L’Avenue de verre

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En deux mots
Anna voit passer son père sur sa mobylette dans la grande rue de Tours. Il est laveur de carreaux et passe sa vie à rendre les vitrines brillantes. Ici tout le monde le connaît, mais pas sa fille qu’il semble avoir oubliée. Alors Anna décide d’en savoir plus sur cet homme arrivé à la fin de la Guerre d’Algérie et sur cette famille d’outre-Méditerranée, victime de la colonisation. Elle enquête et se révèle aussi ainsi à elle-même.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Un père à Mobylette avec une échelle et un seau

«On l’appelait Johnny car, lorsqu’il est arrivé des Aurès en 1962, où son père harki a été massacré par le FLN algérien, il aimait Johnny Hallyday. » C’est avec ce bout d’histoire familiale que Clara Breteau décide de mener son enquête et nous offrir un premier roman autobiographique bouleversant.

Curieuse destinée que celle d’un homme, laveur de carreaux, qui a passé sa vie à effacer des traces, à rendre les vitrines des magasins de L’Avenue de verre à Tours propres, lisses, immaculés. Cet homme est le père d’Anna qui le voit régulièrement passer sur sa mobylette, affublé de son échelle et de son seau. Pourtant elle ne sait pas grand-chose de lui, car il vit seul et que, même si elle sait où il habite, il ne lui viendrait pas à l’idée de lui rendre visite. Restent les questions : « pourquoi il est parti et dans quelles circonstances, quelle a été sa guerre, et de quel trou, de quel camion bâché auraient fait irruption, s’il s’était mis à raconter, les membres, la peur, le sang. » Alors Anna essaie de savoir et de comprendre. « Elle parle à des amis de son père, des anciens collègues, des familles arrivées d’Algérie à la fin de la guerre, comme lui. Elle sait qu’elle oublie vite, alors elle note, collecte. Pour, dit-elle au début, lutter contre le silence. » Elle veut tout savoir des non-dits et des tabous qui ont accompagné cet homme qu’un entrefilet de La Nouvelle République présentait en quelques lignes: « On l’appelait Johnny car, lorsqu’il est arrivé des Aurès en 1962, où son père harki a été massacré par le FLN algérien, il aimait Johnny Hallyday. »
Rassemblant les pièces du puzzle, elle comprend que dans sa soif d’émancipation d’une famille rigide et violente, sa mère se soit jetée au cou de ce Johnny, le premier homme rencontré qui ne ressemblerait pas à ceux de sa famille. Que se marier avec cet immigré sonnerait pour elle comme une vengeance. Même s’il est dans la logique des choses de voir son grand-père maternel ne pas goûter à cette union. « Lorsqu’il avait appris que sa fille si brillante se retrouvait enceinte d’un Algérien illettré et laveur de carreaux, il ne lui avait plus parlé pendant plus d’une année, Dès le ventre de sa mère et son milieu sonore, Anna avait grandi à l’écart des accents masculins. Quand elle était née, plusieurs mois s’étaient écoulés avant que son grand-père accepte de la rencontrer. »
Un grand-père qui refuse de la voir côté maternel et un grand-père absent côté paternel. Un grand-père, Hadj, ce harki « massacré par le FLN algérien » qu’Anna va rechercher d’Aix-en-Provence à Blois et de Paris à la côte normande, partout où des archives sur l’Algérie sont rassemblées.
Ce qu’elle va découvrir d’une histoire coloniale qui commence en 1830, n’est guère glorieux. Mais que peut-il y avoir d’honorable dans l’asservissement d’un peuple, fut-ce pour lui apporter « les valeurs de la civilisation » ? Au fil de son enquête Anna va découvrir la violence et les massacres. Elle va aussi comprendre la raison du mutisme de son père et la force symbolique de son métier, effacer les traces pour offrir à sa descendance un avenir net et brillant.
Si Clara Breteau a choisi de raconter cette histoire autobiographique à la troisième personne plutôt qu’avec le « je », c’est sans doute pour prendre un peu de distance avec les faits qu’elle a découverts, comme pour les passer au tamis de cette narration.
Mais au bout de son enquête bouleversante, elle va pourtant comprendre que c’est bien dans sa généalogie qu’elle s’inscrit. « Anna le sait maintenant. Elle n’a peut-être pas son nom, sa langue, ni sa culture. Mais elle est bien la fille de son père. »

L’Avenue de verre
Clara Breteau
Éditions du Seuil
Premier roman
224 p., 20,50 €
EAN 9782021575958
Paru le 3/01/2025

Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Tours et sa région ainsi que dans la Sarthe. On y évoque aussi Paris et la région parisienne, ainsi que l’Algérie, notamment à Tlemcen et dans les Aurès ainsi que l’Ukraine, l’Allemagne et l’Angleterre.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours avec des retours en arrière jusqu’en 1830.

