En lice pour le Prix Jésus Paradis 2025
En deux mots
Vivant a un destin tout tracé, il reprendra l’entreprise familiale de paratonnerres. Mais, à l’instigation de cousins, il va s’engager dans l’armée et plus précisément dans l’aéronautique. Pilote émérite, il aime la vie et, avec l’aide de deux marraines, va tracer son sillon.
Ma note
★★★ (bien aimé)
Ma chronique
Parti tutoyer les nuages
Basé sur l’histoire familiale, le roman de P. E. Cayral met en scène un pilote de la Grande Guerre, amoureux de la vie. Un roman d’initiation entre drame et légèreté, entre passion et gravité.
Vivant Henry, le narrateur de ce roman historique, a 18 ans quand il perd son père et se retrouve à la tête de la florissante affaire familiale de paratonnerres. Héritier malgré lui, il est entouré de toute une dynastie. À la tête de sa succincte généalogie se trouvent les grands-parents, les parents et de fort nombreux oncles, tantes et cousins : « Beau Pierri épousa pauvre Jeanne, seize enfants en vingt-deux ans, comme un ventre à plein temps. Mon père est l’aîné, bacchantes bouclées, lunettes ovales et fines devant ses yeux qu’il me donna, mélange de vert et d’or. Après lui, Jean-Pou — surnommé ainsi en raison de sa calvitie luisante, de ses dents avancées et de ses oreilles, disons, disjointes. Jean-Pou a épousé Simone — sans surnom, ce qui, dans la famille Henry, est une rareté qui pourrait être préoccupante, mais non : Simone est très aimée, et par moi en premier car son fils René, unique lui aussi, est plus que mon cousin. Nous avons hérité tous deux de la beauté de nos mères et grandi côte à côte sans que jamais elles ne nous comparent. René sait tout de moi comme je sais tout de lui ; nous mentir est un jeu qui nous tient lieu de farce. Après Jean-Pou vient Marie, la seule fille, devenue « Marie-Millions » par son mariage avec Hubert dit « le Rebhut », austère par définition mais riche à foison. René et moi aimons bien Edmond, leur fils unique : il est le troisième larron de la foire, celui que l’on aime ou dont on se débarrasse selon l’humeur du moment. Son père ne s’adresse à lui qu’en latin : c’est d’une chiquerie ! Et comme ses traits au repos lui dessinent une tête en colère, on le surnomme « Jésus », le pauvre. »
Les débuts de Vivant à la tête de l’Hyfrer sont prometteurs, décrochant par exemple l’installation et la maintenance des paratonnerres du musée du Louvre. Mais les obligations militaires vont le contraindre à lâcher les commandes pour rejoindre Saint-Cyr. Une école militaire qui va totalement transformer la vie du jeune homme. Outre sa formation et le groupe de camarades, il va découvrir l’aviation et devenir pilote.
C’est du reste en tant que tel qu’il va être appelé à servir son pays quand la Première Guerre mondiale éclate. C’est aux commandes d’un Farman qu’il effectue ses premières missions, essentiellement du repérage, de la cartographie et de la photographie. Il va cependant vite avoir à faire avec l’ennemi et ne devra sa vie sauve qu’à des circonstances favorables. Vivant, qui n’a jamais aussi bien porté son prénom, va assister à l’incendie de la cathédrale de Reims. Il repartira de la Champagne avec des images douloureuses, mais aussi avec une marraine, Marguerite, qui lui promet de lui écrire tous les jours pour qu’il reste en vie.
Durant tout le conflit, il sera aussi épaulé par La Thuyone, une tenancière de cabaret qui, depuis qu’elle l’a déniaisé à 17 ans, lui voue une réelle affection.
En 1916, il changera d’appareil et de mission. À bord de son Caudron R4, il a embarqué une caméra pour filmer les avancées de l’armée française. Une mission de propagande cependant difficile à mettre en œuvre, car les combats font rage et le front semble figé.
