Ceinture

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
Au sein des couples, il arrive que les jeux de l’amour s’usent. C’est le cas de Maxime et Nadia, c’est aussi celui de Lauren et Jean. Alors chacun va chercher ailleurs si l’herbe est plus verte. Maxime entame une liaison avec Lauren, Nadia sort avec Emma, sa baby-sitter. Cette dernière est attirée par Jean. Dans ce tourbillon, le désir mène la danse.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les maris, les femmes, les amant(e)s

Céline Robert a réussi son entrée en littérature. En nous proposant d’explorer la vie amoureuse de plusieurs couples, elle nous entraîne dans une sarabande endiablée totalement amorale, dans laquelle le désir joue un rôle majeur.

Lauren et Jean forment un couple sans histoires. « Lauren a quarante et un ans. Jean était son professeur à Sciences-Po, puis, quand elle a commencé à travailler dans un cabinet ministériel et qu’elle a eu besoin d’un consultant pour une formation sur les migrations internationales, elle a fait appel à lui. Ils sont tombés amoureux. Elle avait vingt-six ans et lui, trente-cinq. » Aujourd’hui, elle est cadre dans une grande entreprise. La dizaine d’années qui les séparent n’a jamais été un problème. Mais à son âge elle veut se prouver qu’elle peut encore plaire, mettre un peu de piment dans une vie trop rangée. Elle va jeter son dévolu sur Maxime, un collègue dont le tableau de chasse est déjà bien garni. Mais rien ne l’excite davantage que jouer le rôle du chasseur. Et il n’est pas à l’abri d’une bonne surprise !
Ce qu’il feint d’oublier, c’est que Nadia, son épouse, peut éprouver elle aussi l’envie de s’émanciper du carcan familial. Ils avaient vingt ans lorsqu’ils se sont rencontrés. « Fille de diplomates de la grande bourgeoisie tunisienne, Nadia était sophistiquée, brillante, terriblement mignonne, et très sûre d’elle. Elle avait voyagé aux quatre coins du monde, elle avait de l’ambition. Le contraste avec les poufiasses ordinaires de Poitou-Charentes qui constituaient jusque-là son référentiel féminin l’a subjugué et il lui a fait une cour assidue pendant des mois. » Mais son ambition et sa volonté de réussir sa carrière d’avocate l’ont conduite au burn-out. Un mal que Maxime a mésestimé et qui a creusé le fossé entre eux. Nadia a alors trouvé du soutien auprès d’Emma, sa baby-sitter. En l’entraînant dans ses soirées festives, elle va réveiller son désir.
Pendant ce temps, Maxime révise son jugement sur Lauren. Lui qui ne « s’est encore jamais tapé de quarantenaire » va découvrir une femme qui « se comporte comme un mec. Elle a des fantasmes, elle les exprime. Rien ne la choque. Elle n’a aucune autre attente, ne cherche à créer aucune intimité, ne pose pas de questions personnelles. Elle lui fout presque les jetons, pour être honnête. Il n’a pas l’habitude de ne pas mener la danse. »
Quant à Emma, elle n’a d’yeux que pour Jean, son prof d’université. Ce dernier n’étant pas insensible à ses regards appuyés. L’histoire va-t-elle se reproduire ?
Le lecteur ressent et partage le plaisir éprouvé par Céline Robert à construire ces jeux de l’amour comme un billard à plusieurs bandes. Les personnages se télescopent, en ignorant jusqu’où leur désir va les mener. Il y a de l’excitation et de la culpabilité, de la gaîté et de la gravité dans ces relations extra-conjugales. Mais mener un double-jeu, voire une double vie, n’est pas chose aisée, surtout quand on se perd dans l’ivresse du moment.

Ceinture
Céline Robert
Éditions Calmann-Lévy
Premier roman
152 p., 18 €
EAN 9782702192955
Paru le 2/01/2025

Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et dans la région parisienne.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Elle ne ressent rien de particulier en sa présence, si ce n’est une envie irrépressible de lui plaire. Elle se sent exister dans son regard sans nuance.»
À quarante ans, Lauren trompe son mari pour la première fois, sans la moindre culpabilité. Maxime, son amant, est un séducteur sans vergogne. Nadia, sa femme, brillante avocate en burn-out, est troublée par Emma, leur baby-sitter, elle-même tombée sous le charme de son professeur, Jean, respectable universitaire tiraillé entre son attirance pour son élève et l’amour qu’il porte à sa femme, Lauren.
Tous sont liés par le désir dans une boucle impossible.
Avec humour et précision, Céline Robert entraîne ses personnages dans une danse finement menée et signe un grand roman sur l’amour et la séduction.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« Lauren
Jean est assis sur le canapé en velours gris, devant la fenêtre. Le soir est tombé et le salon est éclairé par de petites lampes qui nimbent d’une lumière tamisée le tapis persan et les cartes anciennes aux murs. Les enceintes en bois, encastrées dans la bibliothèque où des centaines de livres s’entassent chaotiquement, diffusent le Porgy and Bess de George Gershwin. Est-on vraiment obligés de vivre dans un putain de Woody Allen ? se demande Lauren.
Son mari est absorbé dans la lecture de son magazine. Il ne peut pas la voir, attablée quelques mètres derrière lui. Les doigts de Lauren pianotent sur l’ordinateur mais son esprit est ailleurs, loin de cette présentation qu’elle doit finir pour un client, avant demain. Elle observe Jean. Quand il lit, il a une façon singulière de se passer machinalement la main dans les cheveux, en commençant par attraper sa nuque puis en remontant jusqu’au sommet de son crâne. Ses doigts écartés s’infiltrent dans son épaisse chevelure, grisonnante par endroits. Pendant un instant suspendu, ils dépassent sur son front, dans une contorsion absurde du bras. Sa main s’immobilise, petit poulpe enchevêtré. La posture a l’air inconfortable, mais le geste est là, rigoureusement identique à chaque fois, automatique et inconscient. Lorsque la main de Jean remonte le long de sa nuque, la caresse est d’une sensualité indécente, de celle qu’on réserve d’ordinaire au corps de l’autre, jamais au sien propre. Quand Lauren est à côté de lui, son corps à elle prend le relais. Jean la triture comme une boule de pâte à modeler, en toute circonstance. Elle se laisse malaxer les épaules, masser le dos, agripper les cheveux, lorsqu’elle cuisine, lorsqu’elle lit, lorsqu’ils se promènent dans la rue, et même lors de dîners avec des amis. Jean se lève de table, il vient se poster derrière elle et discute, un verre de vin dans la main gauche et, dans la droite, la chevelure de Lauren. Il la masse sensuellement, malgré les regards parfois étonnés des convives et les plaisanteries des habitués qui réclament leur lot de caresses. Autrefois, elle trouvait ces pétrissages en public déplacés ; aujourd’hui, elle s’en moque. Elle se délecte du plaisir d’être touchée. La plupart du temps.
Il lui arrive parfois de ressentir les attentions de son mari comme une forme d’esclavage. Son corps lui appartient, elle est sa poupée, elle est son objet.
C’est ce léger malaise qu’elle a éprouvé tout à l’heure quand elle a ouvert le paquet qu’il lui tendait, ravi. C’était une ceinture. Splendide, il est vrai. Jean, qui se contrefout magistralement de la mode, ne se trompe jamais dans ses cadeaux que Lauren redoute autant qu’elle les adore. Elle aime ces attentions aléatoires, mais elles lui laissent aussi un sentiment de culpabilité, à elle qui n’en a que si rarement pour lui. Une partie d’elle interprète les massages, les fleurs, les présents comme une manifestation du besoin pathologique de son mari de s’occuper de son plaisir à elle. Le plaisir de Jean passe par celui de sa femme et cette responsabilité est un poids pour elle.
Jean distille ses offrandes en dehors des événements attendus. Il préfère l’impromptu aux moments sanctuarisés. Il fait peu de cas des anniversaires, des fêtes commerciales. Son modus operandi, c’est la surprise et la gratuité de l’attention. Lauren ne trouve pas ça gratuit du tout. Cette ceinture est magnifique mais elle ne peut s’empêcher d’y voir un symbole. Cette ceinture la ligote, elle l’entrave. C’est probablement d’une injustice totale. Jean serait indigné s’il déchiffrait à travers son sourire l’implicite perversité qu’elle prête à cette innocente lanière de cuir.
Cette ambivalence, elle essaie de ne pas y penser. Elle n’a jamais mis de mots sur cette colère frémissante, elle n’en a jamais parlé à sa psy. Cette rancœur prend racine dans une partie secrète de son cerveau, à la limite du conscient et de l’inconscient. Elle a la chance et le privilège d’avoir un mari attentif à son plaisir. Elle serait ingrate de se sentir étouffée par cette miraculeuse sollicitude. Pourtant, cette ambiguïté est la définition même de sa vie avec Jean.
Elle aime qu’il s’intéresse à elle, qu’il l’interroge sur ses journées, ses lectures, ses conversations. Mais elle sent, au fil des années, ses propres réponses devenir de plus en plus évasives. Elle a une envie grandissante de garder pour elle ses pensées, même les plus anodines, d’échapper au contrôle de Jean. Elle aime encore faire l’amour avec lui. Son plaisir à elle est leur objectif commun. C’est un miracle qu’elle ressente encore, après quinze ans de mariage, ce picotement dans le ventre quand il vient coller son sexe durci à ses fesses alors qu’elle prépare le dîner.
Lauren a quarante et un ans. Jean était son professeur à Sciences-Po, puis, quand elle a commencé à travailler dans un cabinet ministériel et qu’elle a eu besoin d’un consultant pour une formation sur les migrations internationales, elle a fait appel à lui. Ils sont tombés amoureux. Elle avait vingt-six ans et lui, trente-cinq.

