transition trop violente, chacun se débrouille comme il peut. Et tant pis si ça implique des coups bas et des trahisons. Pour raconter ce moment charnière de l’Histoire, qui aboutira quelques années plus tard à l’accession au pouvoir d’un certain Vladimir Poutine, Pierre-Henry Gomont choisit de suivre plusieurs personnages. Dans le troisième et dernier épisode de la série, intitulé « Un enfer pour un autre », Slava, le peintre devenu ouvrier, et sa compagne Nina tentent de maintenir à flots la mine qu’ils ont sauvé de la convoitise des oligarques. Mais dans une économie russe totalement désorganisée, ce n’est pas si simple, ce qui a le don d’énerver Volodia, le bouillonnant paternel de Nina. Quant à Lavrine, l’ancien comparse de Slava, il est devenu un homme riche, mais il s’est coupé de tous ses amis. Décidément, c’est difficile de maintenir le cap dans une époque aussi tourmentée. Alors qu’il était de passage à Bruxelles pour la sortie du tome 3, nous en avons profité pour poser quelques questions à Pierre-Henry Gomont.

Ça y est, on arrive au bout de votre épopée russe, avec la sortie du troisième et dernier tome de « Slava ». Au total, vous aurez passé combien de temps avec Slava, Nina, Volodia, Lavrine et les autres personnages de votre série?

Trois ans pile. Ce qui n’est pas tant que ça finalement, car ce sont trois gros albums. En réalité, ce n’est pas le dessin qui m’a pris le plus de temps, mais la réflexion sur qui sont vraiment les personnages et sur la meilleure manière de leur donner de l’épaisseur. Si j’ai avancé rapidement sur « Slava », c’est aussi parce que j’ai dû changer de projet à un moment donné. J’avais prévu de faire un album autour du Palio à Sienne mais pour des raisons juridiques, j’ai dû laisser tomber cette BD du jour au lendemain. Du coup, il a fallu que je me lance très vite sur autre chose. C’est comme ça que je suis retombé sur ce projet russe que j’avais en tête depuis très longtemps. Je peux donc dire que j’ai mis trois ans à boucler « Slava » mais en réalité, c’est quelque chose qui mûrissait dans ma tête depuis une quinzaine d’années.

Ce projet Slava, il dormait dans un tiroir?

Non, car je n’ai pas ce genre de tiroir chez moi. De manière générale, je prends très peu de notes. Tout est dans ma tête. Par le passé, il m’est arrivé de noter certaines choses sur papier mais à chaque fois que je relisais ce que j’avais écrit, je trouvais ça nul. C’est pour ça que je ne note plus rien.

Est-ce que ça veut dire que vous vous laissez guider par vos idées au moment de la réalisation de l’album? Aviez-vous déjà la fin de la saga en tête lorsque vous avez démarré le tome 1, par exemple?

Pas du tout! Et c’est d’ailleurs un peu curieux parce que la fin paraît finalement très logique quand on la lit. C’est un processus assez mystérieux. Au départ, j’avais simplement écrit quelques axes de réflexion sur le déroulement global de l’histoire mais au final, le récit a pris une toute autre direction. Tout simplement parce que les personnages, en prenant de l’épaisseur, écrivent leur propre histoire. Pour moi, les idées qui émergent de façon organique sont souvent plus originales et plus fortes que les idées un peu classiques ou mécaniques que l’on peut avoir au début d’un projet.

INTERVIEW Pierre-Henry Gomont: sont toujours personnages guident

« Un enfer pour un autre » est sans doute l’épisode le plus sombre de la série. Est-ce qu’on peut dire que c’est le temps de la désillusion pour les protagonistes de votre histoire?

Comme l’indique le titre de ce tome 3, on passe de l’enfer du communisme à l’enfer du capitalisme. Il est vrai que cet album est sans doute un peu plus sombre que les deux premiers, notamment parce que la destinée de certains se finit mal. Mais en même temps, il me semble extrêmement lumineux. Pourquoi? Parce qu’il raconte l’histoire de quelqu’un qui trouve sa façon d’être dans ce monde qui s’effondre devant lui. Et finalement il arrive à s’en sortir, à trouver une voie, même si ça signifie qu’il doit se couper des autres. C’est un sujet qui me parle forcément, parce que ça évoque le fait de continuer à dessiner alors que ce n’est sans doute pas la chose la plus utile à faire en ce monde. 