Aux commandes d’un Nieuport cette fois, sa mission sera on ne peut plus claire : larguer les bombes sur l’ennemi. Un degré supplémentaire sur l’échelle des risques encourus, mais aussi une sorte d’initiation rapide aux choses de la vie, à une maturité dont jusque-là il était étranger.
P. E. Cayral réussit fort bien à adapter son style au récit, baroque et virevoltant au début puis plus grave vers la fin. Il en va de même pour l’amour, léger et initiatique au début, il va prendre un ton plus existentiel au fil des chapitres.
Voilà un singulier roman de formation dans lequel éros côtoie thanatos, et la fougue de la jeunesse, la sagesse de l’expérience.
Si vivant
P. E. Cayral
Éditions Anne Carrière
Roman
304 p., 20.90 €
EAN 9782380823530
Paru le 03/01/2025
Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Lyon et Paris, puis à Saint-Cyr et au Puy-en-Velay. Différents projets nous conduisent à Buc, au Crotoy en passant par Abbeville.
Quand ?
L’action se déroule au début du XXe siècle.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un aviateur au cœur léger traverse les ténèbres de la Première Guerre mondiale
Rien ne prédisposait Vivant Henry à devenir un héros de la Première Guerre mondiale. Héritier d’une famille qui a fait fortune dans les paratonnerres, le jeune dandy semble n’exceller qu’à la poursuite des plaisirs. S’il revêt l’uniforme d’aviateur, c’est en se laissant porter par les événements comme les aéroplanes par le vent.
Vivant n’est pas le plus patriote ni le plus féroce des pilotes, mais il a un talent pour la joie, une soif de vivre qui réchauffe le cœur de ses camarades. Le ciel déroule pour lui des horizons infinis comme de nouveaux tapis de jeux, mais les dieux de la guerre réprouvent sa légèreté et cherchent à l’en punir. Le combat se fait intime : lutter pour ne pas se laisser contaminer par les ténèbres qui ravagent la terre sous sa carlingue, et choisir entre deux femmes que tout oppose. Au-dessus des tranchées, Vivant devra grandir ou mourir.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Christian Dorsan)
Wukali (Émile Cougut)
Blog Les lectures d’Antigone
Blog La parenthèse de Céline
P.E. Cayral présente « Si Vivant » © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
« 1
Au royaume des possibles
Dans ce lieu mystérieux où Albin m’emmènera, ce sera en sandales, sans chemise et sans papillon, et qu’il soit bien content que je garde mon pantalon. Dix-sept ans peut-être, mais juste une veste de pingouin pour avoir l’air d’un homme ! Je cède, et au diable l’orchidée à la boutonnière. Lui, il est très habillé et cire sa moustache devant son miroir : faut-il se regarder de si près pour s’admirer autant ? Il se penche sur moi pour ajuster mon col et glisse entre mes lèvres sa pastille à la menthe :
— Pas besoin de te verdir les yeux… mais l’haleine…
Nous quittons son appartement puis marchons une demi-heure dans Paris. À cette heure-ci, la ville fourmille de piétons et de fiacres tous attelés à des destinations contraires. Nous perdons le fil de notre conversation dans le fracas des fers et le bruit des grelots. Arrivés à l’angle d’une place, nous montons un escalier spectaculaire. Sur les paliers, les statues nous présentent leur poitrine polie et leurs yeux sans pupille. Albin m’explique :
— Ce soir, tu peux te faire appeler « Hannibal » moyennant 5 francs, « Attila » pour 4, « Saladin » pour 3. Il te reste trois marches pour choisir ton tyran sans que jamais ton père sache que tu t’es pris pour lui.
— Et si je choisissais plutôt un surnom de déchet ?
— Quelle idée ! Dans ce cas, ça ne devrait pas excéder 75 centimes…
La musique vient de la porte ouverte, nous crions notre annonce aux oreilles de l’aboyeur. Il s’empare de notre argent, frappe son coup de canne :
— César et son Copeau !
Albin ne perd pas un instant et me tend une coupe saisie à la volée :
— Te voilà chez la Thuyone.
