Thanatose

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En lice pour le Prix Jean Freustié 2025
En lice pour le Prix des Hussards 2025

En deux mots
Guillaume est le seul survivant d’un attentat en plein Paris. Au moment de l’assaut, son corps a fait le mort, ce qu’on appelle la thanatose. À son réveil, il découvre qu’Alice, sa compagne, fait partie des victimes. Mais cet e-gamer va la retrouver sur le métavers et converser avec elle. Quel est ce mystère qui bouleverse sa vie?

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

La mort n’a pas voulu de lui

Frédéric Bécourt a trouvé une manière originale de traiter du deuil et de la place des disparus dans nos vies. Guillaume, son personnage principal, est le seul rescapé d’un massacre en plein Paris. Spécialiste du e-sport, il va rencontrer Alice, sa compagne décédée, en enfilant son casque de réalité virtuelle. Vertigineux !

« On déballait des cartons avec Alice, les deux autres bénévoles servaient une dame. Là, un type est entré, j’ai à peine aperçu sa silhouette. Tout ce que je peux dire c’est qu’il brandissait une arme au-dessus de sa tête, comme ça, comme pour se grandir… C’est ce que j’ai raconté à la police tout à l’heure. Après, il y a eu des cris et des tirs, une dizaine peut-être, et puis plus rien. Des acouphènes, du sang sur moi et par terre. Beaucoup de sang… » Guillaume est le seul survivant d’un attentat perpétré dans un centre de bénévoles à Paris. S’il a pu échapper au massacre, c’est parce que son corps a cessé de fonctionner dès les premiers coups de feu. D’ailleurs quand les pompiers sont arrivés, ils l’int d’abord cru mort avant de finalement déceler un pouls. Cette mort apparente, appelée thanatose, est une stratégie de défense utilisée par certains animaux, mais n’avait pas été observée chez l’homme.
Guillaume est donc une sorte de miraculé, mais n’a guère de raisons de se réjouir. Il doit vivre avec la mort d’Alice, sa compagne, et un sentiment de culpabilité qui rendent sa reconstruction difficile. Notamment vis-à-vis des parents d’Alice.
Après avoir regagné le petit appartement parisien qu’il partage avec Mina, une mère envahissante qui ne lui laisse guère d’intimité, il
décide de se réfugier dans l’e-sport. « Un bon moyen d’amasser de l’oseille tout en se distrayant même si, à la longue, c’est davantage devenu un business qu’une passion. Mon jeu en particulier, ma spécialité si je peux dire, c’est LoL. C’est le diminutif de League of Legend. Il s’agit d’un jeu de combat et de stratégie, dans l’esprit médiéval-fantastique, qui se joue en équipe, à cinq contre cinq. On dit LoL comme on dit WoW pour World of Warcraft, ou CoD pour Call of Duty. Chez les gamers, c’est comme ça, on n’a pas le temps de prononcer les mots entiers ou de faire des phrases, Tout va très vite dans ce milieu. La preuve, six mois seulement après avoir découvert l’existence de ce jeu, j’étais déjà devenu professionnel. »
Et un soir, chaussé de son casque de réalité virtuelle, il va faire une rencontre aussi improbable que déstabilisante, il croise Alice: « Les mêmes traits, la même coiffure, les mêmes vêtements. Les vêtements qu’elle portait le jour de sa mort. Tout coïncide parfaitement. »
On imagine la montagne de questions qui l’assaillent à ce moment. Passant du physique au métaphysique, le roman va alors explorer la question du deuil et la place des morts dans nos vies.
En choisissant la réalité virtuelle, Frédéric Bécourt donne un aspect très moderne à ces interrogations existentielles. Il permet aussi de donner à son personnage une nouvelle dimension. Lui qui se croyait jusque là peu sensible et peu ouvert à l’autre, à ses souffrances, va se révéler soudain homme parmi les hommes. L’ironie de l’histoire veut que cette transformation se fasse dans un univers parallèle. Et jusqu’à la révélation finale, le lecteur va tenter de comprendre ce mystère aux côtés de Guillaume, qui ne cesse de s’interroger. « Peut-être suis-je déjà mort, sans le savoir, ou en transit vers une autre vie ? Peut-être suis-je à la fois ici et ailleurs, en train de m’observer ? C’est dingue comme idée, quand on y réfléchit. » Oui, c’est dingue, mais c’est aussi très subtilement construit. Et si le final est peut-être un peu long, il ne manquera pas son coup !

