De nos blessures un royaume

blessures royaume

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En lice pour le Grand Prix RTL-LiRE magazine 2025

En deux mots
Agnès laisse sa troupe de danse pour entreprendre un long et lent voyage qui la mènera de Paris à Zagreb, en passant par l’Italie. Ce périple, qui tient aussi du pèlerinage, va la mener jusqu’à un musée improbable où elle vient déposer un livre, un viatique.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le voyage à Zagreb

C’est un périple peu commun à travers l’Europe que nous propose Gaëlle Josse. De Paris à Zagreb en passant par Nice et l’Italie, c’est la route du deuil qu’emprunte Agnès avec un livre qu’elle destine à un musée bien particulier. Pour faire de ses blessures un royaume.

C’est au milieu d’applaudissements que s’ouvre ce roman. Agnès est entourée d’une troupe de danseurs qui viennent d’enchanter le public par une prestation époustouflante. Un succès qui émeut d’autant plus la meneuse qu’elle sait que ce spectacle sera son dernier. Dès le lendemain, elle prend le train pour Nice, puis un bus pour Milan.
Dans ses bagages, elle a pris soin d’emporter le roman Éden, lettres à ma fille signé de Julien Lancelle, paru en 1956 et qu’il avait trouvé chez un bouquiniste du quai de la Tournelle. « L’objet a vécu, transporté, posé, ouvert, laissé, repris. Je me rappelle la dernière page lue. Le dernier mot, la phrase interrompue, le marque-page. Il y a un an et c’était hier. Le temps, anneau de Möbius glissant sans fin, sans retour arrière, sans repères, sans prise, faisant de moi une perdue, une inconsolée. Une affligée que rien ne vient distraire. »
Car cela fait un an qu’Agnès a perdu Guillaume, l’amour de sa vie. Guillaume dont ce livre avait décidé de sa vocation. Durant tout son voyage, elle va nous raconter cette émouvante histoire, celle d’un couple atypique dont, Madeleine, la femme, gère l’entreprise de négoce en vins et dont Julien, le mari, s’occupe d’Emma, sa fille handicapée. Leur relation trouve au cœur de la nature les moyens de s’épanouir. Ensemble, ils jardinent, confectionnent un herbier, visitent des jardins remarquables à Londres ou à Rome. « Chaque fois, ou presque, c’est le jardin qui nous a sauvés. Un filet d’air frais sur le visage, le soir, la poursuite d’un papillon blanc, la course saccadée d’un lézard qui se faufile entre deux pierres d’un muret, la contemplation du dessous argenté des feuilles d’olivier, la senteur résinée des pins, l’explosion violette d’une cascade de bougainvillées, les palmes arrondies, puissantes, des figuiers de Barbarie, le jaillissement bicolore des pieds d’aloès, tout t’intriguait et t’enchantait. »
Après Milan, elle part pour Mantoue où Guillaume rêvait d’aller. Mais le terme de son voyage sera Zagreb où « il existe un musée étrange dans Je monde, celui des relations brisées (…) Chacun peut y apporter un objet, une photo, un texte qui dit quelque chose d’une relation rompue, perdue, et c’est la somme de ces contributions qui constitue le musée. C’est un couple qui l’a créé après sa rupture, pour laisser quelque chose de leur histoire et inventer un lieu qui accueille la trace, le souvenir des amours d’inconnus, d’anonymes qui cherchent à laisser quelque part une empreinte de ce qu’ils ont vécu. J’ai tellement aimé cette idée, je suis allée des dizaines de fois sur le site, j’ai regardé, j’ai lu. Il y a de tout, du banal, du quotidien, du beau, du drôle, du terrible, du tragique. La vie. »
Avant d’arriver, la route passe par Vérone, Padoue et Trieste, importante étape de ce pèlerinage où Agnès « à hâte d’arriver, de sentir la mer au bord de la piazza de l’Unita, de regarder les bateaux et de m’asseoir sur un banc sans bouger. Avec toi, Guillaume. Et faire de nos blessures un royaume. »
Après À quoi songent-ils, ceux que le sommeil fuit ? et La nuit des pères, Gaëlle Josse continue à nous émerveiller de sa plume magique. Agnès, sur son chemin de deuil, réussit à transcender la douleur pour nous faire voir la lumière au bout de la route. Une impression renforcée avec le dispositif narratif du roman dans le roman qui souligne cette volonté de ne garder que le meilleur, de partager au-delà du handicap les émerveillements offerts par la nature.