Ce qu’en dit l’éditeur
Anna est née de père inconnu aux yeux de l’état civil. Ce père, elle le connaît pourtant. Arrivé d’Algérie en 1962, il travaillait comme laveur de carreaux. Anna croisait souvent sa silhouette, en scooter dans les rues de Tours, transportant sur son dos son matériel et son échelle.
Sur l’avenue de verre qui traverse la ville, il a passé sa vie à effacer des traces. Après sa mort, Anna tente, elle, de retrouver d’autres signes estompés, ceux de la relation qui les a unis mais également ceux du monde qu’il a quitté, de l’autre côté de la mer. Ceux d’un drame qu’elle suspecte mais qui demeure voilé.
Dans cette émouvante quête intime, Clara Breteau renoue avec un père dont le métier était de faire corps avec les vitrines qu’il nettoyait – tour à tour cloisons qui séparent et surfaces où les signes se déposent. En jouant sur les transparences et les opacités de l’histoire familiale et coloniale, l’écriture touche au plus près ce qui était resté scellé, pour mieux retisser la mémoire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Sara Verrecchia)

Les premières pages du livre
« Il est de dos, dans sa combinaison rouge. Devant lui, la raclette virevolte sur la vitre. Son bras dessine de grands huit couchés qui descendent, de plus en plus serrés. Vers la fin, il a des mouvements d’escrime et l’on aimerait que l’image ralentisse — pour mieux voir, derrière la mousse qui disparaît, son corps qui se reflète brièvement dans le carreau. Il se déplace un peu sur la gauche, glisse la raclette dans sa ceinture, saisit le mouilleur et se remet à badigeonner à toute vitesse, sans regarder. Par moments, il agite vigoureusement le bras au-dessus de sa tête comme s’il faisait de grands signes à travers la vitrine. Anna avait remarqué Ça, un jour, en apercevant la voisine d’en face qui gesticulait à sa fenêtre : les gens qui nettoient les vitres, de loin, on dirait qu’ils appellent au secours.