Ici, seul un géant toucherait les moulures du plafond et pourrait déplacer les poteries d’aussi vieux oliviers. Des bouquets chargent le marbre des cheminées, je n’ai jamais vu d’aussi grosses pivoines, même au meilleur printemps du jardin de mes grands-parents. Dans les pas d’Albin, je rejoins ces hommes et ces femmes qui chassent la conversation dans laquelle il sera facile de glisser sa réplique. À côté s’affaire un orchestre que personne n’écoute : il est donc possible d’en avoir un chez soi !
Albin se moque de ma naïveté et m’expose à quel point les dîners chez la Thuyone sont prisés :
— Il vient des convives de tous les quartiers… De l’ouest comme de l’est, elle n’est pas sectaire. Tous sont de généreux mécènes ; ils donnent sans compter pour le seul privilège d’en être, en espèces, en commissions, en faveurs, en nature, la Thuyone est une banque à multiples guichets.
Puis il se penche et chuchote :
— Je ne connais pas tout le monde ce soir… mais voilà Fajol, un baron, on dirait Maupassant avec ses bacchantes touffues et son petit toupet, tu ne trouves pas ? Mais qu’a-t-il donc fait comme exploit pour piquer la rosette au revers de son frac ? Et Montvallon, un saleur de poisson, regarde comme il lutine Edwige – qu’on appelle Balancelle, inutile de te dire pourquoi. Ah ! et voici Joachim, là, beau, si beau déjà, alors imagine-le dans le plus simple appareil… Il m’a dit vouloir quitter son château pour devenir modiste, quelle idée ! c’est un métier de femme ! Mais là, ne serait-ce pas Utrillo, le plus jeune soiffard de ta génération ? Mais oui, c’est lui ! Et Amaranthe, ah ! Amaranthe, toujours la première pour présenter son balcon, et pas seulement aux yeux de La Rivelle, lui dirige une grosse affaire dans le bâtiment et s’y connaît en architecture. A-t-il fallu un échafaudage pour le monter jusque-là ? Il grossit tant que sa santé l’étouffe, c’est effrayant…
Tous ces gens se saluent, se serrent la main, se la tiennent en parlant, se dictent des lettres, paraphent des contrats… Ces lèvres comme ces yeux s’agitent et, grâce à ma petite taille, je surprends des caresses coquines que l’on voudrait cacher : est-ce cela « le grand monde » dont m’a parlé mon père ? On dirait que ce Tout-Paris n’est qu’un tentacule qui se suce la ventouse en lichant du champagne. Je comprends mon Albin : si cette effervescence n’était pas si théâtrale, il n’aurait toléré ni mon torse nu ni mes sandales, et ne m’aurait pas imposé la queue-de-pie.
Pourtant, une certaine lassitude se dégage de ce lieu, accentuée peut-être par la lenteur qu’il faut pour finir un cigare. Nous nous approchons du divan où, nous voyant arriver, notre hôtesse s’est assise. Nous devons nous baisser pour lui baiser la main. La Thuyone est une femme de formes qui a descendu une galaxie d’étoiles dans ses cheveux défaits. La verdure émeraude de sa robe tranche sur sa peau où pointent des taches de rousseur au bord de la brûlure. Le boa à son cou est un python citron qui ondule et dégage le puits entre ses seins. J’y précipite Albin par un croche-pied, il a juste le réflexe de s’agripper au dos du canapé pour ne pas s’affaler, puis je l’en relève aussitôt en éclatant de rire. Qu’est-ce qui me prend d’oser un tel geste ? La Thuyone me lance un regard intrigué et invite déjà un autre homme à s’accouder près d’elle : les écailles du reptile attirent les caresses.
— Rien de mieux que des bulles pour refaire surface, dis-je à Albin en lui tendant une nouvelle coupe.
Il en circule des nuées sur des plateaux volants.
— Eh bien, Vivant, tu me surprends !
Un jeune homme me bouscule et s’approche de la Thuyone en désignant la lunette astronomique qui trône dans un angle du salon. Il lui demande haut et fort s’il serait possible, le lendemain, d’emprunter l’instrument afin de voir l’éclipse dont la presse s’enflamme et qui s’annonce exceptionnelle.