De nos blessures un royaume
Gaëlle Josse
Éditions Buchet-Chastel
Roman
176 p., 19,50 €
EAN 9782283039717
Paru le 9/01/2025

Où ?
Le roman est d’abord situé à Paris, avant un long voyage qui va passer par Nice puis l’Italie, notamment par Milan et Trieste jusqu’à Zagreb.

Quand ?
L’action se déroule en 2023.

Ce qu’en dit l’éditeur
7 jours, 1000 kilomètres. Agnès, danseuse, tourne un jour le dos à sa vie. Elle part. Un périple lent, un itinéraire sans logique apparente. Dans quel but ? Dans son sac, il y a un livre. Il est la raison de ce voyage qui la conduit à l’autre bout de l’Europe. Continuer à vivre exige parfois d’étranges détours. Dans ce nouveau roman, on retrouve la sensibilité de Gaëlle Josse. Elle signe ici un texte bouleversant et lumineux sur la quête de soi. C’est aussi une déclaration d’amour aux livres, à la littérature, et à toutes les vies de papier qui nous rendent un peu plus vivants.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Franceinfo Culture (Edwige Audibert)
France musique (L’invitée du jour)
RTS (Sarah Clément)
Blog Littéraflure

Les premières pages du livre
« Paris, vendredi 23 juin 2023
Dans la salle, le public la réclame. Elle. Il la veut. Maintenant. Elle prend une longue inspiration, ferme les yeux quelques instants. D’une main elle écarte les pans du rideau en velours sombre et se glisse dans l’ouverture, puis elle s’avance vers le devant de la scène. Lumière. Elle salue. Son buste plonge vers le sol et elle laisse les applaudissements rouler sur ses épaules. Son dos blanc, ses bras blancs, ses pieds nus émergent d’une robe bleu nuit qui s’enroule autour d’elle. Puis elle se redresse, recule de trois pas et saisit les mains des deux danseurs les plus proches, elle reprend sa place dans la longue guirlande qu’ils dessinent sur toute la largeur de la scène.
Ils saluent, encore, et encore. Ils sont tous là, sur ces planches qu’ils ont investies une heure et demie plus tôt, tous, épuisés et radieux, les valides, les boiteux, les aveugles, les maladroits, les timides, ceux en fauteuil roulant, ceux avec une jambe en moins ou un chromosome en plus, les corps triomphants, les corps déformés, les corps fatigués, les professionnels et ceux qui arrivent en courant le soir après le travail.
Les visages ruissellent de transpiration et de fatigue, les éclairages creusent les traits et intensifient le blanc de leurs vêtements. Ils sont autour d’elle, et elle au milieu d’eux. Ils sont là, tous ceux à qui elle a murmuré un jour lève-toi et danse, donne-moi la main et fais-toi confiance, on a une histoire à raconter ensemble. On va l’écrire et la danser. Tu auras mal, tu auras peur, tu voudras abandonner et on sera tous là quand ça t’arrivera, on a besoin de toi pour que l’histoire soit entière.

Les applaudissements s’accélèrent, scandent un rappel, un autre, un autre encore. Elle quitte la chaîne et recule d’un pas, noue l’une à l’autre les mains qu’elle tenait à l’instant. Elle les pousse devant elle, au bord de la scène, le plus près possible du public, et elle les applaudit.
Elle a arraché l’élastique qui retenait ses cheveux et ça s’éparpille en flot sur ses épaules. Un relâchement de tout son corps accompagne ce geste de délivrance.
C’est fini. Ils l’ont fait.
On l’a fait ensemble.

Il est l’heure de s’effacer. Je vous aime, toutes, tous, Yaël, Enzo, Coline, Samira, Walid, Massimo, Pierre, Minh, Aurélien, Claire, Nora, Kim, Karim, Noémie, mes estropiés, mes esquintés magnifiques, mes abîmés, je vous aime mais je ne suis plus là. Les mots ne franchissent pas ses lèvres mais ils éclatent en elle. Je vous ai portés et vous m’avez portée. Je vous aime, et je suis fière de ce que nous avons fait. Mais maintenant je ne suis plus là. Demain je pars.

Dans la salle, les lumières se rallument, le public se disperse dans le grincement des fauteuils qui se relèvent, dans le froissement des vêtements et le bourdonnement des conversations d’après-spectacle. La scène est vide, coupée en deux par le rideau de velours noir. Demain je pars.