Depuis trois mois, Lauren a un amant. Cela fait dix ans qu’elle travaille dans un cabinet de conseil. Elle n’est pas restée longtemps au ministère ; très vite, elle n’a plus supporté la politique. Dans le privé, les problématiques sont moins intéressantes mais l’action est au cœur des missions. Elle applique des mesures concrètes, voit les résultats de ses décisions et ça lui fait du bien.
Maxime travaille dans son cabinet depuis un an. C’est elle qui a jeté son dévolu sur lui. Elle qui n’avait jamais eu d’amant auparavant. Maxime est un prédateur. Elle n’a pas eu besoin de l’interroger pour deviner qu’elle écrirait son nom au bas d’une interminable liste de conquêtes. Soit. Ça lui va bien.
Maxime est ce qu’on appelle communément un connard. Elle méprise sa façon de ne douter de rien, de tout survoler sans questionner les choses en profondeur. Elle ne ressent rien de particulier en sa présence, si ce n’est une envie irrépressible de lui plaire. Elle se sent exister dans son regard sans nuance. Elle comprend mal le feu que cette relation déclenche en elle. Il la dévisage avec envie, son regard est carnassier. Il n’est pas spirituel mais il sait être drôle. Il est si loin du style de dandy anglais qui attire Lauren en général : Maxime est musculeux, pas très grand, le teint très mat, un peu sauvage. Ses yeux sont noirs ; son torse, incroyablement velu. Il a une dizaine d’années de moins qu’elle. Ce n’est pas l’idée qu’elle se serait faite de son premier amant mais elle n’est pas déçue, simplement surprise.
Jean lui dit rarement qu’elle est belle, qu’elle l’excite. Il est respectueux, il valorise son intellect, sa débrouillardise, son sens de l’humour. Avec Maxime, elle prend un plaisir nouveau à n’être définie que par son côté charnel.
Tout commence à germer il y a environ quatre mois. Une envie inhabituelle d’envoyer la bienséance se faire foutre. Elle entend son assistante à la cantine échanger des conseils sur des podcasts porno avec la stagiaire. Elle lit un article sur les nouveaux codes de la sexualité. Ça parle de polyamour, de BDSM, de squirting, de pansexualité. Elle prend conscience de façon aiguë que rien de tout ça ne la choque. Elle ne condamne intérieurement aucun de ces comportements. Elle ne pense même pas qu’il faille de tout pour faire un monde, que ces gens doivent être un peu cinglés et que c’est leur façon à eux de gérer le merdier qu’est devenue la planète. Ce n’est pas qu’elle est tolérante, c’est qu’elle est conne. Tout le monde s’est libéré d’un carcan d’un autre siècle, sauf elle. Pourquoi se coupe-t-elle d’une partie si excitante de la vie ? Au nom de quoi ? Si rien de ce qu’elle entend sur ces pratiques nouvelles ne la dérange, pourquoi l’idée qu’elle y participe révolterait les autres ?
Elle ressent de façon inédite le poids de son éternelle pudeur qui l’écrase désormais, qu’elle refuse pour la première fois. Elle est prête à franchir un seuil. Et elle ne conçoit pas de le faire avec Jean.
Elle a trouvé ça étonnamment simple. Un jour, elle a demandé du feu à un homme à la sortie d’un bar. Le type a approché son briquet du bout de sa cigarette mais il ne l’a pas allumée. Après une ou deux secondes, le regard interrogatif de Lauren est monté des mains immobiles du garçon à son visage. Il la fixait sans ciller. Il attendait d’accrocher son regard pour actionner le briquet. Pendant que Lauren aspirait la fumée et que s’embrasait le bout de sa clope, elle s’est dit que cette seconde suspendue avait suffi à faire passer un message d’une limpidité édifiante. Sans mot déplacé, sans main baladeuse, sans remarque gênante. Elle a trouvé cette technique fascinante d’efficacité. Elle a su sans l’ombre d’un doute qu’elle aurait pu partir avec lui, là, dans l’instant, sans qu’aucun mot soit échangé. Elle s’est dit qu’elle essaierait un jour, mais qu’il faudrait être sûre, parce que lancer ce genre de regard, c’est un engagement. Après, on ne peut plus reculer.

Un soir, elle reste tard au bureau. Ils sont trois autour de la grande table de la salle de réunion. Elle est assise à côté de Maxime, ils finalisent à deux une recommandation client sur le même écran d’ordinateur. En face d’eux, Joseph, un collègue qu’elle connaît à peine alors qu’ils travaillent ensemble depuis des années, prépare les annexes. Elle porte une jupe assez courte et des bas noirs fins. Régulièrement, Maxime mate ses jambes croisées, sans chercher à être discret.
Il lui arrive de temps en temps, en plein open space, de lancer à haute voix des remarques sur la cambrure que donnent à Lauren ses nouveaux talons aiguilles, ou sur la qualité de son décolleté. Il doit penser que ce sont des compliments. Il balance des « Ah, si je n’étais pas marié » en haussant les sourcils plusieurs fois d’affilée. Lauren est fascinée par tant de maladresse et de ringardise. Ça l’excite aussi. Maxime lui assène régulièrement le genre de commentaires qu’on n’adresse qu’à une personne avec qui on sait que rien n’arrivera. Un cow-boy qui fait le caïd en jouant à la roulette russe avec des balles à blanc. L’autre jour, elle est entrée dans le bureau avec un pantalon en cuir, très près du corps, et ce salopard s’est permis de soupirer : « Ah, si j’avais dix ans de plus. » Elle a soudain décidé de franchir le pas, comme pour le punir, comme pour relever un défi qu’il n’a pas lancé. Billy the Kid fera moins le malin quand il réalisera que son flingue est chargé avec de vraies balles.
Ce soir-là dans la salle de réunion, Maxime lui demande de l’eau et tend son verre sans quitter l’ordinateur des yeux. Elle attrape la bouteille et la maintient en l’air, au-dessus du gobelet, sans faire couler. Il finit par lever les yeux pour comprendre ce qui la retient. Leurs regards se croisent et le temps se suspend. Tout à coup, les tableaux de chiffres, les recommandations stratégiques et les budgets prévisionnels sont balayés comme si un vent violent avait ouvert la fenêtre. Joseph ne se rend compte de rien. L’espace entre eux est devenu dense, brusquement chargé de la puissance de leur désir commun. Il a suffi d’une seconde. Le plus dur est fait, pense Lauren. Maintenant, tout le reste ne sera que logistique.