— Imbécile ! s’esclaffe la Thuyone, l’éclipse n’est pas visible de Paris !
— Dans Paris bien sûr, répond-il avec le plus grand sérieux, mais en montant sur la butte Montmartre…
Un rire moqueur traverse l’assemblée ; le ridicule disparaît dans un pli de rideau. Les violoncelles descendent en profondeur. Le brouhaha reprend.
Juste avant de passer à table, alors qu’Albin converse de son côté, la Thuyone s’approche de moi, remarque mes sandales et glisse sa paume sous ma jaquette. Je suis tétanisé, elle avance et jauge mon cou, ma poitrine, puis mon ventre avant de remonter sa caresse. Je dois être écarlate et ne sais quoi penser… Je décide de faire diversion :
— À voir cette table à quatre verres et trois couteaux, je sais déjà que le dîner sera interminable… Je ne mesure pas encore à quel point nous allons nous ennuyer, mais je sens que nous allons gravir des sommets.
Elle semble apprécier la provocation. Je poursuis :
— Alors que ce genre de soirée mériterait des surprises, l’appartement s’y prête.
— Voyez-vous ça, des surprises ! Auriez-vous quelque idée en tête, petit d’homme ? Mais, d’abord, comment vous appelle-t-on ?
— Vivant, appelez-moi Vivant Copeau, j’ai payé pour cela 0 franc 75.
— Oh quel tout petit pécule, Copeau ! Vous faites de la sciure plutôt que mes affaires, ce n’est pas bien du tout, dit-elle en tapotant ma joue de son éventail. Alors parlez-moi donc de vos surprises…
— Eh bien, je ne sais pas… Par exemple, une fois nous jouerions à nommer sans erreur les cratères de la Lune avec votre lunette ; une fois les femmes écriraient à dos d’homme des poèmes en prose puis les déclameraient…
— Diable ! Si jeune et déjà lu Laclos ?
— Je… Une autre fois, on défilerait chacun à son tour devant un grand miroir pour s’adresser à soi-même un compliment à voix haute, croyez-moi, ce sera difficile. Une autre encore on écouterait un chœur d’enfants qui vous écorcherait vif dans le ciel des aigus, ou l’on s’amuserait d’un concours de silences et de cris de rupture. Il n’y aurait pas deux soirées identiques… votre serpent jugerait… Donnez-moi carte blanche, je vous les organise !
— Vous l’aurez, petit d’homme, vous l’aurez bien un jour… mais patientez un peu, vous êtes si jeune, je vous l’ai déjà dit, dit-elle en s’éloignant pour placer les convives.
Le dîner se tient dans cette immense salle à manger où seule la table est éclairée par des candélabres : les domestiques surgissent de la pénombre pour remplir les verres. Entre Albin et moi siège une muette par-dessus laquelle il m’explique comment la Thuyone a fait son trou dans Paris.
— J’adore cette expression, rit-il, c’est grâce à son absinthe qui perce tout comme un acide, figure-toi. Elle ne l’offre que rarement, et uniquement à de véritables amis. La légende dit qu’elle ajoute à sa distillation une goutte de résine de thuya, la même que tu as dû sentir en lui baisant le cou. Ainsi est né son surnom. Quand tu la bois, elle est irrésistible à chaque étape de son parcours dont on se réjouit d’apprécier la longueur : l’effluve te rafraîchit les narines et révèle l’étendue de tes voies respiratoires, puis ce goût unique vacille en ton for intérieur et répand un pouvoir difficile à décrire. Un élixir qui éveille tes entrailles, en somme.
— Et quand donc en as-tu bu pour en parler si bien ?
— En rêve, Vivant, je n’en ai bu qu’en rêve !
Le temps s’écoule dans la cacophonie des conversations entre voisins de table, et je ne sais décrire ni l’aspect ni le goût des plats qui se succèdent. Les assiettes sont changées une à une, mes verres remplis sitôt qu’ils sont vides, et la muette reste muette. Pour m’occuper, je décompte les taches sous les porte-couteaux et les flûtes ébréchées. Le dîner se prolonge avec des plaisanteries et un humour d’adultes. Parfois, ma voisine glousse et glisse une main sur ma cuisse ; elle n’a pas la douceur de la Thuyone, et que cherche-t-elle donc ? Je la replace poliment sur la table tandis qu’elle fait semblant de demander pardon. Je regarde mon Albin qui, en grand esthète, se perd dans le vide comme s’il cherchait l’insecte sur une nature morte.
