De bleu, de blanc, de rouge et d’étoiles

bleu, blanc, rouge d’étoiles

En deux mots
Jeanne est perdue. Elle a essayé d’oublier ses peurs en allant vivre en Israël, en militant pour la paix. Mais à la mort de sa mère, elle est revenue en France, où les attentats ont fini par rouvrir ses blessures. En cherchant à comprendre ce monde qui a mené au 7 octobre, elle a compris qu’elle n’était pas seule à souffrir. Que désormais le désordre était mondialisé.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Survivre dans un monde chaotique

Jeanne cherche sa voie, comme Rima, Jin, Isaias ou Nina. En suivant leurs parcours, Sarah Barukh tente, loin du manichéisme, de remettre un peu de cohérence dans le chaos actuel. Un roman éclairant.

Sur un balcon parisien, Nina a planté le petit drapeau tricolore qu’elle a porté durant la manifestation en hommage aux victimes de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. La fillette accompagnait Jeanne, sa mère, soucieuse de montrer sa solidarité et désireuse de partager les valeurs de liberté et de paix avec sa fille et le peuple français.
Sur ce petit drapeau, un œil attentif pourrait voir une tache de sang laissé par Rima qui, au Pakistan, fabriquait à la chaîne ces objets. Expédiés dans des caisses vers la France, elles ont voyagé avec Jin, un jeune homme bien décidé a gagner assez d’argent pour offrir une retraite paisible à ses parents. Un autre jeune homme, Isaias, va se retrouver sur les grands boulevards pour vendre ces drapeaux et gagner de quoi subvenir à ses besoins avant de tenter de gagner l’Angleterre. À cette galerie de personnages dont on va suivre les parcours respectifs, il convient d’ajouter Mo, un jeune algérien parti se réfugier en Thaïlande.
Sarah Barukh s’est appuyée sur des faits divers et une solide documentation pour dresser un vaste panorama des soubresauts géopolitiques qui secouent la planète.
Jeanne, psychiatre dans un hôpital du Val-de-Marne, a grandi en France. Juive, elle a vu monter l’antisémitisme et part s’installer en Israël. Mais là-bas aussi, la sécurité est toute relative. « Depuis la décolonisation anglaise de la région, des guerres, il y en avait eu six en cinquante ans, toutes déclarées par les pays voisins, attaques auxquelles il fallait ajouter près de quatre cents attentats meurtriers contre des civils. »
Aussi, à la mort de sa mère, elle décide de rentrer en France où elle va renouer avec ses angoisses dans un pays qui connaît un regain d’antisémitisme.
Parmi ses patients, elle s’est prise d’affection pour Mo l’Algérien, tout autant perdu qu’elle, car il est désormais fiché comme frère de Farès, « celui qui a recruté les frères Kouachi pour le djihad. Le responsable d’un massacre terroriste au cœur de Paris. Son nom à jamais associé à l’islam radical. » Il part en Thaïlande.
Rima aussi était liée contre son gré à cette mouvance. Elle devait suivre son mari, l’une des têtes pensantes du Jamaat-ul-Ahrar, « où qu’il aille, quoi qu’il décide, ne jamais devenir un obstacle à sa cavale. »
Isaias fuit pour sa part le régime érythréen. On va le suivre tout au long d’un parcours où l’horreur se mêle à la violence, de l’Éthiopie à la Lybie, en passant par l’Italie, la France et l’Angleterre.
Le grand tour de force de Sarah Barukh est d’éviter tout manichéisme, alors même qu’elle est elle-même victime de ce climat malsain, surtout après le 7 octobre 2023, comme l’explique la préface. Elle se sert des mots et des faits qui parlent d’eux-mêmes. On ne peut qu’être touché par ces vies brisées, ces espoirs déçus.
Et être admiratif du parcours de Sarah Barukh depuis Elle voulait juste marcher tout droit, qui déjà nous avait touché au cœur.