La logistique met quelques jours à se résoudre, tout de même. Il prend son temps, le salaud. Le premier message finit par arriver, trois jours plus tard. À un moment, il va falloir que je t’embrasse. Je préfère te prévenir.
Elle sort d’un management team meeting quand elle le lit. Il a dû l’écrire pendant la réunion. Elle sent le sang affluer à son visage. Ses pas stoppent net et elle éteint son téléphone comme si le bureau entier se penchait pour lire par-dessus son épaule. La peau sur ses joues, au-dessus de ses sourcils et derrière ses oreilles se met à irradier d’un coup. Elle se dirige calmement vers les toilettes.
Appuyée derrière la porte verrouillée, ses mains moites serrant son téléphone, elle tente de faire le point sur cette sensation nouvelle. Deux substances réagissent dans son tube à essai. Un liquide trouble et blanchâtre d’abord : une panique qui lui coupe le souffle, un regret brutal, une envie de se coller une gifle pour se punir d’avoir été assez stupide pour jouer avec un poison dont elle ne connaît pas l’antidote. Puis un autre, rouge vif, plus épais : un concentré d’excitation qu’elle n’avait plus sécrété depuis l’enfance.
Elle calme sa respiration, rallume le téléphone, relit le message. Les deux fluides fusionnent, le mélange se fait plus homogène. La réaction chimique remplit ses veines d’un liquide rose et sucré, un désir chaud dans lequel finissent de se dissoudre les dernières traces de culpabilité et de peur. Elle sort des toilettes et retourne à son bureau avec la détermination résignée d’une héroïne de tragédie grecque.
Elle ne lui répond que le lendemain matin. Un laconique Me voilà prévenue. Cette même après-midi, elle revient d’un déjeuner à l’extérieur. Lorsqu’elle entre dans le bâtiment, elle aperçoit Maxime dans le hall. Il est au téléphone. Elle appelle l’ascenseur. Au moment où la cabine s’ouvre, il entre à ses côtés. Elle se demande si cette rencontre est une mise en scène, s’il y avait vraiment quelqu’un à l’autre bout du fil.
Dès que les portes se referment, il la plaque contre le mur, colle son corps au sien et maintient son visage entre ses mains. Il infiltre sa langue dans la bouche de Lauren et l’embrasse avec une fougue qui la surprend. Il a un goût de café très sucré. Le bureau est au dix-septième étage, ils ont fait ce trajet vertical des centaines de fois, ils savent exactement de combien de secondes ils disposent. Aux abords du neuvième étage, elle sent les mains de Maxime glisser jusqu’à ses fesses. Il les caresse avec sensualité et presse le corps de Lauren contre le sien. Elle constate qu’il lui a fallu à peine quelques secondes pour bander avec enthousiasme. Au niveau du quatorzième, il recule tout à coup et, face à la porte de l’ascenseur, il se passe les mains sur le visage, dans les cheveux, reboutonne sa veste, la réajuste. Lauren l’imite, tente de circonscrire à l’aveugle les dégâts de son rouge à lèvres, lisse sa jupe. Lorsque les portes s’ouvrent, il prend une grande inspiration, expire bruyamment et lui adresse un clin d’œil. Il sort et file vers son bureau sans se retourner. Lauren ne sait pas quoi penser. Cette première collision manque d’originalité, mais elle n’est pas dénuée de charme.
Dans les jours qui suivent, elle répond aux provocations de Maxime, feint l’indifférence, garde ses distances. Elle donne le change. Elle n’a jamais trompé Jean mais tout le monde connaît d’instinct les codes de ce type de séduction. Pas question de paraître en demande. Chacun prend ce que l’autre décide de lui donner, sans excès de passion, comme si tout allait de soi, comme si chaque geste et chaque message correspondaient à un plan parfaitement anticipé. Tout se propose ou se reçoit avec une retenue calibrée au millimètre.
Très vite, Lauren est rassurée. Sans surprise, Maxime la déçoit intellectuellement, ce qui lui permet de distinguer cette aventure d’une romance. Elle est ravie de ce jeu où ils occupent tous deux le même rôle, à armes égales. Elle cesse de s’inquiéter d’une blessure sentimentale. Elle est à l’abri.

À la maison, les semaines s’écoulent sans qu’aucune culpabilité ride la surface tranquille de sa vie conjugale. Sa relation avec Maxime évolue dans un caisson étanche. Rien ne transpire, rien n’empiète. Ils n’échangent presque aucun message en dehors du bureau. Jean est d’une constance absolue, toujours miraculeusement de bonne humeur.
Une fois pourtant, elle a tremblé. Il y a dix jours, elle a emmené Jean voir un ballet à l’Opéra, des places offertes par le boulot. En s’installant au sixième rang de l’orchestre, elle a cru apercevoir Maxime au premier balcon. Assise à côté de son mari, le cœur battant, elle a tenté de maîtriser la vague de chaleur qui la submergeait. Elle s’est contorsionnée sur son siège et a feint de s’empêtrer dans les manches de sa veste pour gagner du temps et scruter discrètement l’étage avec plus d’attention. C’était évidemment lui. Elle se serait giflée d’avoir commis une erreur aussi grossière. Inviter Jean à un événement proposé par le cabinet ? Non mais sérieusement, qu’est-ce qui lui était passé par la tête ? Elle était partie du principe que Maxime préférerait s’immoler par le feu que de passer deux heures vingt à regarder des hommes nus faire des demi-pointes dans un décor minimaliste. Bilan, elle a passé une soirée cauchemardesque, incapable de se focaliser sur la scène, terrifiée par la présence de son amant dans la salle. Jean n’a pas compris son refus d’aller boire un verre à l’entracte et son urgence à quitter les lieux à la fin de la représentation. Elle a prétexté une migraine. Elle s’est juré de redoubler de prudence à l’avenir et d’éviter soigneusement le moindre risque de porosité entre ses deux vies.