Pour survivre dans un monde qui s’écroule, la meilleure solution serait donc de dessiner?

Je ne sais pas si ça marche pour tout le monde, mais la solution la plus évidente est sans doute de continuer à faire ce qu’on a envie de faire, en dépit de toutes les difficultés.

Quand vous avez terminé la dernière planche, est-ce que vous avez eu du mal à quitter vos personnages?

Oui, beaucoup. Pour tout vous dire, j’étais très triste en terminant cet album, parce que c’est la première fois que je passe autant de temps avec des personnages. Et je me suis follement attaché à eux. Même les méchants, je les trouve attachants. Leurs parcours chaotiques sont touchants parce qu’ils nous rappellent nos propres faiblesses. Quelqu’un comme Lavrine, par exemple, il fait des saloperies, mais presque contre son gré. Il voudrait faire autre chose, mais il n’y arrive pas. On peut tous ressentir cela, parfois. Si j’ai eu tellement de mal à quitter mes personnages, c’est aussi parce qu’ils m’ont procuré un réel bonheur d’écriture. Ils existent tellement pour de vrai qu’à la fin, je n’avais plus besoin d’imaginer ce qui leur arrivait. Mis dans telle ou telle situation, on sait ce que Volodia va dire, et on sait sur quel ton il va le dire. C’est une évidence. Pour un auteur, c’est génial, parce que des personnages comme Volodia et Lavrine me font rire avant les autres. C’est un sentiment très agréable.

Il vous arrive aussi de confronter vos personnages à des scènes un peu cruelles, comme celle où Lavrine est humilié dans une émission de télé-réalité. Vous aviez envie de dénoncer les travers de ce type d’émissions?

J’avais envie de parler des gens qui se retrouvent projetés dans une certaine forme de notoriété, alors qu’ils n’y sont pas préparés. C’est aussi une façon pour moi d’évoquer l’une de mes terreurs nocturnes, qui serait de me retrouver embarqué dans une de ces émissions où on vous force à dire des trucs que vous n’avez pas envie de dire. Les médias peuvent avoir cette force qui vous embarque vers des choses destructrices, une fois que vous acceptez de rentrer dans leur jeu. Pour moi, cette scène avec Lavrine était aussi une manière de montrer à quel point les destinées de mes différents personnages sont très différentes. Alors que la plupart d’entre eux restent dans l’univers de la mine, où le quotidien est difficile et âpre, lui se retrouve plongé dans le clinquant des émissions de télé-réalité. A priori, on pourrait se dire que c’est mieux, mais ce n’est pas le cas. Cela m’intéressait de montrer ce contraste-là.

Dans votre album, il y a une scène avec Volodia et Lavrine qui fait penser au film « Butch Cassidy and the Sundance Kid ». C’était voulu ?

Oui absolument, c’est totalement une référence pour moi, car j’adore ce film. Mais ce n’est pas le seul clin d’œil au cinéma. Dans « Slava », il y a aussi beaucoup d’éléments du « Dernier des Mohicans ». De manière générale, la série est énormément nourrie par le cinéma et la littérature. Je m’amuse beaucoup avec ça. C’est un des trucs que j’aime dans la bande dessinée, qui est un art très populaire. Il faut parvenir à emmener son lecteur. Et pour ça, on peut être hybride et aller chercher partout, sans faire la fine bouche, comme un chien qui renifle et qui teste tout ce qu’il trouve. J’aime beaucoup ça, parce que c’est dans cette hybridation qu’on trouve des choses nouvelles, fraîches et contemporaines.

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Votre série, c’est une déclaration d’amour à l’âme slave?