De bleu, de blanc, de rouge et d’étoiles
Sarah Barukh
HarperCollins France
Roman
272 p., 19,90 €
EAN 9791033917960
Paru le 08/01/2025

Où ?
Le roman est situé en France, à Paris et en région parisienne, à Creil, à Lagny ou encore Pantin ainsi qu’à Marseille. On y relate aussi des faits se déroulant à Koh Samui en Thaïlande, à Karachi et Peshawar au Pakistan , en Afrique de l’Ouest, en Erythrée, au Soudan puis en Libye, en Algérie, en Grèce, en Israël, à Tel Aviv, en passant par Nir Oz et Gaza.

Quand ?
L’action se déroule de 2015 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dix ans après la déflagration du massacre de Charlie Hebdo, un roman choral intense et nécessaire sur la haine, la violence et le déchirement de la société française.
La tuerie de Charlie sur laquelle s’ouvre le roman, anéantit Jeanne, jeune femme française, juive, et sonne comme un terrible avertissement, tout comme les manifestations qui suivent suscitent l’espoir que toute la société française s’unisse pour lutter contre cette violence qui la frappe de si près. Au destin de Jeanne et des siens se mêlent peu à peu d’autres destins, d’autres personnages comme autant d’étoiles qui s’entrecroisent, jusqu’à se rejoindre. Tous, d’une manière ou d’une autre, subissent la violence et la guerre, une guerre fratricide qui, sur fond d’obscurantisme religieux et de déni d’humanité, vient les frapper chacun à leur tour dans ce qu’ils ont de plus cher.
Dénonçant avec force l’antisémitisme ravageur et la montée du terrorisme islamiste en France, Sarah Barukh nous emporte, de sa plume sensible et vibrante, à travers le tourbillon de ces vies déchirées mais pourtant intimement liées par une même condition humaine.

Les critiques
Babelio
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Tribune juive
Tenoua (Keren Lentschner-Kanovitch)
La culture dans tous ses états
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Blog Papivore


Sarah Barukh présente « De bleu, de blanc, de rouge et d’étoiles » © Production HarperCollins France
Sarah Barukh est l’invitée d’Ilana Ferhadian sur Radio J © Production Radio J

Les premières pages du livre
« Note de l’autrice
L’année qui vient de s’écouler a impacté ma vie d’un fracas irréversible. La déflagration continue de fragiliser le monde que je m’étais construit. Je le savais bancal, j’en connaissais les zones de vide, d’irréel, d’espoir. J’ignorais qu’il tenait à un fil.J’avais érigé des murs épais dans les recoins isolés de mon esprit pour y cacher des souvenirs dont je ne pouvais m’extirper sans écorchures. La frontière était infranchis sable, m’étais je persuadée.Je pensais avoir suffisamment sondé mon passé pour identifier les jalons d’un cheminement vers une nouvelle version de moi, apaisée. J’avais choisi mes priorités et m’étais promis de ne pas en dévier.
En vain.
Bien sûr, il y avait eu des alertes. Nombreuses.
Cette histoire de bleu, de blanc, de rouge et d’étoiles, d’ailleurs, m’était venue lorsque j’étais plus jeune. Je n’avais pas creusé, reculant face à ce qu’impliquait de traiter ainsi d’un tel sujet.

Pour autant, les personnages avaient continué de m’habiter, attendant leur heure.
Puis il y a eu le 7 octobre 2023.Et mon équilibre a volé en éclats.
J’ai alors endossé un rôle auquel je ne m’attendais pas. Un appel à la résistance.Être rattrapée par un devoir à honorer m’est apparu des mois durant comme un fardeau injuste. Chaque jour m’imposait de dénoncer, hurler, revendiquer, tout en sachant que ce cri ininterrompu contaminait tout ce que j’avais échafaudé jusque là.
Pour vivre digne, je devais mener un combat qui érodait ce pour quoi je m’étais battue les années précédentes.
Pourtant, je n’avais pas le choix. Je ne me le laissais pas.
Comment procéder ? Mon seul moyen de défense consiste à écrire, et le moment était venu de raconter ma déchirure à travers ces personnages que je connaissais bien déjà, mais que j’avais eu peur d’animer jusqu’alors.