Une grande vague de mousse envahit à nouveau le carreau. Elle garde des impressions de gestes, les rayonnages dans le magasin deviennent flous. Anna avait longtemps cru que ce métier, c’était effacer des traces — de pluie, de doigts, d’insectes écrabouillés, de souffles, quand les gens viennent coller leur visage trop près contre la vitre. Être laveur de carreaux, c’était fabriquer de la transparence, comme d’autres fabriquent du pain. Il y avait quelque chose là-dedans de l’opticien, de celui qui aide à y voir clair. Et pourtant, lorsqu’elle le regarde travailler, Anna voit aussi l’envers caché de ses mains, tout ce temps qu’elles passent à voiler les surfaces, à les rendre soudain tout opaques et brumeuses. 
Il est de dos, c’est son père, mais il pourrait être des milliers d’autres. Des milliers d’hommes qui, arrivés au même moment du même endroit que lui, tentent obscurément, par leurs gestes répétés — sur les vitres, le métal, le bois, le PVC -, d’effacer ce quelque chose qui leur mousse en dedans et brouille les surfaces. Des milliers qui s’accrochent au quotidien, s’attachent à le rendre lisse et translucide. Affairés, concentrés sur leur tâche, ils ne voient pas les petits bouts de langage qui, malgré tout, s’échappent autour d’eux. Il y a beaucoup de lettres, par exemple, qui apparaissent et disparaissent sur ces vitres que nettoie le père d’Anna : des S entremêlés quand la raclette descend, des U inversés le long de l’encadrement, des O en ribambelle dans la mousse en spirale. Et tout plein d’autres lettres, sûrement, de cet alphabet berbère qu’Anna ne connaît pas mais dans lequel s’écrivait autrefois le monde de son père. 
Au fil du temps, la grande raclette qu’il tient dans la main est devenue comme le prolongement naturel de son corps. Anna aurait aimé qu’il s’arrête, se repose. Lui laisse jeter un œil aux vitres qu’il nettoie. Elle se voit saisir les lettres et toutes ces traces que son père efface, les poser devant elle, sur un petit présentoir, comme au Scrabble, et avec les plus belles, les plus pesantes, les plus chargées, elle compose des phrases mot compte triple qu’elle projette sur la vitre. Le carreau se recouvre d’un tissu de mots dense et collant, impossible à enlever. 
Elle se souvient de ce dessin où l’on voit, sous un « Bonne fête, papa » entouré des drapeaux algérien et français, son père tout en haut d’une échelle appuyée contre le mur d’une maison coquette. Sa mobylette avec ses seaux est garée sur le bas-côté, il y a des balais qui flottent sur la page, et puis aussi un palmier, une pastèque, comme des meubles rescapés d’une tornade. Anna a colorié la peau de son père en marron foncé, il porte un béret rouge, une combinaison violette, et tout son corps est transparent. Quand on regarde au travers, on distingue les barreaux de l’échelle argentée. 
Dans une exposition à l’Institut du Monde arabe, « Son œil dans ma main », l’écrivain algérien Kamel Daoud décrit sa sensation de ne plus avoir de corps, d’être tout transparent, effacé par la génération des pères fondateurs statufiés, fiers et grands. Mais qu’est-ce que c’est alors, se demande Anna, qu’être l’enfant d’une ombre, d’un corps qui disparaît, et subsiste tout léger, flottant comme un drapeau sur des barreaux d’échelle, au guidon d’un scooter ? Qu’est-ce que ce papa de verre que l’on a façonné et donné à Anna, et qu’elle regarde aujourd’hui, comme on contemple une figurine, sans trop savoir qu’en faire ? 
Chez elle, Anna ne lave jamais les vitres. Les grandes fenêtres de son appartement restent parfois des années sans être nettoyées. Sur le carreau, les traces discrètes tamisent la lumière, floutent les vis-à-vis, remplacent les voilages. Le kit de ménagère en plastique rose qui a fait partie de ses premiers jouets n’a pas rempli son office. Il lui a plutôt, semble-t-il, inculqué l’idée que nettoyer était un jeu, un art, pas quelque chose de laborieux, nécessaire ou sérieux. Dans l’angle des fenêtres, les toiles d’araignées sont des bouts de nuages, des animaux, presque, qu’il ne faut pas perturber. 
Elle revoit son père face à elle qui sourit, l’œil brillant. Parfois, devant Anna, il prenait entre ses doigts un grand mouchoir blanc, le mettait dans sa bouche. Puis il portait la main à son oreille, l’air surpris, et en ressortait lentement le mouchoir. Éberluée, Anna regardait le long serpent de tissu s’extirper de la tête en se tortillant, extraordinairement blanc, comme sortant de la machine. L’image de cette matière claire et torsadée, de ce chiffon lavé extrait du crâne de son père la trouble encore aujourd’hui. Elle dit que quelque chose lui manque, en lien avec l’Algérie. Elle sait que c’est le lieu du silence, le lieu de la transparence. Entre elle et ce pays, la vitre est si bien astiquée qu’elle disparaît. On pourrait s’y cogner, la faire voler en éclats. 
Quand son père était couché, trente kilos en moins, la peau jaune et le ventre gonflé, il répondait aux questions d’Anna en lui disant qu’il n’avait rien à se reprocher. Puis il se taisait. La mort dans ses draps ne changeait rien. Elle le ramenait, disait-il, là-bas, près des siens. Et elle lui cousait la bouche, plus serré encore. Les rares choses qu’il lui avait dites sur la guerre au fil des ans surnageaient dans la tête d’Anna : des histoires de mitraillettes, de mort qui colle aux trousses. Des slogans, pas vraiment des histoires : « Marche ou crève », « La vie est une jungle ». Ils dérivaient dans le vide comme des vêtements sans corps. Anna méditait sur le silence de son père. Voulait-il dire que celui-ci avait su se libérer d’un cauchemar ? Ou bien, au contraire, que ce cauchemar l’avait entièrement recouvert, sculpté à son image, contraint à vivre selon sa loi ? 
Dans la chambre, près du lit, Anna avait remarqué, alignés sur la cheminée, de faux œufs Fabergé à la porcelaine peinte et aux petits pieds dorés. Elle avait entendu parler de ce rite de fertilité qui se pratiquait autrefois dans les montagnes des Aurès, là où son père était né. À chaque mariage, avant la nuit nuptiale, les hommes se réunissaient pour dégommer à la carabine une rangée d’œufs disposés contre un mur, Anna retrouvait les reflets transposés de ce rite en France, dans une chambre conjugale, enveloppés dans une vue des jardins de Versailles, d’une bergère en robe rose, de paysans bretons. Y avait-il aussi en elle, sous sa croûte de porcelaine claire – sous ses habits, ses cheveux, ses gestes d’Occidentale et son nom bien français -, d’autres ombres tremblées du monde de son père, comme celles qu’elle voyait clignoter sur le manteau de la cheminée ? C’est en France qu’elle avait été élevée, par une mère française. Avait-elle aussi, comme ces petits œufs kitsch, des doubles fantômes dans cet autre pays ? Qu’avait-elle hérité de ce qui ne se dit pas ? À son retour chez elle, ce jour-là, elle avait déballé les quatre petits œufs en porcelaine qu’on lui avait donnés. Pendant le voyage, l’un d’eux s’était brisé. 