Il reste à partager le repas qui les attend dans les loges. À l’entrée des coulisses elle attrape un lainage léger posé sur une chaise et le passe sur sa robe couleur de nuit, elle glisse ses pieds dans les sandales plates laissées à côté, puis elle disparaît dans les couloirs encombrés et poussiéreux. Elle s’arrête aux lavabos et s’asperge le visage, mains en coupe, puis le cou, les avant-bras, le pli des coudes, les aisselles, l’eau qui inonde la faïence blanche la libère de la tension accumulée. Des éclats de voix, on l’attend. Où est passée Agnès ? Elle les rejoint et cède avec eux aux embrassades, aux rires, aux larmes, aux verres levés, à toi, à nous, à la danse, à la vie, à la joie.
Je suis là et je ne suis plus là. Demain je pars. Elle ne le leur dira pas.

Nice, dimanche 25 juin 2023
Me voici à la gare routière, la gare Vauban, comme elle s’appelle, une étendue goudronnée striée de marques blanches au sol, et rien pour s’asseoir ou s’abriter, ou se rafraîchir. Mais c’est bien là que je vais, en gardant un œil sur le plan qu’affiche mon téléphone, avec une ligne bleue sinueuse que je m’efforce de suivre. Je suis arrivée hier dans l’après-midi à la gare de Nice, depuis Paris. Six heures somnolentes, écorchées par les annonces sonores incessantes. Ankylosée à l’arrivée. En sortant, tout de suite j’ai cherché les palmiers. Où sont-ils passés ? Les deux, devant l’entrée de la gare, ils étaient là, maigres et échevelés, la dernière fois que je suis venue, j’en suis certaine. Quand était-ce ? Je ne sais plus, mais les palmiers étaient là, ma main à couper. Ils devaient gêner, la gare s’est agrandie, une baraque à croissants et à sandwiches colonise la place, avec des moineaux intrépides qui guettent les miettes sur les quelques tables métalliques bancales posées dehors.
J’ai les yeux encore pleins du spectacle de la côte vue du train, celle qu’on longe une fois passé Marseille. Le wagon s’est vidé à la gare Saint-Charles, alors j’ai changé de place pour me mettre du bon côté, la fenêtre côté mer. Les rochers rouges de l’Estérel et l’eau turquoise mouchetée de blanc lorsqu’elle se brise sur la roche, c’est ça que j’attendais, ces couleurs vives, saturées, ces couleurs qui sont la première preuve d’un changement, d’un passage vers un autre climat, une autre végétation, d’un début de voyage.

Pourtant, c’est ici, entre goudron et ciment, baraquements et barrières métalliques, qu’il commence vraiment, ce périple que j’entreprends, c’est ici que je situe son point de départ.
Hier, en arrivant, j’ai ajusté mon petit sac à dos en nylon noir à l’épaule et assuré ma main sur la poignée télescopique de mon sac, une ruine roulante en toile qui m’accompagne depuis des siècles. Il fallait que je marche, que je déplie mon corps, mes jambes, que je descende à pied jusqu’au port où j’ai réservé une chambre. Mon pas comme unité de mesure.
J’ai marché, arpenté le port, contourné le bassin, j’ai regardé les voiliers et les barques en bois coloré, les pointus comme on les appelle ici, je suis arrivée au pied de la sculpture #I love Nice et ses lettres géantes que les promeneurs photographient et que les joggers utilisent comme support pour leurs étirements de fin de course, j’ai regardé l’immeuble en face, façade ocre et volets gris clair, je trouve ça très chic, dans une vie rêvée j’aimerais bien une maison comme ça, puis je suis descendue au bord de l’eau, chaussures à la main, et j’ai laissé les vagues tièdes envelopper mes chevilles, je les aurais voulues plus fraîches, mais c’est déjà agréable, je regarde le monde autour de moi sur la plage, et au-dessus, sur la Prom, ça marche, ça court, défilé de lunettes de soleil et parade de corps en gloire.

Je respire. J’ai tenu jusqu’au spectacle, j’ai rempli le contrat, les cinq représentations prévues pour ce festival, des mois de travail, de répétitions, d’emballements, de doutes, d’épuisement, de contretemps et au milieu de tout ça la confiance de tous, les corps engagés pour raconter une histoire. Ils se reposent sur moi et me portent en même temps, ils me gardent vivante. Tenir. Tenir jusqu’à la cinquième et dernière, saluer et entrer dans l’absence.
Oubliez-moi, un peu, j’ai quelque chose à faire maintenant et je dois le faire seule.