Prologue
Paris, 28 octobre 2023
— Je vais mourir.
— Sarah, vous êtes avec moi ?
— C’est fini.
— Sarah ? Est ce que vous m’entendez ?
— Je n’en peux plus. Je ne peux plus respirer. Il faut que ça s’arrête.
— Allez, revenez, s’il vous plaît. Doucement.
— Ma main tremble, docteur. Je n’arrive pas à l’en empêcher.
— Respirez.
— Ça cogne dans ma tête. J’ai la poitrine écrasée. Je veux disparaître.
— On ne disparaît pas comme ça.
— J’aimerais que vous téléphoniez à l’hôpital, qu’on m’enferme. Sans ordinateur, sans téléphone, sans croiser personne.
— J’entends.
— Trop. Trop de violence.
— Je comprends.
— J’accompagne ma fille à l’école, il y a des tags sur les poubelles, les murs. Je donne des conférences, je dois encaisser des remarques immondes. Jamais directement, bien sûr, c’est toujours le « vous » à qui ils s’adressent. Les juifs. Comme si je n’étais pas une personne à part entière. Comme si tous les juifs étaient une grande organisation homogène, en ordre de bataille, prête à massacrer des innocents.
— Vous savez bien que non, alors pourquoi cela vous touche autant ?
— J’allume la télévision, chaque jour, de nouvelles manifestations, des universités bloquées, des associations humanistes qui condamnent les juifs, qui exigent qu’on rende la terre qu’on a volée, qu’on mette fin à l’apartheid, à la colonisation et toutes les ignominies que le monde a créées. Pas une personnalité ou presque pour faire preuve d’empathie envers les civils israéliens qui souffrent, eux aussi, envers les juifs de France qui se prennent tout ça en pleine gueule. Pour des millions de gens, des milliards peut être, les juifs sont coupables du chaos mondial. Je suis une cible. Ma fille est une cible. Mes parents, ma sœur, ma nièce.
— Ces personnes sont bruyantes, mais elles ne parviennent pas à convaincre la majorité…
— Pour le moment. Mais les haineux n’hésitent devant aucune indignité. Ils exploitent des photos de gosses morts, de mômes blessés, et ils disent « vous ». « Vous » êtes coupables. Comme si ces images n’existaient pas de l’autre côté de la frontière. Les enfants mutilés, les popu lations déplacées, terrorisées. Ça ne leur vient même pas à l’esprit. Les barrières sont tombées, les antisémites de tous bords se sont engouffrés dans la brèche et profitent de la situation en parfaite impunité. J’invite à marcher contre l’antisémitisme sur Internet, j’appelle à la paix ou bien je parle des horreurs qui se produisent dans les kibboutz pour alerter l’opinion sur cet aspect du problème dont elle n’a pas conscience, et tout ce que je reçois en retour, c’est un flot de messages haineux qui m’ensevelit.
— Pourquoi allez vous sur Internet ? Pourquoi lisez vous ces commentaires ?
— Parce que, si je me tais, je crève. Mais quand je parle, je crève aussi.
— Sarah, vous avez le nez collé au problème. Essayez de vous détacher un peu.
— C’est impossible. Il y en a trop.
Je sors mon téléphone de ma poche et fais défiler les captures d’écran que j’ai accumulées la veille.
Je commence à lire, et ma voix n’est plus tout à fait la mienne. C’est celle de l’enfant tapie en moi et qui a peur.
Vous allez crever, sales sionistes. Arrêtez de vous victimiser.Le monde est contre vous. Vous voyez pas comme tout le monde vous déteste ?IsraHell IsraHell IsraHell IsraHell…Les sionistes ont pris toute la haine du monde dans leur cœur pour pouvoir tuer de sang-froid les enfants de Gaza.
— J’ai compris, Sarah.
— J’en ai encore plein.
Allez pleurnicher ailleurs, les sionistes ! Israël a spolié les terres à un peuple que Tsahal tue encore, la résistance est la moindre des choses.
Vous me faites rire, tous. C’est dingue d’être aussi convaincus d’avoir raison. À quel moment on vous a fait croire que vous aviez tous les droits ?