Le matin, au réveil, Lauren est un ours. Elle se lève en traînant des pieds, muette et renfrognée, encore engluée dans le sommeil, quand Jean est déjà sur le pont depuis une bonne heure. Il s’active, vide le lave-vaisselle, descend acheter le pain, repasse ses chemises, débarrasse le petit déjeuner de leur fille Iris. Vers huit heures et demie, Lauren s’assoit sur un tabouret haut, accoudée au bar qui sépare la cuisine du salon, et, mutique, elle boit le café au lait que Jean prépare dès qu’il entend sonner le réveil de sa femme. Elle l’observe s’agiter en priant pour qu’il continue de l’ignorer et la laisse en dehors de ses questions logistiques et des réalités du monde encore quelques minutes.
Ses matins préférés sont ceux où Jean se bat avec le chat. Le matou se frotte aux jambes nues de son mari et pousse des miaulements pour attirer l’attention. Il ondule sous les caresses, et le plaisir se mue progressivement en frénésie. Le câlin s’intensifie et se transforme en un simulacre de lutte acharnée. Jean est assis à même le sol et tente d’emprisonner la tête de la bête avec une main. Le fauve, les oreilles en arrière et les pupilles dilatées, se tortille sur le dos, accroche ses pattes avant autour du bras de Jean et le mordille. Avec les pattes arrière, il donne des coups furieux pour ajouter de la crédibilité au combat. L’affrontement a l’air féroce, mais les griffes sont à peine sorties. Jean ponctue la bagarre de phrases et d’onomatopées immuables, égrenées sur un ton qu’on ne réserve qu’aux chats et aux très jeunes enfants. Des mots saccadés et des syllabes inutilement doublées dont l’intonation commence très haut et finit très bas. « Les petites papattes du chachat de son papa. » Une attitude d’oubli absolu, aux antipodes de la posture charismatique du professeur d’université. Ce spectacle est un ravissement pour Lauren. À chaque fois que son regard se pose sur les mains de son époux et qu’elle remarque les légères cicatrices, stigmates de ces adorables luttes, une vague d’amour la parcourt. C’est cette photographie de Jean qu’elle convoque mentalement dès qu’ils se disputent, dès qu’elle sent monter en elle l’exaspération ou le mépris : les contorsions de son corps d’homme mûr en caleçon sur le tapis du salon, sa façon d’enfouir sa tête dans la douceur du pelage de son chat, sa petite voix de mémère.
La simplicité lumineuse de leur relation l’enchante davantage depuis qu’elle a externalisé la solution à ses problèmes d’émancipation sexuelle. Maxime remplit sa mission à merveille et son image s’évanouit dès qu’elle est avec Jean. Elle compartimente et, par magie, la formule fonctionne.

