La revue Métal Hurlant, née en 1975 sous l’impulsion des géniaux trublions des Humanoïdes Associés — Jean-Pierre Dionnet, Philippe Druillet, Moebius et Bernard Farkas — n’a pas simplement secoué l’univers de la bande dessinée : elle l’a propulsé dans une autre dimension, à grands coups de cases explosives et de visions futuristes. Véritable OVNI graphique et narratif, interdite à la vente aux mineurs lors de ses premières années, elle a prouvé, dès ses premiers numéros, que la BD pouvait être bien plus qu’un passe-temps régressif : un art total, inventif et jubilatoire, capable de subjuguer les esprits les plus exigeants et de décoiffer les lecteurs les mieux peignés. Les auteurs de cette aventure hors normes avaient une idée fixe : libérer la bande dessinée des conventions poussiéreuses pour lui offrir une vie sauvage et un avenir sidéral et sidérant. Philippe Druillet, architecte du chaos (littéralement, en fait), dressait des planches démesurées, entre rêve psychédélique et cauchemar baroque. Moebius, quant à lui, se muait en alchimiste du trait, capable d’épurer le dessin jusqu’à l’essentiel tout en ouvrant des portes sur l’infini. Ce bouillonnement d’idées et d’images n’était pas qu’une prouesse esthétique : c’était surtout un manifeste en faveur de l’audace et de l'ouverture d'esprit. Les thèmes abordés par Métal Hurlant résonnent comme des avertissements sibyllins et des rêves fiévreux. Ici, la science-fiction n’est pas un simple décor : c’est un miroir déformant tendu au monde contemporain. Dérives technologiques, menaces écologiques, désenchantement existentiel, transhumanisme et voyages cosmiques — tout y passe, sous des formes tour à tour inquiétantes, poétiques ou ironiques. Les univers proposés sont souvent déroutant au possible, peuplés de machines capricieuses et d’humains désœuvrés, mais toujours habités par un souffle intemporel. Car si Métal Hurlant se projette vers le futur, il parle avant tout de nous, ici et maintenant. La nouveauté de cette revue résidait aussi dans sa liberté absolue. Oubliez les cases et les récits standardisés : ici, les planches explosent, s’étirent, s’effilochent dans une démesure graphique. Les scénarios s’aventurent dans des labyrinthes narratifs où le lecteur se perd en territoire inconnu. Chaque auteur devient démiurge de son propre univers, sans autre règle que celle du vertige esthétique. L’impact de Métal Hurlant est tel qu’il a irradié bien au-delà de nos frontières. De l’autre côté de l’Atlantique, il engendre (en 1977) Heavy Metal, version américaine qui transforme les comics en terrain d’expérimentation graphique et narratif. Mais au-delà des succès, Métal Hurlant a légué un esprit : celui de la liberté créative, farouche et joyeuse, toujours prête à repousser les limites. Après des années de silence, le magazine est revenu sur le devant de la scène récemment, sous la forme d'un gros pavé trimestriel (300 pages) qui fait la jonction entre la bande dessinée moderne et l'héritage d'autrefois. Cet héritage, il est accessible et synthétisé dans une série de mooks prestigieux, qui vous permettent, par ordre chronologique, de revivre la longue épopée de Metal Hurlant. On commence par la tranche initiale, une décennie qui démarre en 1975.
Comme une sorte de fil rouge à ce album, nous trouvons une série de récits brefs de Moebius, qui déroutent par leur étrangeté, leurs sens presque hermétique de l'étrangeté, l'impression de pénétrer dans un monde dont les règles et la géographie ne sont clairement plus les nôtres. Mais aussi, nous avons beaucoup de plaisir à lire les Fariboles sidérales d'Alias, qui parvient à démontrer toute l'absurdité du genre humain avec beaucoup d'humour, en un minimum de planches. Du côté des récits plus longs, nous en découvrons trois dans ce volume de Opus Humano. Le premier revêt un caractère post-apocalyptique particulier puisqu'il est censé se dérouler dans le sud de France. Michel Crespin signe Armalite 16, une aventure aux couleurs automnales dans des paysages presque désertiques, avec une jeune fille abandonnée à elle-même, qui ne revient dans le village, parmi la civilisation, que pour mieux comprendre ce que vaut véritablement le genre humain, les problèmes qu'il peut causer et les raisons pour laquelle il est parfois plus prudent et sain de s'en tenir éloigné. C'est d'une beauté plastique remarquable et d'une mélancolie profonde. Le second récit long est une succession rocambolesque d'événements signée Daniel Ceppi. Le repaire de Kolstov tient à la fois des expérimentations les plus dingues des Humanoïdes Associés, du roman de Jack Kerouac ou encore de la paranoïa à la plus pure, dans un noir et blanc rehaussé de teintes de gris. Nous suivons les pérégrinations un peu folles d'une sorte de beatnik qui traverse la Turquie et l'Afghanistan et à qui on demande de livrer d'étranges petits rouleaux en échange d'une somme d'argent. Plusieurs individus lui donnent la chasse et accompagné de sa petite amie du moment, le dénommé Roland va devoir se méfier de tout le monde et démêler les fils de cette affaire complexe. Enfin, place au plus somptueux des trois longs récits, La vengeance d'Arn de Jean-Pierre Dionnet et Jean-Claude Gal. Ici, le dessin touche au sublime, il n'y a pas la moindre faute de goût dans ces planches qui associent l'ultra-réalisme et la science-fiction des grands espaces. L'album raconte le parcours d'un esclave qui va peu à peu s'imposer, de l'évasion des prisons d'Atalis jusqu'à la conquête des royaumes environnants, c'est une fantasy cruelle et extrêmement inspirée qui nous est offerte; c'est aussi une excellente manière de replonger dans une décennie où les codes semblaient destinés à fondre dans un magma imaginatif et thématique apparemment sans fin. On peut même être dérouté, voire complètement perdu, quand on découvre certains de ces récits aujourd'hui, tant il y avait de l'audace et de l'irrespect pour le formalisme guindé qui avait précédé. Ceux qui n'ont jamais compris en quoi les Humanoïdes Associés ont fonctionné comme un électrochoc pour la bande dessinée feraient bien de se pencher sur ce premier tome de l'anthologie Opus Humano.
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