Anna ne sait pas grand-chose de son père. En tout cas, pas de ces choses qui comptent et qui pèsent, comme un corps qu’on transporte : pourquoi il est parti et dans quelles circonstances, quelle a été sa guerre, et de quel trou, de quel camion bâché auraient fait irruption, s’il s’était mis à raconter, les membres, la peur, le sang. Anna cherche des histoires, et on lui en raconte. Elle parle à des amis de son père, des anciens collègues, des familles arrivées d’Algérie à la fin de la guerre, comme lui. Elle sait qu’elle oublie vite, alors elle note, collecte. Pour, dit-elle au début, lutter contre le silence. Comme s’il s’agissait d’une force qui serait extérieure à nous, d’une de ces vilaines maladies qui masquent les visages. 
Elle aussi, pourtant, quand elle rentre chez elle après ces rendez-vous, reproduit ce silence. Quand elle se retourne vers son conjoint après avoir suspendu sa veste au portemanteau, c’est la première chose qui monte. Ça et l’impression d’être la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf et se retient soudain, au bord de l’explosion. Parce que ces histoires qu’il faudrait redire ne sont pas les siennes. Parce que, de l’autre côté du portemanteau, il n’y a qu’un petit caillou de temps et de parole ordinaire, calibré par la promenade du chien, le biberon du bébé, le menu du dîner. Parce qu’il y a aussi, dans ce qu’on lui raconte, de gros trous rouges chez les gens, là, précisément, à l’endroit de la gorge, et que l’image se propage : mortes ou vivantes, les gorges se comprennent, elles communiquent, s’abouchent. Et Anna devant son portemanteau se sent prise dans un entonnoir de bouches et de gorges béantes, ouvertes sur un vide. 
À 35 ans, pourtant, c’est devenu son métier : interroger les gens, trouver des sources, collecter des histoires. Anna écrit et enseigne, à l’université. La plupart de ses cours prennent la forme d’enquêtes. Mais quand il s’agit de son père, tous ses outils s’émoussent. Elle a toujours 8 ans. Noël, un ami d’enfance chercheur en laboratoire, passe ses journées armé de radiotraceurs à explorer des corps. À les mettre en images, faire en sorte qu’on puisse voir un peu mieux au-dedans. La moitié de son corps à lui, pourtant, est plongée dans le noir : il n’a jamais rien su de son père biologique. Au CP, Noël passait ses récrés à courir après Anna, à vouloir l’attraper. Aujourd’hui ils se sont perdus de vue, mais leurs silhouettes dans la glace se poursuivent encore. Elles courent, l’une derrière l’autre, au-devant de quelque chose qui toujours se dérobe. 
Un soir, en rentrant d’une discussion avec un ami de son père, Anna s’assoit sur le canapé, seule dans l’appartement. Face à l’écran de télé noir, elle se rend compte qu’elle n’a jamais cherché d’images de la ville de Batna et de ces montagnes du Sud d’où venait son père, les montagnes des Aurès, en pays chaoui. Elle voudrait trouver des vidéos tournées par des gens là-bas, voir à quoi ressemblent les paysages, les rues, les montagnes, avoir l’impression d’y être. En épluchant les moteurs de recherche, elle tombe sur un film, Centre-ville de Batna, d’une dizaine de minutes. Il est tourné depuis l’intérieur d’une voiture. La caméra, un téléphone sans doute, a été fixée au milieu du parebrise, sous le rétroviseur, là où l’on met les grigris, les sapins qui sentent bon et les yeux porte-bonheur. 
Anna regarde la voiture qui roule le long des avenues larges de Batna, elle aperçoit un peu la ville et les montagnes, poussées sur les côtés. Il se met à pleuvoir. Des gouttes apparaissent un peu partout sur le parebrise et sur l’image, les essuie-glaces commencent à s’activer, mais les gouttes l’instant d’après reviennent aussitôt. Et la vidéo se poursuit, la caméra continue de filmer. Anna reste là, à regarder la pluie qui s’écrase sur l’écran. Elle ne distingue plus quoi que ce soit au travers. Elle reste les yeux collés à cette caméra qui filme malgré tout, et qui filme quand même. Comme si le centre de la ville, et de toutes les villes, et de toute l’Algérie, se trouvait finalement là, dans cet écran plein de gouttes dont elle ne peut détacher les yeux. 
Son regard suit les balais qui vont et viennent sur le pare-brise. Et elle revoit les bras de son père s’agiter en cadence, lui l’homme essuie-glace qui passait ses journées contre des vitres trempées, à effacer des traces qui sans cesse revenaient. Anna se demande si elle ne vient pas de trouver, dans cette obstination à regarder des tissus de gouttes et des rideaux qui tremblent, quelque chose du monde de son père de plus important encore que le paysage, le revêtement des rues ou la forme des montagnes. 
Une grande artère de verre qui court, d’un fleuve à l’autre, à travers les différents quartiers de la ville. C’était ça, son domaine. C’était elle qui avait remplacé l’Algérie. Avec ses pharmacies, ses banques, ses salles de sport, ses magasins de lunettes, vêtements et chocolats. Et, plaquée sur tout ça, cette grande carapace vitrée dont il était l’écuyer, qu’il entretenait jour après jour, sur ses deux faces ; en récurant les parois mal articulées, grattant les empreintes de colle et de poussière, éliminant les toiles d’araignées avec, pendant l’été, tous les pollens de platanes blonds et brillants qui se prenaient dedans. 
Il y avait des choses, bien sûr, dans cette Touraine où il avait trouvé refuge, qui rappelaient son pays, les lieux de son enfance. Des troglos creusés dans le calcaire, des vallées maraîchères, des vergers, des fermes, des troupeaux. L’été, le lit asséché de la Loire et ses grands bancs de sable chauffés à blanc serpentaient dans l’œil d’Anna comme les empreintes d’un oued tari. Le nom du fleuve lui-même, à travers son adjectif, « ligérien », était devenu pour elle à force de tressaillir dans son oreille comme un ressortissant, un affluent sonore du corps de l’Algérie. 
Ce n’était pourtant pas dans cette Touraine de nids d’aigles, d’eau et de calcaire que son père avait choisi de vivre. Lorsqu’il avait dû renoncer à son rêve de devenir tailleur de pierre après un accident, il s’était transporté loin des anfractuosités de la roche des troupeaux de son enfance – dans ce cœur brillant de la ville où régnaient les marchandises, le spectacle les grandes équivalences. Il n’y avait pas en France de ces trottoirs magiques où les billets, comme on disait chez lui, se ramassaient à pleines mains. Mais il y avait, lorsqu’on relevait les yeux, ces vitrines étincelantes contre lesquelles les Français projetaient leurs désirs, ces grands murs que l’argent n’effaçait pas mais qu’il rendait très doux, et presque transparents. Peu à peu, il était devenu le confident, le gardien de ce monde. Les commerçants lui faisaient confiance, il leur rendait service, naviguant de l’un à l’autre, écoutant leurs histoires, colportant leurs nouvelles ou attendant leurs coups de fil, installé en terrasse. L’Univers, ce grand café-restaurant en face de l’hôtel de ville, était devenu pour lui au fil du temps un bureau, un chez-soi, un quartier général. Le résumé de son monde.