Thanatose
Frédéric Bécourt
Éditions Héliopoles
Roman
264 p., 23 €
EAN 9782379851094
Paru le 23/01/2025

Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Paris. On y évoque aussi Villemomble.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Retrouvé gisant parmi les victimes d’une fusillade en plein Paris, Guillaume est d’abord déclaré mort avant de se réveiller, quelques heures plus tard, à l’hôpital. À l’évidence, il n’est pas blessé, ni même inconscient. Il semble seulement s’être absenté de son corps. Selon l’un de ses amis biologistes, ce phénomène étrange s’apparente à un mécanisme de défense observé uniquement chez quelques espèces animales : la thanatose. 
Frédéric Bécourt explore dans ce roman la difficulté des relations filiales et transgénérationnelles, les interférences entre réel et virtuel, la complexité du parcours de deuil.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
La cause littéraire (Philippe Chauché) 
Soundcloud 

Les premières pages du livre
« Les parents d’Alice sont là, Mina vient de me l’annoncer. Sa voix tremble de panique, je devine qu’elle est aussi gênée que moi. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ? Je ne me souviens pas de l’avoir vue tomber. Ni elle, ni les autres. Et puis, que vont-ils penser en découvrant mon visage intact, presque reposé ? Il me sera impossible de leur mentir, je le sais. Je ne suis pas blessé, pas même souffrant, je n’ai mal nulle part. Heureusement qu’on m’a posé cette perf’, sinon je passais vraiment pour un con. Sans perfusion, on n’a pas vraiment l’air d’un malade à l’hôpital. Les autres patients vous dévisagent afin de déceler une pathologie honteuse et le personnel vous prend facilement pour un visiteur. Pour autant, et bien que mon état ne le justifie pas, j’ai tout de même l’impression de bénéficier d’une attention particulière depuis mon admission au pôle Neuro ce matin. Les médecins se pressent pour me voir, les infirmières me couvrent d’amabilités… Il y en a une en particulier, une brune un peu boulotte, de l’âge de ma mère. On dirait qu’elle est émue aux larmes chaque fois qu’elle entre dans ma chambre. C’est elle, tout à l’heure, qui m’a annoncé qu’Alice était morte. Elle avait l’air bouleversée et semblait attendre une réaction de ma part alors j’ai fait mine de me recueillir un instant, en fermant les yeux. Quand je les ai rouverts, elle me regardait encore. Et là, elle m’a pris la main et l’a serrée fort entre les siennes comme pour me réconforter, ajoutant qu’Alice n’avait pas souffert, c’était certain. Pour les autres, elle ne savait pas, ou elle n’a pas osé me le dire. Comme elle sortait, je lui ai demandé ce qu’on avait fait de mes vêtements. Elle a paru surprise, m’a fait répéter, puis elle m’a dit qu’ils avaient dû tout jeter, enfin sûrement, elle se renseignerait.
Mina tombe de fatigue, je le vois. Elle a le teint blafard et les joues creuses. Ses yeux cernés lui dessinent deux disques sombres sur la figure, ça lui donne un air cadavérique. Elle est certainement restée éveillée toute la nuit, à me regarder dormir. Enfin, dormir. On ne peut pas parler de sommeil durant un épisode cataleptique. D’après le médecin chef, j’ai pu rester vaguement conscient durant quelques secondes, tout au plus, le reste du temps j’ai dû baigner dans une sorte de coma. J’avais l’impression d’être là pourtant, de les voir s’affairer autour de moi. Les pompiers d’abord, me déclarant mort avant de se raviser («J’ai un pouls! J’ai un pouls!», je me souviens parfaitement d’avoir entendu quelqu’un crier ça), ensuite les brancardiers dans l’ambulance et puis tout le monde en arrivant à l’hôpital. Je les voyais, je les voyais vraiment, au sens où je les observais du dehors, comme dans une forme de dédoublement. La scène, le décor, mon propre corps flasque et sans vie, c’était une vision saisissante de vérité. Une vision irréelle mais vraie. Il me semblait leur avoir parlé aussi mais je l’ai peut-être rêvé. Enfin, je veux dire, pas tout, pas les tirs et le sang. Mais la fin, peut-être, après être tombé au sol… Non, la mort, je l’ai bien ressentie, elle. Physiquement. Intimement. D’ailleurs, j’en ai vu des trucs dégueulasses sur les neurchis, ces groupes Facebook sur lesquels je traîne quand je m’ennuie, et dans les jeux vidéo aussi, ou même quand j’étais petit à la télé, mais là… Là, ce n’était pas seulement gore, c’était triste. Triste, laid et froid. C’était la mort, la vraie, avec comme une odeur de métal, de pisse et d’ammoniaque à la fois.