Vous faites comme si vous étiez humaine, mais vous êtes la porte-parole de l’extrême droite israélienne, il n’y a que la vie des vôtres qui vous importe. C’est immonde.
— Sarah, je vous assure que j’ai compris.
Vous n’êtes pas du bon côté de l’histoire, et si vous ne le savez pas, vous allez bientôt le savoir.
Arrêtez avec votre parano ! Personne ne menace les juifs, on veut juste que vous arrêtiez de tuer des innocents.
Prends une corde et va te pendre à une chaise, féministe en carton.
— C’est tous les jours. Toute la journée. Des dizaines et des dizaines. Ils disent « vous ». Comme si, moi, j’avais tué qui que ce soit ! Comme si les soldats choisissaient d’aller à la guerre.
— Le moment est difficile. Il faut se recentrer sur l’essentiel et patienter.
— Mais ce n’est pas un moment, docteur ! Je n’ai jamais connu autre chose ! Et le monde est aveugle ! Toutes ces Mathilde, ces Manon, tous ces Guillaume, ces Sébastien, ces militants français blancs à la con qui n’ont jamais connu le racisme ne se rendent pas compte qu’ils sont complices de ce qui finira par nous tuer, tous !
— Calmez vous, Sarah. Vous partez dans tous les sens.
— Non, c’est mondial ! Une gangrène internationale. C’est… c’est…Ma psychiatre me regarde, les yeux ronds.
— Je suis folle, c’est ça ?
— Vous connaissez mon point de vue sur ce mot.
— Je voudrais aller à l’hôpital, docteur. Autrement, je vais me dissoudre.
— On va essayer autre chose d’abord.
— Quoi ?
— Vous allez dormir. Vous allez confier votre fille à votre maman. Vous allez couper votre téléphone et laisser le monde tourner quelques jours sans vous.
— Comment ?
— Avec l’ordonnance que je vais vous donner. Je serai joignable si besoin, évidemment.
— Et ça va calmer les antisémites ?
— Non. Mais cela vous aidera à ordonner vos pensées. Et quand vous vous réveillerez, vous noterez tout.
— Et si je ne me souviens de rien ?
— Je crois qu’au contraire les pensées se bousculent et que c’est précisément ce qui vous étouffe. Alors prévenez votre entourage. Il se peut que vous soyez obligée d’écrire beaucoup en vous réveillant. Il faudra le faire. Rester au calme. Et attendre que l’on se revoie pour analyser au fur et à mesure ce qu’il en ressortira. D’accord ?
— Et si ça ne marche pas ?
— Alors on parlera de l’hôpital.
— OK.
— Faites de beaux rêves, Sarah.
Je suis sortie du cabinet de ma psychiatre et, en bon soldat, je me suis dirigée vers la première pharmacie.
Trop de monde, j’ai voulu partir, mais la directrice, surgissant de l’arrière boutique, m’a retenue. « Avec une telle prescription, on ne remet pas à plus tard », m’a t elle murmuré d’une voix douce.
J’ai déchiffré son nom de famille sur le badge accroché à sa blouse. Mme S. Carem. J’étais incapable d’en identifier l’origine. Je me suis demandé si son patronyme la classait parmi mes alliées ou mes ennemies, si elle veillait à ce que je reste pour m’aider ou me tuer.
J’en étais là des doutes et du chagrin.
Par hasard, mon regard s’est alors posé vers le fond du local. J’ai aperçu une gamelle pour chat sur le sol. J’ai formulé une suite d’hypothèses et j’ai choisi de faire confiance à Mme Carem qui devait être une femme gentille puisqu’elle aimait les chats.
Après avoir avalé mes comprimés, je ne sais pas exac tement combien de temps j’ai dormi. Mais il était là.Mo ?
Mo, c’est toi ?
Où sommes-nous ?
M’entends-tu ?
Je suis si heureuse de te revoir. Tu nous manques beaucoup, tu sais. Surtout à mon frère.
Plus le temps passe, plus je prends la mesure de ce que tu as vécu. Ce que cela implique, une vie de lutte, personne sur qui compter. Les sables mouvants tout autour.
J’ignore si Mo est réellement la première image qui m’est apparue ou si mon esprit a convoqué son souvenir plus tard, à mon réveil.
Je sais juste qu’il m’écoutait.
Beau. Serein.
Et tous les autres l’ont suivi.