Mon ventre à présent me le crie : me suis-je déjà emmerdé plus solidement ?
Je m’aperçois que la Thuyone a quitté la table. Certain que personne ne le remarquera, je me lève à mon tour. Mes yeux s’habituent à la nuit, et je tombe nez à nez avec elle, cachée à observer dans un coin de la pièce. Elle déguste un cognac, les secondes s’égrènent au rythme de ses gorgées avant qu’elle ne chuchote :
— Albin…
— Albin est mon oncle, le dernier…
— … oui, le dernier de quinze fils et d’une unique sœur.
— Ah, vous savez !
— De mes amis je sais à peu près tout, et l’espace qui me sépare de l’omniscience est mon lieu préféré. Plus je les interroge, plus ils croient m’avoir livré toutes leurs confidences, mais il subsiste toujours ce petit interstice où j’adore fouiller car c’est là que sommeillent les choses qui dérangent. Moi, j’aime les réveiller.
Avec moi, il lui faudra des années pour en arriver là ; j’en reste à des banalités :
— Mais Albin est surtout mon parrain, même s’il n’a que six ans de plus que moi.
— À votre âge, six ans, c’est une génération ! Mais parlez-moi de vous…
— Je prépare mon baccalauréat, madame…
— Oui, vous faites bien de m’appeler madame…
Son regard me transperce, elle s’est bien approchée et trempe son index dans l’alcool pour me le faire goûter : mon premier rouge à lèvres est une liqueur de feu qui me déchire le corps, aux antipodes de la froideur d’Albin qui a posé sa main sur mon épaule :
— Il est tard, rentrons.
2
Les paratonnerres
Mon père, il y a longtemps, voulut apprivoiser la foudre. Il s’associa avec son frère Jean-Pou pour fonder une entreprise de paratonnerres. Il avait le goût de l’effort, peut-être en réaction à l’oisiveté de mon grand-père Pierri, dandy galant, sourire aux lèvres, capable d’écrire des fables et des chansons pour éviter de se mettre à ce travail harassant : vérifier les revenus de terres dispersées de part et d’autre de la Méditerranée.
Les talents de beau parleur de mon père et d’ingénieur de mon oncle mirent rapidement l’entreprise sur pied. En quelques années seulement, elle devint la référence des peureux de l’orage. Pour décrocher la vente, il suffisait de décrire au client l’incendie, le patrimoine détruit ainsi que la dépense dérisoire en comparaison. À mille lieues à la ronde autour de Lyon, il n’y eut bientôt plus un bâtiment public, un pavillon d’exposition, une grange à foin sans son para¬tonnerre signé des Établissements Henry Frères, devenus Hyfrer un soir où il parut prudent de s’inventer une nouvelle identité : si l’affaire périclitait, le nom de la famille au moins ne serait pas souillé.
Mais le plus exaltant des marchés s’avéra être celui des clochers d’église : une manne. Ce fut l’exploit de Joseph, tant commercial que politique, et dont il abreuva les dîners de famille : il fallait apaiser les relations entre catholiques et anticléricaux qui défrayaient la chronique et agitaient le gouvernement. Il pensait que ses paratonnerres pouvaient relier ces deux mondes autour d’un risque qu’ils avaient en partage et que ni les uns ni les autres ne maîtriseraient jamais sans les impeccables produits Hyfrer. « Ce sera ma croisade ! » riait-il de bon matin avant de fermer mon cartable en ajoutant : « Aristide Briand sera content. » Mon père se montra habile et conquit rapidement le diocèse lyonnais : en dépensant un peu, les communes fraîchement propriétaires des églises pouvaient s’enorgueillir d’éviter la foudre, et le Vatican de canaliser la colère de Dieu. Tout le monde était content.