Alors oui, ce voyage déraisonnable commence ici, dans l’inconnu de cette gare routière déjà trop chaude sous le soleil du matin, dans le dédale des bus aux dimensions monstrueuses, carrossés de couleurs criardes, garés en lignes parallèles, métal tiède, odeurs d’essence et de plastique enlacées. Je ne les imaginais pas aussi énormes, vus de près.
C’est un lieu inhospitalier, concédé aux voyages des pauvres, ceux qui n’ont pas de voiture et ne peuvent s’offrir le train (ni rien d’autre probablement.) Alors à quoi bon leur proposer en plus de l’ombre, des lavabos, des sièges et des distributeurs de sodas ? Pourquoi pas des glaces et des gaufres gratuites ?

Presque cinq heures de trajet m’attendent. Ça me va. Je vais me laisser porter, me laisser bercer par la route, j’ai prévu une grande écharpe qui me servira de plaid si je dois voyager de nuit, ou si la clim est trop fraîche, ou si j’ai besoin d’un peu de douceur, ou d’un oreiller. J’attends devant l’emplacement du bus pour Milan, je suis arrivée tôt, la première, un truc d’éternelle angoissée, je sais, être sur place, repérer, voir venir, s’épargner la bouffée de stress à l’idée de ne pas trouver, de se perdre, d’arriver trop tard, avec des loups ou des dragons à combattre en chemin, on ne sait jamais, et puis autour de moi ça déboule de partout, ça parle français, italien, les bagages s’amoncellent sur l’aire goudronnée.
Je regarde l’habitacle où je vais devoir m’engouffrer, il ressemble à une énorme fourmi vert pomme, avec ses immenses rétroviseurs recourbés, installés comme des antennes géantes de part et d’autre du pare-brise panoramique. Si je peux, j’essaierai de trouver une place près de la fenêtre, et je laisserai la route, les paysages, toute la vie dehors entrer en moi. Jusqu’à Gênes, on va longer la mer, en surplomb, la route sera sinueuse, ponctuée d’innombrables tunnels. Et puis plein nord ensuite, vers Milan. Ce sera ma première étape. Le chauffeur me fait un signe, il désigne ma ruine roulante d’un doigt agacé, non, je ne peux pas monter avec mon sac, il faut que je le loge dans le ventre de la fourmi, et vite, si on veut partir à l’heure. Je m’exécute, pose une question à laquelle il me répond par un haussement d’épaules, je n’insiste pas. Je l’ai voulu ce voyage, cette échappée, cette errance, alors vas-y ma vieille, grimpe là-dedans, fais comme tout le monde et tais-toi.

Pour aller là où je vais, j’aurais pu prendre l’avion, en deux heures c’était réglé, une diagonale à travers les nuages, hop deux jours là-bas, mettons, et retour. Mais non, c’est trop rapide, trop violent, couloirs gris climatisés d’aéroport et brutale téléportation, décollage attachez vos ceintures mauvais café et rattachez vos ceintures atterrissage, d’autres couloirs gris. C’est d’un voyage lent dont j’ai envie, un peu incertain, indécis, avec des détours et des étapes, des hésitations, des repentirs, des visages, des rencontres, ou des possibilités de rencontres. Pas un voyage de touriste, même si je vais faire comme tout le monde en fin de compte, mais je me rêve plutôt voyageuse, avec des moments pour revoir des choses aimées, des moments pour me souvenir, des moments pour découvrir ce qui n’a pu l’être encore, un voyage comme une promesse à notre histoire.

Un an maintenant, et je ne m’en sors pas.