On a tué Charlie Hebdo
Paris, 7 janvier 2015
— Papa ? Tu es chez toi ?
— Oui, je ne bouge pas.
— Promets le.
— Je te promets, Jeanne.
Léon raccroche et fixe l’écran de télévision dans le salon. Il s’assoit sur la table basse, le fauteuil est trop loin. Aucun mot, aucun détail des images qui défilent sous ses yeux ne doit lui échapper. Toujours les mêmes, pourtant, qu’on repasse en boucle. Les commentateurs peinent à combler les silences. Qu’y a t il à dire, au fond ? Partout, la même vidéo circule, retrouvée sur Internet. Deux gamins, mitraillette à la main, scandent joyeusement un refrain : « On a tué Charlie Hebdo ! On a tué Charlie Hebdo ! On a vengé le Prophète ! »
Ils courent sur le boulevard Richard Lenoir. Retour plateau. Priorité au direct. Derrière le journaliste, les sirènes des ambulances retentissent en chœur avec celles des camions de pompiers. Léon peine à distinguer les sons qui montent de sa rue de ceux diffusés par son écran.
Jeanne lui a dit qu’ils avaient bouclé le quartier, qu’elle avait dû quitter le travail en urgence pour se dépêcher d’aller récupérer Nina à la maternelle. C’était la panique à l’école, on ne sait pas encore s’il y en a d’autres dans la nature, prêts à tuer salement, armés jusqu’aux dents. Ça finit toujours par retomber sur les juifs, alors il faut réagir immédiatement. Jeanne et Léon connaissent la mécanique de la haine. Depuis Merah, les militaires surveillent l’établissement de Nina qui les surnomme « les grands hommes verts », à ne pas confondre avec les petits. Eux viennent de l’espace.
Léon regarde par la fenêtre. Il aperçoit quelques bran cards. Les secours sont dépassés, la presse s’est massée autour d’eux. Le cadavre d’un policier gît sur le trottoir, juste en face. Ils n’ont pas encore nettoyé le sang.
Léon s’est tellement battu pour revenir vivre ici, dans cet appartement du boulevard Richard Lenoir. À l’époque, quand il habitait là avec ses parents, la cuisine était séparée du salon, et la chambre principale lui semblait immense. Pourtant, il n’est plus certain de ses souvenirs de petit garçon.
Un soir, son père, Elisha, a dit dans un souffle de rassembler trois changes, trois livres et un jouet par enfant. Aucune question autorisée. Il a fallu faire vite et en silence. Personne ne devait savoir, personne ne devait entendre.
Un collègue de l’usine a offert son aide. Elisha avait beau être juif, il avait beau venir de loin, entre communistes, c’était la moindre des choses de se sauver la vie.
Le père, sa femme et les trois enfants ont quitté précipitamment Paris pour se réfugier à Montfermeil, dans un pavillon sans eau courante. Ils ont appliqué les consignes : éteindre les lumières le soir, ramasser les patates dans les champs pour ne pas avoir à se rendre chez l’épicier, contacter la septième maison à droite pour le reste… Et sortir le moins possible. Mais ça n’a pas suffi. Quelqu’un les a dénoncés. Soixante douze ans plus tard, Léon se demande toujours qui. Il a passé le quartier entier en revue, imaginé tous les scénarios possibles. Pas de certitude.
La milice a frappé à la porte. Les trois enfants et la mère ont aussitôt appliqué le plan. Vite, ils ont dégagé la trappe secrète, vite, ils s’y sont glissés, tandis qu’Elisha ouvrait aux représentants de l’administration française. David n’a pas supporté d’entendre les hommes en noir pousser son père par terre. Il a perçu le bruit sourd de la chute au dessus d’eux. Attendre sous les lattes du parquet qu’Elisha soit torturé était insoutenable pour lui. Il a désobéi. Il a fait le tour de la maison pour ne pas risquer de trahir la cachette et s’est présenté, torse bombé, devant la porte d’entrée. Malheureusement, son français impeccable n’a pas compensé le yiddish d’Elisha. La milice n’était pas venue corriger des erreurs de langage. Pour ces gens, seule comptait la faute ultime, le crime de naissance, être juif.
Les hommes en noir ont embarqué Elisha et David dans leur fourgonnette. Léon ne les a jamais revus.