Il portait bien son nom. Encore aujourd’hui pour Anna, c’est là, lorsqu’elle regarde autour d’elle en s’asseyant, s’attendant toujours à le voir surgir à travers les portes vitrées, qu’elle a la sensation de se rapprocher le plus de l’Algérie de son père. De ce qui, en ayant pris la place, est devenu pour elle comme une passerelle vers ce pays. Elle a grandi dans l’idée que tout là-bas était dangereux, lointain, inaccessible. Coincé, comme un djinn dans un télescope, entre des gloires romaines très anciennes et une paix à des années-lumière dans le futur.

Avec ses longues tablées, son comptoir rutilant, ses armées de serveurs et sa grande verrière, l’Univers, malgré son nom cosmique, redonne à l’Algérie une épaisseur, une croûte, une assise bien présente. Puisque c’est là que son père a vécu. Là qu’il a déménagé son monde. Pas dans cette maison, à l’autre bout de l’avenue, où il n’était jamais, à peine pour dormir. Mais là, dans ce café dont il connaissait par cœur les coulisses et où il venait de temps en temps ranger des secrets. Comme ce bloc de foie gras, enveloppé d’alu et ramené d’on ne sait où, qu’il était venu entreposer une fois dans l’un des grands frigos du resto, et dans lequel Anna ne peut s’empêcher de voir le reflet de tout ce qui mijotait et confisait alors, lentement, inaccessible, dans les creux de son corps. »