— Oh mon Dieu, Guillaume… On t’a dit? Alice. Alice est… (Elle hoquette.) C’est horrible, horrible. Mon dieu, je n’arrive pas à y croire. Comment te sens-tu, tu es blessé? Est-ce que tu as vu ce qui s’est passé? Est-ce qu’elle t’a parlé ? Est-ce qu’elle t’a dit quelque chose ?
La mère d’Alice me fixe d’un regard myope mais pénétrant. Je ne cille pas. François se tient debout derrière elle. Discrètement, il retient sa femme en lui serrant le bras au niveau du coude, un peu comme un tuteur soulage une plante trop faible pour supporter son propre poids. Leurs visages sont inexpressifs, figés par une douleur indépassable. Je me racle la gorge tout en fixant le plafond; les mots ne viennent pas. Alors je ferme les yeux et je mime quelques sanglots, comme je l’ai fait un peu plus tôt avec la grosse infirmière. Je n’ai rien trouvé de mieux pour les soulager, pour me montrer à la hauteur de leur chagrin. C’est dérisoire mais je ne peux rien proposer d’autre. Ils ne m’entendraient pas de toute façon, ils sont ailleurs… L’instant s’éternise. Le silence se fait pesant. Mina leur dit que je suis encore sous le choc, que jai du mal à m’exprimer, ils n’insistent pas.
Pendant qu’elle les raccompagne dans le couloir, je reste couché à examiner ma chambre. Elle est d’une couleur hideuse, un jaune indécis et suintant, dessinant une sorte d’horizon qui s’arrête au trois quarts du mur, le long d’une fine bande métallique au-dessus de laquelle débute une zone blanche qui court jusqu’aux dalles grisâtres du faux plafond. Aucune fenêtre, pas de décoration non plus. En face de moi une table, ou plutôt une desserte, et là dans l’angle une espèce de placard où se trouvent encastrés un minuscule lavabo et une cuvette. Dotée d’une seule chaise (sur laquelle se vautre Mina l’essentiel du temps), on peut dire qu’elle ne fait rien pour encourager les visites. Pourtant, les importuns s’y succèdent depuis qu’on m’y a installé ce matin en me sortant des urgences. Un sophrologue mandaté par je-ne-sais-qui, des élus de la mairie de Paris qui font semblant de pleurnicher tout en me parlant d’eux, des flics aussi bien sûr… Mina m’a même annoncé avoir repoussé deux journalistes dans les couloirs de l’hôpital. Ils espéraient recueillir un témoignage exclusif, paraît-il. Selon eux, le public n’attendait que ça et il avait le droit de savoir. Ils m’ont même surnommé « le miraculé d’Alésia ». Quelle bande de cons. Mina les a chassés comme elle sait le faire, comme avec les chats de la voisine quand ils viennent pisser dans le potager. C’étaient des mecs de droite, je crois, ils avaient le genre « petits bourgeois » d’après elle. II me semble bien qu’elle m’a cité les médias pour lesquels ils travaillaient mais je ne m’en souviens plus. De toute façon, je ne suis pas l’actualité, pas plus dans la presse papier que sur mon téléphone, et je ne regarde jamais la télé. En vérité, je me fous de ce qui se passe dans le monde. Alice trouvait ça étrange, je me souviens. Elle m’avait dit un jour: «Les chars russes pourraient envahir Paris que tu serais le dernier au courant. Et encore, il faudrait qu’ils passent devant ta fenêtre ! » C’était bien trouvé cette vanne. Elle est drôle, Alice… Enfin, elle était drôle, parce que maintenant elle est morte.