Après la guerre, sa mère est morte de chagrin. Sa petite sœur, Régine, a fini par se marier, et le couple a décidé de partir en Australie. Le plus loin possible de cette France maudite. La distance, le décalage horaire, la langue, les enfants, le travail ont peu à peu eu raison de la proxi mité de Léon avec sa sœur. Depuis des décennies, ils se téléphonent en septembre, pour la nouvelle année, et en avril, avant Pessah.De 1945 à 1961, les trois puis les deux rescapés de la famille sont parvenus à éviter les lieux qui plongeaient dans la douleur. La morsure du boulevard Beaumarchais où on achetait les journaux, avant. La morsure du marché où Elisha dégotait toujours un morceau de viande à partager pour le shabbat. La morsure du boulevard Voltaire, ses commerces, la file d’attente au bureau de poste, le square derrière la rue Sedaine. Des coups de dents qui déchiraient les chairs et le cœur. Alors ils avaient effacé le 11e arrondissement de leur carte.Contourner, trouver des itinéraires de remplacement pour éviter de le traverser. Ne pas l’évoquer non plus. C’était le pacte. Parce qu’à la fin de la guerre, Léon s’y était confronté une fois, quelques mètres boulevard Richard Lenoir, juste pour voir, et il en avait payé le prix. Trois jours d’une fièvre délirante, une semaine sans pouvoir rien avaler, les maigres économies qui disparaissent en médicaments, en consultations médicales. Et la faim ensuite. Régine lui avait fait jurer de ne plus recommencer. Personne ne devait céder à la curiosité tant qu’il y aurait du chagrin sous la peau. Autant dire que Paris demeurerait éventré pour toujours.Mais, peu à peu, la curiosité l’emportait. Qu’était il advenu de ses jouets d’enfant ? La petite voiture qu’il avait lui même fabriquée avec des châtaignes et des brindilles de bois ? Qu’étaient devenues les robes de sa mère ? Le chandelier de Hanoukka qui avait survécu à l’exil ? Ce trou dans Paris renfermait des trésors. Non que ces objets aient une quelconque valeur, mais ils tissaient des liens avec l’avant. Son « avant » à lui, mais aussi celui de ses parents qui n’étaient plus là pour raconter. Régine s’opposait inlassablement à cet élan. Il ne fallait pas s’approcher du brasier. Il ne fallait pas invoquer le passé. Parce qu’alors les nazis et les mauvais Français gagnaient à nouveau. Et ça, c’était hors de question.Quand, après le départ de Régine, Léon avait bravé l’interdit, retournant seize ans plus tard sur les lieux de l’avant, d’anciens voisins s’étaient installés dans l’appar tement du boulevard Richard Lenoir. Ils avaient volé son foyer, l’avaient vidé, avaient jeté les robes et le chandelier de l’exil. Mais, surtout, ils avaient fait semblant de ne pas le reconnaître. Le voisin portait la casquette de David, oubliée lors de la fuite. Il portait la casquette d’un mort et feignait de l’ignorer.
Léon s’était juré qu’un jour il rachèterait cet appartement. Peu importait le prix. Il y a sacrifié tant de fêtes, de vacances en famille des dix premières années de Jeanne. Rien n’était plus important pour lui que de retourner vivre à cet endroit.
Le voleur de casquette avait fini par céder et accepter de vendre « son » bien près d’un demi siècle plus tard, à un prix au dessus de celui du marché. Léon avait signé sans broncher. Jeanne avait déjà pris son envol et, la première fois qu’elle avait revu ses parents après leur installation dans le 11e arrondissement, elle avait eu un choc. Elle avait mis du temps à l’expliquer. Léon était redevenu un petit garçon : cinquante ans plus tard, il n’était plus Léon Rougemont – il était de nouveau Levin Rottenberg, onze ans à peine, qui faisait rouler sa petite voiture aux châtaignes en guise de roues sur le parquet.
Léon sait tout de ce quartier. Il en connaît les moindres impasses, chaque escalier de rue, chaque enseigne, chaque commerçant. Lorsque l’équipe de Charlie Hebdo s’est établie dans la voie de derrière, il a ressenti un pincement au cœur, comme quand un mauvais pressentiment le saisissait, enfant. Il a pensé au pire : un nouvel incendie des locaux, des évacuations, une alerte à la bombe. Mais jamais il n’aurait pu imaginer ça…
Léon s’agrippe à sa télécommande comme à une bouée. Comme si, bientôt, un mot, une phrase du journaliste allaient le conduire sur une autre rive, loin du pays des horreurs. En plateau, un invité résume l’affaire des caricatures, un avocat raconte les menaces envers Charb, sa manière de vivre « quand même ».
Sur une autre chaîne, on débat autour de sa naïveté ou de son optimisme. Léon se demande s’il existe une différence. Priorité au direct encore, un médecin, chroniqueur de Charlie à ses heures, accepte de répondre aux questions. Il est sur le boulevard, juste là, en bas de l’immeuble. Léon se demande ce qui le dérange le plus, cette mise en abyme ou bien le brancard qu’il aperçoit derrière la fenêtre, et duquel dépasse une main. Qui est ce ? Qui a laissé cette main inerte sans protection digne ? Est il le seul à l’avoir remarquée ?