Extraits
« Anna ne sait pas grand-chose de son père. En tout cas, pas de ces choses qui comptent et qui pèsent, comme un corps qu’on transporte : pourquoi il est parti et dans quelles circonstances, quelle a été sa guerre, et de quel trou, de quel camion bâché auraient fait irruption, s’il s’était mis à raconter, les membres, la peur, le sang. Anna cherche des histoires, et on lui en raconte. Elle parle à des amis de son père, des anciens collègues, des familles arrivées d’Algérie à la fin de la guerre, comme lui. Elle sait qu’elle oublie vite, alors elle note, collecte. Pour, dit-elle au début, lutter contre le silence. Comme s’il s’agissait d’une force qui serait extérieure à nous, d’une de ces vilaines maladies qui masquent les visages.
Elle aussi, pourtant, quand elle rentre chez elle après ces rendez-vous, reproduit ce silence. » p. 19

« Lorsqu’il avait appris que sa fille si brillante se retrouvait enceinte d’un Algérien illettré et laveur de carreaux, il ne lui avait plus parlé pendant plus d’une année, Dès le ventre de sa mère et son milieu sonore, Anna avait grandi à l’écart des accents masculins. Quand elle était née, plusieurs mois s’étaient écoulés avant que son grand-père accepte de la rencontrer. Anna se demande si ce n’était pas ça dont son père se protégeait lorsqu’il s’enfuyait, lancé en mobylette ou à l’assaut des vitres, perché sur ses échelles : cette honte secrète que ses proches avaient de lui.
Dans cette double vie, elle le sait, il n’était ni d’un côté ni de l’autre. II était l’interface, le pli. Il souriait. Quand on lui faisait des reproches, quand on le questionnait. Quand on lui demandait de se prononcer, qu’on lui faisait des discours. C’était sa façon de rester mutique, ce sourire. La forme particulière que prenait sa bouche lorsqu’elle faisait silence. Baloul, « Le rieur », c’était son nom. » p. 67

« On l’appelait Johnny car, lorsqu’il est arrivé des Aurès en 1962, où son père harki a été massacré par le FLN algérien, il aimait Johnny Hallyday. » p. 107

« Anna le sait maintenant. Elle n’a peut-être pas son nom, sa langue, ni sa culture. Mais elle est bien la fille de son père. » p. 172

À propos de l’autrice

Clara Breteau

Clara Breteau © Photo F. Lafitte

Clara Breteau vit à Tours. L’avenue de verre est son premier roman. (Source : Éditions du Seuil)

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