Un mois après le baiser de l’ascenseur, toute l’équipe part en séminaire à Toulouse. C’est la première fois qu’elle se retrouve seule avec Maxime hors du bureau. Du lundi au vendredi, leurs corps-à-corps consistent en des baises débridées et des tripotages expéditifs dans le parking souterrain du bureau, dans les toilettes pour handicapés de la cafétéria, dans les vestiaires de la salle de sport aux heures creuses. Ni l’un ni l’autre n’a jamais proposé qu’ils se voient en dehors des horaires de travail. Lauren ne l’a pas fait parce qu’elle aime que la fréquence de leurs ébats soit rythmée par le hasard. Ils se retrouvent à la faveur d’un couloir vide ou d’une salle de réunion libre. Rien n’est planifié. Leurs rencontres sont si brèves que ni l’intellect ni les sentiments y sont convoqués. Pas de promesses, pas d’états d’âme, pas de questions personnelles. Le plaisir prend toute la place. Lauren ne sait pas pourquoi Maxime, de son côté, n’a jamais suggéré qu’ils réservent une chambre d’hôtel.
Elle est inquiète. L’idée d’être seule avec lui l’intéresse mais elle ignore ce qu’elle attend vraiment de cette nuit toulousaine. Comment vont-ils réagir face à la véritable intimité : la nudité de leurs corps, le calme d’une chambre privée, le temps infini d’une nuit entière ?
C’est Maxime qui aborde le sujet le premier. Elle reçoit un WhatsApp trois jours avant le départ. Je pense à ce que je te ferai à Toulouse… Je ne suis pas sûr que tu seras d’accord. Lauren hésite longtemps avant de répondre. Cette provocation lui fait de l’effet. Mais elle implique un présupposé inacceptable : Maxime serait l’intrépide qui ose et elle, la craintive à protéger. Lui le moteur, et elle le frein. Même si au fond d’elle, elle admet la justesse probable de ce postulat, elle entend bien rester sur un pied d’égalité avec lui.
Elle réfléchit. Ce message de Maxime, c’est une épreuve initiatique qu’elle doit relever pour mener à bien la déconstruction de sa pudibonderie. À quoi est-elle réellement prête ? Elle a commencé sa vie sexuelle il y a plus de vingt ans et elle n’est pas foutue de dire exactement ce qui la dégoûte ou ce qui l’excite. À quarante ans, on devrait passer un examen obligatoire pour avoir le droit de continuer à baiser. On devrait être tenu d’écrire une liste précise de ses fantasmes qu’on présenterait devant un jury qui s’assurerait qu’on a passé le temps nécessaire à se poser les bonnes questions.
Elle essaie de se mettre dans la peau de son amant. Que pourrait-il vouloir lui faire dans cette chambre d’hôtel qu’elle serait susceptible de refuser ? Elle manque peut-être d’imagination mais elle ne voit pas. Il peut la ligoter ou lui demander de l’attacher. Il peut la bâillonner, la sodomiser, lui jouir sur le visage. Il peut la fouetter ou l’étrangler un peu. Du moment qu’il lui demande la permission, qu’il ne la blesse pas, que tout ça reste un jeu, il peut bien lui proposer de lui introduire une mignonette du minibar ou d’inviter Jérôme du service informatique à les rejoindre, ça ne la dérange pas. C’est à ce moment de sa réflexion que Lauren prend conscience que ce qui l’excite, elle, c’est que Maxime lui détaille de façon explicite ce qu’il s’apprête à lui faire, pour recueillir son consentement. Elle veut qu’il mentionne précisément quelles parties de son corps il touchera, léchera, pincera, mordra, pénétrera. À quelle vitesse. Combien de fois. Ce qu’il imagine que ça lui fera à elle, et ce qu’il ressentira, lui.
Ce qui excite Lauren, ce sont les mots. Elle trouve qu’ils détruisent la pudeur de façon plus jouissive que les gestes.
Elle lui répond dans l’après-midi : Tout ce qui t’excite, tu me le feras. Mon unique condition, c’est que tu me décrives à haute voix à l’avance chaque geste que tu comptes faire, en détail, et pourquoi tu veux le faire. Très explicitement.
Ce message-là ne reçoit jamais de réponse.
Le premier soir, à Toulouse, elle a le sentiment que Maxime est tendu. Il l’ignore pendant toute la soirée, il s’abstient des compliments graveleux qu’il a l’habitude de lui lancer en public. C’est dommage. Ses allusions sont lourdingues et sexistes, mais elle trouve charmante cette tentative de construction d’une complicité, à l’insu de tous.
Après le dîner, l’équipe boit un verre au bar de l’hôtel. Alors que Maxime commande un deuxième negroni, elle annonce qu’elle est claquée et qu’elle monte se coucher. Elle lance en s’éloignant : « Je suis chambre 228 pour ceux que ça intéresse ! » Tout le monde rit.
Elle prend un bain en attendant. Elle est nerveuse, mais moins qu’elle ne l’aurait supposé. Elle se surprend elle-même depuis quelques semaines.
Elle sort de la baignoire et attrape une des immenses serviettes en coton épais d’un blanc irréel. Est-ce que tous les grands hôtels renouvellent leur stock de serviettes-éponges toutes les deux semaines ? Elle devrait peut-être investir dans des draps de bain à cent balles pièce pour chez elle. Ça lui donnerait une impression de luxe bien plus accessible qu’une Rolex au poignet. Si à quarante ans, on n’a pas des serviettes immaculées de deux mètres carrés, on a raté sa vie. Elle enroule le rectangle de coton blanc autour de son corps et s’en fait une robe bustier.
Elle s’observe dans le long miroir de la salle de bains en marbre et se lance un regard torride en prenant l’air le plus provocateur possible. Sans se quitter des yeux, elle arrache le coin calé entre ses seins et la serviette tombe lourdement sur le sol. Elle est nue. Elle fait lentement glisser son index le long de son corps. Elle ralentit au niveau du téton et contourne légèrement le nombril.
Des coups à la porte la tirent de sa répétition générale. Elle noue à nouveau la serviette autour d’elle et vérifie par le judas qu’il s’agit bien de Maxime. On ne sait jamais avec les consultants, ils sont tellement sûrs d’eux, tellement premier degré : quelqu’un d’autre aurait pu se faire des idées sur sa dernière blague.
— T’es déjà en tenue de combat, lui dit Maxime en déposant sa veste sur le lit. J’avais prévu de mettre en pièces tous tes vêtements, t’as de la chance.
Les mots sont provocateurs mais le ton est timide. Lauren ne s’y trompe pas. Quand il s’approche pour l’embrasser, elle esquive son étreinte.
— Alors, quel est le programme ? demande-t-elle.
Elle tient à son projet. Entamer le démantèlement de la décence par la voix.
— On pourrait commencer par improviser sur un terrain connu et on verra ensuite selon l’inspiration, non ?
Lauren secoue la tête. Pas question de lui simplifier la tâche. Ça la démange. Une envie – sans doute un peu perverse – de le pousser hors de sa zone de confort. Une provocation aux relents vaguement féministes, pour voir ce que le mâle alpha a dans le ventre. Il faut plus de courage pour verbaliser que pour caresser une paire de fesses. Maxime insiste :
— Je n’ai pas besoin de ma voix pour te proposer des trucs intéressants, dit-il en glissant les mains sous la serviette. Si ça ne te plaît pas, dis-le-moi clairement. Mais honnêtement je serais surpris.
— Et moi, je te dis que j’ai besoin de savoir à l’avance. Chaque geste. C’est mon fantasme à moi et tu vas devoir fournir un effort d’imagination et d’anticipation, mon chaton.
Il soupire, hésite. Dans ses yeux se devine la lutte que se livrent son envie d’envoyer Lauren se faire foutre et le désir qu’il a pour elle, maintenant.
— Je vais commencer par te bouffer la chatte, alors.
Naturellement. Elle nuance sa déception. Elle n’a pas choisi le candidat le plus approprié pour l’exercice. Maxime n’est pas un poète, il va y avoir du boulot. Elle va devoir le guider avec pédagogie et diplomatie. Le vexer serait une erreur de stratégie.
— Tu veux dire que tu vas arracher ma serviette, me pousser brutalement sur le lit, attraper mes chevilles dans tes mains et les écarter – très, très lentement – tout en ne lâchant pas mon sexe des yeux pour éprouver la robustesse de ma désinhibition ? Et qu’ensuite, tu vas faire remonter ta langue sur l’intérieur de ma cuisse en progressant si doucement que je vais finir par devenir folle en pensant qu’elle n’atteindra peut-être jamais sa cible ?
La respiration de Lauren s’emballe pendant qu’elle ose pour la première fois prononcer à voix haute des mots qui lui brûlent la bouche.
— C’est exactement ce que je m’apprête à faire, en effet.
Après quelques phrases salaces et maladroites qui refroidissent Lauren, Maxime progresse. Elle le guide sans l’humilier et impose peu à peu à leur échange la ligne qui déclenche exactement son désir. Elle lui pose des questions pour l’inciter à plus de précision quand il grille des étapes. Elle tente de lui faire comprendre la finesse de la frontière entre un mot cru et explicite – qui fait grimper sa température corporelle – et une grossièreté qui ruine tout.
À deux heures du matin, fatiguée et extatique, Lauren se retourne vers Maxime, allongé à côté d’elle.
— Tu vas retourner te coucher dans ta chambre, OK ? Ce sera plus simple.
Elle n’a aucune intention de s’endormir dans ses bras et encore moins de s’y réveiller. Elle a besoin de sommeil et de solitude maintenant. Pendant qu’il se rhabille, elle ressent de la reconnaissance pour lui. Elle sait qu’elle lui a imposé une épreuve délicate. Elle lui dit :
— Merci d’avoir joué le jeu. Ça m’a énormément plu.
Il sourit. Il a l’air épuisé. Elle ajoute :
— Les mots justes, trouvés au bon moment, sont de l’action.
— C’est ce que me disait toujours Hannah Arendt quand on baisait.
Il sort et la porte claque derrière lui. Lauren est sidérée qu’il connaisse la citation.