Bien sûr! Evidemment, je n’avais pas prévu que Poutine allait faire ce qu’il a fait, mais j’avoue que ça m’a fait plaisir de pouvoir parler de la Russie sur un autre ton. Cela dit, mon inspiration ne se limite pas à la Russie. « Slava » a été nourri par mes nombreux voyages en Europe de l’Est, on peut donc dire que c’est une BD slave au sens large. En réalité, je connais mieux l’ancien monde communiste que la Russie en elle-même. C’est une région qui me passionne, car elle a été confrontée à tellement de changements. J’ai passé beaucoup de temps en Europe centrale et dans les Balkans, notamment en vélo, dans toutes les régions frontalières de la Russie, y compris la Biélorussie. Ce n’est pas la Russie, mais ça y ressemble quand même pas mal, particulièrement à celle du tournant des années 90. Beaucoup de choses sont restées dans leur jus: on va encore acheter du pain avec des tickets, il y a des vieilles usines, il y a des mines. J’ai vu énormément de décors de ce genre lors de mes voyages dans le Caucase.

La mine que l’on voit dans « Slava », elle existe donc vraiment?

Oui, la mine où se déroule l’histoire s’inspire directement de celle de Tchiatoura en Géorgie, qui a été le tout premier bastion bolchevique que Staline a réussi à rameuter à lui. C’est un lieu historique et symbolique très fort. Ici encore, on reste à la frontière avec la Russie, mais à l’époque cette zone était totalement intégrée à l’URSS. A chaque fois que j’y suis allé, j’ai pu voir des différences avec la Russie, mais aussi un socle commun très solide. Et ce socle commun, il me passionne et me fascine. La vie quotidienne dans ces régions, où tout est centralisé et où tout passe par Moscou, m’intrigue énormément. Je lis beaucoup sur la question, car c’est un monde qu’on ne connaît pas bien.

En même temps, dans ce troisième tome, il y a vraiment deux mondes, celui de la mine et celui des palais somptueux de Moscou. Ce monde très luxueux, il existe vraiment ou il sort de votre imagination?

Je n’ai pas été à Moscou, mais si vous allez à Tbilisi, par exemple, il y a des endroits absolument splendides. Des palais avec une espèce d’architecture impérialiste, ce qu’on appelle « l’Empire Staline », avec un style très grandiloquent. Et puis vous faites 50 kilomètres vers le sud et vous vous retrouvez dans des déserts industriels. Il y a un écart qui est considérable. Pour un dessinateur, c’est un réel plaisir de représenter des univers comme ceux-là, que l’on retrouve dans beaucoup de pays de la région.

Pourquoi avoir situé votre histoire lors de ce fameux tournant des années 90, au moment de l’éclatement de l’URSS?

Tout d’abord parce que c’est le moment où je me suis rendu dans ces pays. J’ai donc assisté à plein de choses que j’avais envie de raconter. Ce qui est intéressant aussi, c’est que c’est une période qui n’a pas été tellement abordée jusqu’à présent en fiction. Les gens connaissent mal le sujet et l’associent toujours à quelque chose d’un peu sombre. Si j’ai choisi d’en parler, c’est également parce que je pense qu’il y a quelque chose de très symbolique par rapport à l’évolution de notre monde moderne. C’est une sorte de version accélérée de ce que nous vivons chez nous. Lorsque le système soviétique, qui était très archaïque à bien des égards sur le plan économique, a basculé, on a d’abord trouvé ça formidable. On s’est dit que l’ouverture de ce pays à l’économie de marché allait mener à la libération d’un peuple, mais en réalité ça a débouché sur l’arrivée de Poutine et sur une catastrophe d’ampleur nationale.

Dans votre BD, vous montrez bien notamment comment un oligarque comme Morkov veut racheter la mine non pas pour continuer à la faire tourner mais pour la démanteler et s’enrichir sur le dos des gens qui lui ont fait confiance…

Les choses se sont passées de la même manière dans l’Est de la France dans les années 80. On ne parle donc pas seulement de la Russie, mais du monde moderne en général. C’est pour ça que je place mon récit à ce moment-là, parce qu’il est particulièrement violent. C’est un peu comparable à une grenouille. Si vous la mettez dans de l’eau froide et que vous chauffez l’eau progressivement, elle ne s’en rend pas compte et finit par crever. Par contre, si vous la mettez directement dans l’eau bouillante, elle a le réflexe de bondir hors de l’eau. Je pense que c’est assez similaire à ce qui s’est passé en Russie.

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Vous le disiez vous-même, la situation a changé fortement en Russie depuis le moment où vous avez commencé à travailler sur cet album. Est-ce que la guerre en Ukraine a influencé votre travail sur cette série?