On annonce un premier bilan. Un carnage. Des décès, des blessés graves. Pronostic vital engagé. Il sait ce que cela signifie. Jeanne lui a raconté les attentats en Israël quand elle vivait là bas. « Blessé grave » est le terme consacré pour éviter de décrire des mois d’opérations sur des moignons infâmes, des gueules cassées, des infirmités humiliantes, des béances effroyables. Ce qui aurait dû disparaître et qui s’accroche, sans plus de forme acceptable pour le commun des mortels. Des êtres entre deux mondes que les passants fuiront. On pleure les morts sous les draps, on vomit les corps aux plaies trop barbares.
Les familles doivent être au courant maintenant. Les clans doivent s’être formés, les proches que l’on conduit à la morgue identifier ce qui reste, et les autres qu’on dirige dans un couloir d’hôpital où commence l’interminable silence.
Plus Léon pense aux familles, plus il sent les minutes s’étirer. Il a découvert ce phénomène quand on a embarqué son père et son grand frère, quand après la guerre, chaque jour durant des mois, il s’est rendu au Lutetia consulter les listes des rescapés des camps. Ceux qui avaient pu être identifiés, les rares qui étaient sur le chemin du retour. Chaque jour, il s’est approché du tableau, tremblant. Il n’y a jamais lu le nom des siens. Depuis, c’est comme si, quelque part, l’esprit de Léon s’était arrêté à Montfermeil, coincé sous les lattes du parquet, retenu par sa mère et sa sœur. Comme s’il vivait à la fois en 2015 et en 1943. Léon est encore un garçon de onze ans qui fêtera bientôt ses quatre vingt trois ans.
Quand Jeanne a annoncé qu’elle partait de la maison, il a déposé les armes. Il n’avait plus à « tenir » pour jouer au père qui sait où il va. Il avait accompli son devoir, elle pouvait s’envoler. Mais aussitôt une question sournoise s’était immiscée en lui : à quoi servirait il désormais ? Le sol se craquelait sous ses pieds. La réponse était un puits sans fond. Il avait peur, il avait froid, il était triste sans savoir vraiment pourquoi. Impossible d’identifier l’ennemi, ce mal qui le rongeait était fourbe, trop lâche pour lui déclarer un duel en règle.
Il lui a fallu déployer des efforts insensés pour résoudre cette énigme : son ennemi était le temps. Et cet ennemi là s’affrontait sur plusieurs dimensions. Léon a compris qu’il existe des instants qui s’allongent infiniment. Ils ne cessent de revenir.
Inlassablement.
Certaines minutes semblent durer toujours. Des minutes en parallèle des autres qui défilent, quelque part, autour de soi. Des minutes circulaires.
Les années passent, on continue, on avance. Mais ces minutes là se rejouent encore. Le temps n’existe pas, il est multiple. Il y a le temps du quotidien et celui de nos chagrins. Ces temporalités cohabitent, se nourrissent l’une l’autre, mais elles ne suivent pas la même trajectoire, nous faisant emprunter des lignes de fuite ou des boucles de tristesse. Trouver la lumière implique d’apprendre à s’extraire de tous les temps du temps.
Quand Jeanne est rentrée d’Israël, elle s’est mariée très vite, elle a eu Nina, elle a divorcé l’année suivante.
Jusqu’à aujourd’hui, elle a toujours refusé de lui raconter l’événement en détail. « C’est le passé », dit elle chaque fois qu’il aborde le sujet. Mais Léon n’est pas dupe, Jeanne doit sûrement affronter des minutes circulaires en silence, elle aussi.Il reconnaît le son des petits poings de Nina qui tambourine à la porte. Il éteint la télévision, tire les voilages, enclenche un disque de comptines pour couvrir le brouhaha de la rue.
— Papy !
La petite lui saute dans les bras tandis que Jeanne lui glisse un tendre baiser sur la joue.
— On va dormir ici, on te laisse pas seul, décrète sa fille d’une voix sans appel.
— Papy ! Fais moi décoller, le plus haut possible !
Léon sourit. Cette enfant s’entête à ne pas admettre qu’elle grandit et qu’il a mal au dos. Il caresse ses cheveux lisses, si doux, d’un noir si profond. Nina est la joie personnifiée. Elle est la gamine irrésistible des livres de sa jeunesse. Les fossettes au creux des joues, les yeux immenses, les taches de rousseur de sa mère sur les ailes du nez. Tandis qu’en bas l’horreur sévit, l’enthousiasme de sa petite fille lui coupe le souffle. C’est trop.Trop de contraste.
D’absurdité.
Mon Dieu, quel monde lui laisse-t-on ?
Mon Dieu, s’il vous plaît, épargnez-la.