Quelques semaines plus tard, il est treize heures et ils sont chez Maxime. Sa femme est en voyage, elle ne rentre que le lendemain. Leur fils est à l’école, la nounou le ramène à dix-huit heures. Lauren trouve abominable que Maxime l’invite dans l’appartement familial, mais après tout, c’est son problème à lui.
Le salon est magnifique, décoré sans la moindre faute de goût. Tout est moderne et cher. Rien n’est laissé au hasard. Les reflets roses cuivrés des vases de fleurs fraîches rappellent les pieds des lampadaires design. Le noir et blanc géométrique du tapis berbère se combine avec harmonie aux couleurs fluo des affiches d’expos d’art aux murs. Lauren se dit que tout a été agencé et sélectionné avec une attention qui confine à la stupidité. Elle préfère vivre dans un Woody Allen que dans un showroom d’Habitat. Elle a aperçu de loin, sur la cheminée, une photo de groupe. Un groupe scindé en deux : à gauche, des femmes élégantes et multicolores ; à droite, une brochette de mecs en costards sombres. Au milieu, une princesse en robe blanche et aux cheveux d’ébène. L’inévitable photo de mariage qu’elle se garde bien d’approcher. La curiosité est moins forte que sa volonté de se maintenir à distance de l’intimité conjugale de Maxime.
Plantée au milieu de la pièce, elle bouge à peine. Elle ne veut pas s’asseoir sur le canapé, pas ouvrir de porte, pas boire un verre d’eau. Comme si la marque de ses fesses sur le coussin ou ses empreintes digitales pouvaient la trahir. Elle s’agace de porter le poids d’une culpabilité dont Maxime, lui, semble s’affranchir sans mal.
Ils sont dans la chambre. Il défait un à un les boutons de sa robe. Elle porte la ceinture que Jean lui a offerte. Au moment où il la fait glisser hors des passants de sa robe, elle pose sa main sur celle de Maxime et l’immobilise. « Attache-moi. »
Alors qu’il noue ses poignets avec la ceinture et cherche un moyen de les accrocher aux montants du lit conjugal, Lauren se demande si se faire ligoter par son amant avec un cadeau de son mari est aussi amoral que de baiser avec sa maîtresse dans le lit de son épouse.
Un peu plus tard, Lauren entre dans la salle de bains. Elle reste un moment à détailler – sans les toucher – les produits cosmétiques qui s’alignent sur les étagères, sur le lavabo, au bord de la baignoire. Elle viole l’intimité de cette femme qu’elle ne connaît pas, ce qui continue de la mettre mal à l’aise. Le nombre de crèmes, de gommages, de masques, de rouges à lèvres, de fonds de teint, de baumes pour les cheveux est impressionnant. Des produits chers et bien ordonnés.
Lauren a une théorie : passée la trentaine, une femme qui prend soin d’elle sans en faire toute une histoire utilise en moyenne huit produits différents par jour (un shampooing, un démêlant, du savon, du dentifrice, une crème hydratante, un déodorant, quelques touches de maquillage…). Lauren est une huit, typiquement. La plupart de ses amies sont des huit. En dessous de sept, tu es louche, au-dessus de dix, tu exagères. La femme de Maxime doit être une onze, peut-être même une douze. Elle a de la peine pour elle.
Lauren appuie ses deux mains sur le lavabo et s’observe dans le miroir. Comme très souvent depuis quelques mois, elle est étonnée par ce qu’elle y trouve. Cette femme est une étrangère, plus vieille que l’image mentale qu’elle en a, plus marquée. Les rides qui sillonnent son front, la chair un peu ramollie de son cou, ses lèvres moins pulpeuses qu’avant la surprennent parce qu’elles n’appartiennent pas au portrait intérieur qu’elle se fait d’elle-même. Elles sont bien là, insolentes, convoquées à son insu, cruellement visibles. Et pourtant, elle ne s’en formalise pas. Elle sait qu’elle est belle et que sa beauté n’a rien d’ordinaire. Elle a la conviction inexplicable que ceux qui l’observent voient l’image exacte qu’elle décide de leur offrir. Par la force de son esprit, elle gomme ces flétrissures du temps. Ce qu’ils voient, ce que Maxime voit, c’est le portrait mental qu’elle continue de brosser de sa propre personne. Pas ce que le temps ou la fatigue en font. Lorsqu’elle lève les yeux de son livre dans le bus ou qu’elle cherche son chemin dans la rue, elle croise des regards qui se détournent, gênés d’avoir été surpris à la scruter. Elle leur sourit. C’est sa façon de leur dire qu’elle est d’accord. Qu’ils peuvent continuer de la détailler. Elle sait toujours quand un regard est posé sur elle. Ce n’est pas une intuition, c’est une certitude. Les yeux des autres la caressent ou la réchauffent, elle sent leur contact sur sa peau. Elle aime remarquer les regards des hommes, mais elle préfère ceux des femmes. Elle y perçoit plus de curiosité que d’envie. Elle ne les rend pas jalouses, sa beauté n’est pas assez évidente pour ça. Elle les intrigue. Les femmes se demandent quel type de pouvoir autorise à se sentir si belle. Elles voudraient connaître son secret.
Quand elle observe une femme, elle se demande toujours à quoi ressemble le portrait intérieur qu’elle se fait d’elle-même. Dans les bars, les gares ou les aéroports, elle traîne un peu devant les lavabos, à la sortie des toilettes. Elle prend son temps, elle enfile lentement son manteau, elle se remaquille pour avoir le loisir de surprendre les coups d’œil que les femmes jettent à leur reflet dans le miroir. Alors elle sait instantanément. Elle sait si ce qu’elles voient les ravit ou les désespère. Si celle qu’elles contemplent est une complice ou une ennemie.
Elle voudrait surprendre dans le miroir de cette salle de bains le regard que s’adresse la femme de Maxime tous les matins.