La guerre m’a stressé, bien sûr, mais elle n’a pas changé mon approche, aussi parce que mon récit se situe à une époque complètement différente. Et puis surtout, je pars du principe que je n’ai pas de leçons à donner aux Russes. On n’a pas vécu ce qu’ils ont vécu et on n’a aucune idée de ce qu’ils ont traversé. De toute façon, j’ai avant tout envie d’amuser le lecteur, pas de lui dire ce qu’il doit penser. Evidemment, je suis contre la guerre, ça ne se discute même pas. En revanche, je trouve que c’est intéressant de comprendre d’où vient un conflit, comment il se construit, comment l’Histoire se déroule sur un temps plus long. Tout ça, je crois que la plupart des Français ne le savent pas. C’est pour cette raison que ça me semble pertinent de tenter de répondre à ces questions par le biais d’une fiction et de personnages. L’idée n’est pas d’être didactique, mais de remettre un peu les choses en perspective. Ma bande dessinée n’est qu’une toute petite brique, mais j’espère qu’elle permet de dépasser certains a priori qu’on peut tous avoir sur la Russie et sa région.

Est-ce que vous parlerez encore de la Russie dans vos prochains albums?

Non, je ne pense pas. J’ai envie de m’ouvrir à autre chose. J’ai envie de sortir des lectures un peu sombres que le sujet de la Russie m’incite à faire. S’il y a un truc que j’aimerais explorer, mais de façon totalement différente et peut-être même antérieure au monde soviétique, ce serait d’aller du côté de l’Asie centrale. En Ouzbékistan par exemple, ou bien au Tadjikistan ou en Afghanistan.

Dans vos albums, vos personnages débordent d’énergie et de dynamisme. Ce mouvement, c’est quelque chose qui vous tenait à cœur?

Pour moi, c’est plus que ça, c’est carrément une façon de parler en dessin. Quand il n’y a pas suffisamment de mouvement, j’ai l’impression que c’est plat. Si jamais Volodia ne dégage pas suffisamment d’énergie, par exemple, je n’ai pas l’impression que c’est lui. Et c’est lui qui guide ça. Cette façon de mettre des baffes et de mettre des coups de pied dans le menton, j’ai l’impression que c’est lui qui me la dicte. Si je le faisais plus tranquille, je pense que ça ne me conviendrait pas du tout. En réalité, le dessin ne diffère pas tant que ça de l’écriture, car il est guidé par les personnages. Ils vous emmènent là où ils veulent une fois que vous les avez rencontrés graphiquement. C’est pour ça que dans mes carnets, je leur fais faire mille trucs. Cela me permet de trouver leur identité et donc leur épaisseur.

Dans votre prochaine BD, vous n’irez donc plus en Russie. Mais quelle sera votre prochaine destination? Est-ce qu’on peut déjà en parler?

On ne peut pas encore trop en dire, mais ce sera sans doute quelque chose de plus intime. C’est un récit qui se déroulera sur une île en Méditerranée, dans un décor de villages blancs. Cela ressemblera à ce que j’ai connu quand j’étais gamin, puisque j’ai grandi partiellement en Tunisie. J’ai envie de dessiner ces journées que l’on passe en short, pieds nus dans les rochers. Ce sont des moments merveilleux que j’ai eu la chance de vivre durant toute mon enfance et mon adolescence. C’est donc vers ce genre d’ambiance que je me dirige, mais c’est trop tôt pour dire vraiment à quoi ressemblera le pitch. De toute façon, je ne travaille pas avec des pitchs, mais avec des personnages. Ce sont toujours eux qui me guident. D’ailleurs, en tant que lecteur, je me souviens généralement très peu de l’intrigue. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la rencontre avec un personnage. Quelqu’un qui pourrait nous emmener n’importe où et qu’on suivrait parce qu’on adore être avec lui. C’est aussi la raison pour laquelle c’est si difficile pour moi d’arrêter une série comme « Slava », parce que j’adore tellement mes personnages que je finis par les confondre avec la réalité. Quand je raconte leurs histoires, c’est comme si je racontais un truc qui est arrivé à mes amis. Au fond, je suis sans doute un grand sensible. 

INTERVIEW Pierre-Henry Gomont: sont toujours personnages guident