Extrait
« Quelques semaines dans ce service, et Jeanne mourait à petit feu. Le prix de la paix relative à T’el Aviv lui semblait trop lourd, trop injuste. Aucun de ces gamins n’aurait de vie normale. Aucune de leurs familles non plus. Depuis la décolonisation anglaise de la région, des guerres, des batailles comme ça, il y en avait eu six en cinquante ans, toutes déclarées par les pays voisins, attaques auxquelles il fallait ajouter près de quatre cents attentats meurtriers contre des civils.
Alors, c’était mathématique : les familles de Gadi, Itaï, Gavriel, Sahar, Erez et tous les autres avaient déjà connu la guerre avant leurs enfants. Ils avaient déjà perdu des frères, dds pères, des amis avant eux. » p. 180

À propos de l’autrice
BARUKH_sarah_DRSarah Barukh © Photo DR

Sarah Barukh est l’autrice de plusieurs romans, parus notamment chez Albin Michel : Elle voulait juste marcher tout droit (prix Lions Club et MJLF 2017), Le Cas zéro (prix du Roman d’Entreprise et du travail 2019) et Envole-moi (2020). Romancière engagée, elle publie en 2023 aux éditions HarperCollins 125 et des milliers, un ouvrage collectif destiné à lutter contre les féminicides et les violences faites aux femmes, qui a connu un grand retentissement médiatique et a permis de reverser plus de 25 000 euros de bénéfices à l’UNFF. (Source : HarperCollins France)

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Vita de Julia Brandon : L’Art de la Rédemption à Travers la Souffrance