La réputation des Établissements Hyfrer se répandit comme une traînée de poudre. Afin de répondre à l’afflux des commandes, l’atelier fut agrandi. Car, une fois les curés conquis, mon père se présentait au seuil des maisons bourgeoises et châteaux alentour. Leurs propriétaires n’étaient pas si difficiles à convaincre, même les plus avares. Je le sais parce qu’il m’emmenait souvent lorsque j’étais enfant. Tous les deux, nous parcourions la campagne en voiture à cheval avec un ouvrier en guise de cocher. Avant d’en descendre, Joseph m’ordonnait d’attendre qu’on dépliât les marches : il s’agissait de bien se distinguer des vendeurs ambulants pour se faire introduire auprès du décideur. Chez ces gens-là, l’apparence joue un rôle autant que les acteurs de la scène. Il déclarait tout de go : « La dignité de votre nom mérite de s’élever jusqu’au toit ; notre paratonnerre vous distinguera du commun des mortels », puis réveillait l’instinct de conservation – « Imaginez un instant que le ciel entier s’effondre sur votre toit » – et la peur de tout perdre – « L’incendie dévore tout, la maison, les meubles… l’héritage de vos parents comme de vos enfants » – et finissait avec emphase : « Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir un télégraphe relié à Dieu lui-même ! » Enfin il évoquait « La Lumeraie », la propriété de sa famille, sauvée au moins vingt fois de la catastrophe grâce aux produits Hyfrer.
De mon côté, je ne me souvenais pas que les orages qui m’empêchaient de dormir dans l’odeur de l’eau y eussent été si nombreux et ne comprenais pas s’il me fallait ajouter quelque chose pour l’aider à signer la vente. Alors je me taisais, savourant le passage de sa main dans mes cheveux, ce geste de tendresse qu’il ne donnait jamais en d’autres circonstances. Pendant le trajet du retour, à son tour il ne disait plus rien. Il dépliait avec soin l’accordéon d’une grande carte où il marquait un à un les lieux démarchés : une croix verte pour un succès, rouge pour un échec. Je voyais verdir les vallées comme une vaste oasis avalant la région. J’étais fier et guettais le coin de son sourire comme un trésor complice. À ces moments je crois, le silence entre nous paraissait suffisant.
Je m’en souviens comme si c’était hier, l’instruction était claire : rentrés à la maison, il n’était pas question de raconter nos journées. C’étaient des histoires d’hommes et cela ennuierait Chérie-Charlotte. Passé la porte, je redevenais le fils unique objet de toutes les attentions. Nous dînions tous trois de considérations sur ma prochaine école, mes résultats scolaires, mes insolences, mon futur compromis si je ne réagissais pas immédiatement. Si je voulais un jour entrer chez Hyfrer, il était temps de me mettre au travail. Il arrivait même que ma vie entière dépendît du contrôle de mathématiques du lendemain ; c’était difficile à admettre. Lassé, je me levais de table : d’ici à ce grand tournant, je devais commencer par me laver les dents.
Papa du soir, sa voix de cendrier qui racontait l’histoire. Souvent, il choisissait des fables de Pierri avec leur arsenal de morales qu’il disait ne s’adresser qu’à moi en qualité de premier petit-fils, ou bien des aventures de chevaliers vainqueurs. À toutes il ajoutait sa touche personnelle : « Et chez Hyfrer, les marges sont confortables. » Ou « idéales », « aisées », « mirobolantes », « spectaculaires » … il changeait l’adjectif en fonction de la dernière rime. Il m’embrassait ensuite. Déjà, pouvais-je être appâté par le goût de l’argent ? Mais je n’y pensais pas et le samedi, à peine arrivé à La Lumeraie, je préférais partir à vélo avec mon cousin René, le fils de Jean-Pou.
Un jour, Joseph se mit à nous donner des tracts publicitaires à distribuer :
Établissements Hyfrer
54, rue Magenta, Lyon
Télégraphe : Hyfrer-Lyon
Société anonyme au capital de 200 000 francs
Fabrique de paratonnerres et pièces métalliques profilées
Tout bâtiment moderne doit s’équiper avec notre super-paratonnerre modèle Brian :
Emmanchement précis, excellente tenue au faîte, pointe chargée active.