Danser, créer, répéter, contraindre mon corps à l’exercice, à la rigueur, absorber l’énergie de la troupe et la leur redonner, et les moments d’émotion, la ferveur du public, les confidences inattendues en fin de cours ou dans les vestiaires, tout cela m’a aidée dans le tunnel, mais le tunnel n’en finit pas et j’y suis seule. Les images qui attendent la nuit pour surgir, alors que je les croyais envolées, le grain d’une voix qui n’est plus et dont je n’ai pas osé supprimer les derniers messages sur mon téléphone, tout ce qui me laisse hagarde, vidée, au matin. Pendant les semaines qui ont suivi la disparition de Guillaume, je guettais encore les appels de l’hôpital, ou je m’éveillais en me disant qu’il m’attendait. Quelques secondes après, la réalité reprenait la main. Arrête. Arrête. C’est fini.
Alors il a fallu remettre en route la machinerie du corps, de la volonté, du nécessaire, de la survie ; tenter de faire oublier combien j’étais devenue transparente, friable. Fendue en deux. Éviscérée.
Travailler. Encore. Toujours. Étirements, barre, assouplissements, muscles, tendons, le plus loin possible, respiration, rien n’est jamais acquis, puis la récompense, l’eau chaude de la douche. Un café. Et après ? Et maintenant ? Et demain ? J’ai tenu pour ceux qui m’attendaient, qui comptaient sur moi, mais mon envie à moi, où est-elle maintenant, dans cette joyeuse et baroque nef des fous que j’ai menée avec élan et amour ?
Mes épaules ne peuvent plus rien porter.
Oubliez-moi.
De mon siège en velours orangé, couleur de citrouille ou de potimarron, où je me suis arrangé une espèce de tanière de voyage, avec écharpe, sac, pull autour des épaules, je repense à ces jours où je ne suis pas sortie de chez moi, si ce n’est pour respirer sur le balcon de notre appartement aux portes de Paris. C’est là que se poursuit la vie, ma vie, c’est aussi là qu’il est encore présent, avec cet espace où il a planté, taillé, désherbé, mis en forme, arrosé, pour que ces quelques mètres carrés aient la beauté, le luxe d’un jardin suspendu. Ton jardin, ma chérie. Ton royaume. Les deux chaises pliantes et la minuscule table ronde, dès les beaux jours. Les tomates cerises croquées sitôt cueillies, le rosier grimpant accroché à son treillis vert, les bacs de campanules et de coquelicots. Les jardins, son métier, sa vie. Les créer, les soigner chez les autres en attendant de pouvoir s’offrir le sien, le nôtre. Il n’y en aura pas maintenant.
Mes gestes le matin, s’asseoir là, le temps d’une respiration, d’un café, et tenter de continuer ses gestes à lui. Arroser, veiller, redresser, nettoyer. Attendre une floraison comme un rendez-vous. Au fil des mois, ces gestes m’ont tenue, je le sentais près de moi, à se moquer gentiment de mes essais maladroits, de mes initiatives bizarres, de mes erreurs. Et puis il y a quelques semaines, quand l’orage a tout renversé, tout déchiqueté, devant cette désolation j’ai perdu courage.

Je sors ma bouteille d’eau de mon sac à dos et regarde autour de moi. Personne ne me prête attention. On parle italien, je comprends des choses, mais pas tout, je m’en fiche, ça fait un fond sonore qui se marie avec le ronronnement du moteur, sensation de doux flottement, ça me va. Je me voudrais ombre passante, silhouette qu’on ne remarque pas, qu’on ne questionne pas, qui ne demande et n’attend rien, sinon de mener ce voyage à son terme.

L’essentiel se trouve dans ce petit sac à dos que je porte à l’épaule droite, la main refermée sur la sangle en nylon. Le livre. Il est là, j’en sens la forme, le poids, la présence. Celui pour qui je me suis décidée à traverser l’Europe en bus, d’hôtels pas terribles en gares routières cafardeuses. En dépit de ses quelques centaines de grammes, à peine, il est lourd à porter. Trop lourd. Je le connais par cœur, page après page, il fait partie de moi, que je le veuille ou non.

La dernière lecture.
Celle qu’il a demandée à l’hôpital, dans la chambre blanche. Quand il n’a plus pu lire, c’est moi qui ai pris la suite. Ce bouquin, il m’en avait tellement parlé. Tu sais qu’il m’a sauvé la vie ? C’est grâce à lui que j’ai compris ce que je voulais faire, que j’ai enfin pu découvrir la vie que je désirais, après beaucoup d’errance.
Alors, chaque jour, ma voix sur ces mots dont il ne s’est jamais lassé, qui l’ont apaisé, bercé jusqu’à la fin. L’objet a vécu, transporté, posé, ouvert, laissé, repris. Je me rappelle la dernière page lue. Le dernier mot, la phrase interrompue, le marque-page. Il y a un an et c’était hier. Le temps, anneau de Möbius glissant sans fin, sans retour arrière, sans repères, sans prise, faisant de moi une perdue, une inconsolée. Une affligée que rien ne vient distraire.