Extraits
« Maxime a rencontré Nadia en école de commerce. Ils avaient vingt ans. Fille de diplomates de la grande bourgeoisie tunisienne, Nadia était sophistiquée, brillante, terriblement mignonne, et très sûre d’elle. Elle avait voyagé aux quatre coins du monde, elle avait de l’ambition. Le contraste avec les poufhasses ordinaires de Poitou-Charentes qui constituaient jusque-là son référentiel féminin l’a subjugué et lui a fait une cour assidue pendant des mois. » p. 38-39

En attendant, il vient d’accrocher à son hameçon une prise d’un nouveau genre. Une femme qui lui ressemble peut-être plus que ce qu’il avait imaginé. Elle cache bien son jeu, la sournoise, Il voyait en elle le profil classique : une femme compétente, fidèle à son mari intello, qui s’emmerde au pieu mais ne se l’avouera jamais. Il est bien obligé de réviser son jugement. Elle n’a pas l’air si farouche que ça et elle n’en est certainement pas à son coup d’essai. Il ne s’est encore jamais tapé de quarantenaire, il joue dans une autre ligue d’habitude. Il commence à se dire qu’il va faire une exception. p. 44

L’avenir confirme ses suppositions. Lauren se comporte comme un mec. Elle a des fantasmes, elle les exprime. Rien ne la choque. Elle n’a aucune autre attente, ne cherche à créer aucune intimité, ne pose pas de questions personnelles. Elle lui fout presque les jetons, pour être honnête. Il n’a pas l’habitude de ne pas mener la danse. C’est le revers de la médaille de s’envoyer une femme qui ne rêve pas d’être une princesse de conte de fées.
Un jeudi, quelques semaines après leur premier corps-à-corps dans l’ascenseur, Maxime trépigne. p. 45

Il cherche des sensations connues. Le retour en toute discrétion jusqu’à sa chambre d’hôtel alors que tout le monde dort. L’odeur d’une femme sur ses doigts. La satisfaction du plaisir sexuel, de sa performance. Il ne ressent rien de tel. La machine est enrayée, il n’arrive ni à se réjouir ni à s’apaiser. Il se jette sur le gigantesque lit de sa chambre et retire ses baskets de la pointe du pied sans défaire ses lacets. Il pense à sa présentation de demain, au week-end au ski avec ses potes la semaine prochaine. p. 59

À propos de l’autrice

Céline Robert © Photo Bruno Lévy

Céline Robert a longtemps écrit des fictions pour ses proches. Ceinture est son premier roman à l’intention de tous. (Source : Éditions Calmann-Lévy)

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