Convient à toutes les toitures, surtout celles exposées à grands vents.
Capacité d’absorption garantie tout coup de foudre.
Conducteur de descente et mise à la terre en cuivre, gages du meilleur écoulement électrique.
S’ensuivait la reproduction d’un schéma simplifié des mains de Jean-Pou. L’ensemble était très esthétique.
Je me demandais comment diable un produit si saugrenu pouvait être l’objet d’une réclame aussi passionnée. C’est que les grandes personnes plaçaient leur énergie sur d’étranges sujets ou faisaient preuve d’élans qui souvent m’échappaient.
Enfin, en caractères gras :
Demandez notice et prix.
Nous ne sommes pas des importateurs,
Nous ne sommes pas des négociants,
Nous sommes constructeurs
Nous sommes une entreprise familiale. »
Extraits
« L’azur phosphorescent
Certains dimanches sont propices aux photos de famille. Celle de mes grands-parents est un vaste sujet. Beau Pierri épousa pauvre Jeanne, seize enfants en vingt-deux ans, comme un ventre à plein temps. Mon père est l’aîné, bacchantes bouclées, lunettes ovales et fines devant ses yeux qu’il me donna, mélange de vert et d’or. Après lui, Jean-Pou — surnommé ainsi en raison de sa calvitie luisante, de ses dents avancées et de ses oreilles, disons, disjointes. Jean-Pou a épousé Simone — sans surnom, ce qui, dans la famille Henry, est une rareté qui pourrait être préoccupante, mais non : Simone est très aimée, et par moi en premier car son fils René, unique lui aussi, est plus que mon cousin. Nous avons hérité tous deux de la beauté de nos mères et grandi côte à côte sans que jamais elles ne nous comparent. René sait tout de moi comme je sais tout de lui ; nous mentir est un jeu qui nous tient lieu de farce. Après Jean-Pou vient Marie, la seule fille, devenue « Marie-Millions » par son mariage avec Hubert dit « le Rebhut », austère par définition mais riche à foison. René et moi aimons bien Edmond, leur fils unique : il est le troisième larron de la foire, celui que l’on aime ou dont on se
débarrasse selon l’humeur du moment. Son père ne s’adresse à lui qu’en latin : c’est d’une chiquerie ! Et comme ses traits au repos lui dessinent une tête en colère, on le surnomme « Jésus », le pauvre. » p. 27-28
« Arrivé à 500 mètres d’altitude, je ris de mon vertige d’être ce Gulliver survolant Lilliput, ses champs moissonnés de rayures, ses haies limitant les parcelles, ses cours de ferme dévoilant leurs secrets, ses groupes de maisons au flanc de leur église comme des enfants peureux aux jupes de leur mère, ses chemins empruntés par de minuscules attelages où les chevaux ressemblent à des fourmis, ses feux de broussailles qui brûlent sans chaleur. Je voudrais saisir ce paysage
immensément petit avant de l’avaler. Dans le premier virage, la rotation à 45 degrés tord le plancher de mon nouveau royaume. La formation reste coordonnée et le commandant amorce un looping. Je tire sans mesure sur le manche et engloutis la courbe : c’est comme un sixième sens, la géométrie de la Terre sera désormais mienne, je la placerai comme bon me semblera, plate, tordue, inclinée, au plafond de mes pieds ou paillasse à ma tête, c’est moi qui déciderai. Il ne sera pas question de liberté, mais de toute-puissance, et je ne craindrai plus le jugement de mon père, l’accident, la mort, rien. » p. 100-101
À propos de l’auteurP. E. Cayral © Photo Céline Nieszawer
P. E. Cayral vit à Paris, mais il parcourt l’Europe pour vendre des chapeaux. Il a déjà publié Au départ, nous étions quatre (Anne Carrière, 2022). Si Vivant est son deuxième roman. (Source : Éditions Anne Carrière).
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