Ce goût de la fugue, des échappées, qui m’envoie aujourd’hui sur les routes, je l’ai depuis toujours. Héritage d’une enfance trimballée, vécue dans le mouvement, les cartons et les rentrées scolaires en terre inconnue, à quoi bon se lier, se donner puisque tout cela sera rompu dans quelques mois ? Puisqu’il faudra recommencer et renoncer au moment où tout semble trouver sa place. Additionner les déchirements, les manques.

Extraits
« C’est donc cet homme presque invisible que Guillaume avait pris pour héros. C’est ce livre, trouvé chez un bouquiniste du quai de la Tournelle entre les reproductions de cartes postales des années vingt et d’anciens numéros de Paris Match, qui l’avait révélé à lui-même.
C’est ce livre, dit, porté par ma propre voix, qu’il avait désiré comme ultime accompagnement. Et ce livre, il est là, dans ce sac à dos en nylon noir, avec sa couverture vert cyprès ; et je l’emmène à l’autre bout de l’Europe pour m’en séparer. » p. 38

« Un jour, au cours d’une de mes interminables errances nocturnes sur le net, à chercher je ne sais quoi, j’ai découvert l’existence d’un lieu étonnant. Celui qu’il me fallait. Je l’attendais. Il existe un musée étrange dans Je monde, celui des relations brisées. Il se trouve à Zagreb.
Chacun peut y apporter un objet, une photo, un texte qui dit quelque chose d’une relation rompue, perdue, et c’est la somme de ces contributions qui constitue le musée. C’est un couple qui l’a créé après sa rupture, pour laisser quelque chose de leur histoire et inventer un lieu qui accueille la trace, le souvenir des amours d’inconnus, d’anonymes qui cherchent à laisser quelque part une empreinte de ce qu’ils ont vécu.
J’ai tellement aimé cette idée, je suis allée des dizaines de fois sur le site, j’ai regardé, j’ai lu.
Il y a de tout, du banal, du quotidien, du beau, du drôle, du terrible, du tragique. La vie. » p. 64

« J’ai hâte d’arriver et de sentir la mer au bord de la piazza de l’Unita, de regarder les bateaux et de m’asseoir sur un banc sans bouger. Avec toi, Guillaume. Et faire de nos blessures un royaume. » p. 102

« Chaque fois, ou presque, c’est le jardin qui nous a sauvés. Un filet d’air frais sur le visage, le soir, la poursuite d’un papillon blanc, la course saccadée d’un lézard qui se faufile entre deux pierres d’un muret, la contemplation du dessous argenté des feuilles d’olivier, la senteur résinée des pins, l’explosion violette d’une cascade de bougainvillées, les palmes arrondies, puissantes, des figuiers de Barbarie, le jaillissement bicolore des pieds d’aloès, tout t’intriguait et t’enchantait. » p. 161

À propos de l’autrice
JOSSE_Gaelle_DRGaëlle Josse © Photo DR

Venue à l’écriture par la poésie, Gaëlle Josse publie son premier roman, Les heures silencieuses, en 2011 aux éditions Autrement, suivi de Nos vies désaccordées en 2012 et de Noces de neige en 2013 chez le même éditeur. Ces trois titres ont remporté plusieurs récompenses, dont le prix Alain-Fournier et le prix national de l’Audio lecture en 2013 pour Nos vies désaccordées. Le dernier gardien d’Ellis Island a été un grand succès et a obtenu, entre autres récompenses, le prix de Littérature de l’Union européenne. Une longue impatience a reçu le Prix du public du Salon de Genève, le prix Simenon et le prix Exbrayat. Une femme en contre-jour a remporté le prix Terres de Paroles 2020 et le prix Place ronde du livre photographique. Ce matin-là, paru en 2021, a également rencontré une très large audience. Elle signe son retour à la poésie avec son recueil Et recoudre le soleil, paru en 2022, avant La nuit des pères. La plupart de ses romans sont traduits dans de nombreuses langues et étudiés dans les lycées. Gaëlle Josse est diplômée en droit, en journalisme et en psychologie clinique. Après quelques années passées en Nouvelle-Calédonie, elle travaille à Paris et vit entre Paris et la région parisienne. Elle est chevalier des Arts et Lettres et Chevalier de la Légion d’Honneur. (Source : Éditions Buchet Chastel)

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Vita de Julia Brandon : L’Art de la Rédemption à Travers la Souffrance