Voilà que ça recommence. Cette fois, c’est la psychiatre, la seule interne du service. Une jolie brune un peu trop mince, la quarantaine. C’est son deuxième passage, la dernière fois qu’elle est entrée dans la chambre j’ai fait semblant de dormir. Elle a l’air décidé, elle insiste pour me parler en tête à tête. Selon elle, il ne faut pas laisser traîner, mon équilibre psychique est fragilisé et chaque minute compte. Elle insiste, ce ne sera pas long. Je finis par accepter.
— Mina, tu vas faire un tour s’il te plaît? Elle ne bronche pas, semble à moitié endormie.
Alors je m’agace.
— Eh Mina, tu m’entends ? Sors, je te dis!
Son corps se déplie lentement, elle tente de se hisser sur ses jambes. Enfin, elle finit par se lever et quitte la chambre en marmonnant. Alors la psy prend place sur la chaise laissée libre, mais sans toutefois s’installer ou se mettre à l’aise, elle s’assoit sur le bord comme le font les gens qui ont quelque chose à vous vendre. À bien la regarder, elle a vraiment du charme. Sa rhinoplastie est réussie, son regard caressant. Je me redresse et cale mon dos contre la tête de lit, tout en cherchant une contenance. Très discrètement, elle a sorti une petite tablette tactile de la poche de sa blouse et s’apprête à lancer la conversation ou, je devrais plutôt dire, la consultation:
— Merci de m’accorder un peu de temps, monsieur Labarthe. Je suis le docteur Hamadi, interne en psychiatrie ici, au service Neurologie du GHU de Sainte-Anne. Je suis donc médecin. Comme j’ai tenté de vous le dire plus tôt, il est important que vous puissiez exprimer certaines choses dès maintenant afin de minimiser les effets post-traumatiques du choc émotionnel que vous avez vécu hier, c’est le sens de ma visite. Bien sûr, par la suite, il faudra que nous puissions mettre en place un suivi sur le long terme. Ici à l’hôpital, ou ailleurs, c’est vous qui déciderez, mais un traitement dans la durée sera nécessaire. Ce que vous venez de vivre est particulièrement traumatisant, à plus d’un titre. Pour autant, rien n’est irrémédiable. Grâce à une prise en charge précoce nous pouvons obtenir d’excellents résultats. Faites-moi confiance… Bien. Si ce n’est pas trop pénible, peut-être pouvez-vous commencer par me raconter, avec vos mots, ce que vous avez vécu hier soir ? Quels souvenirs ou quelles images vous viennent à l’esprit immédiatement ?
Son discours est rodé, asséné sans émotion mais avec douceur. Des cas comme le mien, elle a dû en rencontrer des dizaines depuis qu’elle est interne. En la regardant, je me dis que c’est la jungle dehors et que ce ne doit pas toujours être simple pour une jolie femme comme elle d’exercer ici. Je n’ose pas imaginer la quantité de tordus et de psychopathes qu’elle a pu croiser à l’hôpital et dont certains ont sûrement tenté de l’agresser.
— Humm, en fait je ne me souviens pas de grand-chose… On déballait des cartons avec Alice, les deux autres bénévoles servaient une dame. Là, un type est entré, j’ai à peine aperçu sa silhouette. Tout ce que je peux dire c’est qu’il brandissait une arme au-dessus de sa tête, comme ça, comme pour se grandir… C’est ce que j’ai raconté à la police tout à l’heure. Après, il y a eu des cris et des tirs, une dizaine peut-être, et puis plus rien. Des acouphènes, du sang sur moi et par terre. Beaucoup de sang… Et puis, beaucoup de bruit à nouveau, celui des sirènes. À ce moment-là, j’ai senti qu’on m’avait soulevé et je me suis vu porté jusque dans l’ambulance, mais comme vu d’au-dessus, comme dans un film. Enfin, c’est difficile à expliquer… Je suis désolé, tout cela est un peu confus.
— Non, c’est très clair au contraire, merci beaucoup… Excusez-moi, mais la dame qui vient de sortir, c’est votre mère, n’est-ce pas ?
— Euh oui, pardon. C’est vrai que je l’appelle Mina, mais c’est son surnom. Enfin, le surnom que mon père lui donnait. En vérité, elle s’appelle Anne-Marie.
— D’accord. Vous habitez ensemble, si j’ai bien compris ?
— C’est exact, oui. On vit dans un rez-de-chaussée, entre la rue Didot et la porte de Vanves, je ne sais pas si vous connaissez le quartier, on a un petit jardin… Ce n’est pas une question de moyens, je gagne beaucoup d’argent, mais Mina a des problèmes de santé, vous comprenez. C’est mieux que je reste avec elle. Et puis, on a deux gros chiens aussi, il faut s’en occuper.
— Bien sûr, je comprends… Vous exercez une activité ?
— Non. Euh… En fait, si. Disons que ce n’est pas vraiment une profession. Je vis de mon business en ligne, si vous voulez. Je suis un ancien champion de e-sport, j’ai une grosse communauté.
— Ah oui, d’accord… Très bien.
Tout en pianotant sur sa tablette, la psy laisse échapper un léger soupir assorti d’une sorte de rictus condescendant. C’est très subtil ce genre de signal, tout juste un coin de bouche qui se soulève, mais je le perçois d’autant mieux que j’en suis moi-même coutumier : son corps vient d’exprimer malgré elle une forme de détachement, une certaine morgue, qui traduit sans aucun doute un mépris pour mon cas, voire de la pitié. Je suis peut-être jeune mais je connais les gens, je sais comment ils fonctionnent. Maintenant, elle lève les yeux vers moi, semblant attendre que je poursuive la discussion. Mais c’est fini, elle m’a agacé avec cette grimace, d’ailleurs je sens bien qu’elle m’a déjà jugé. Et ce ton goguenard là, « Vous exercez une activité ? », non mais pour qui elle se prend ? Dans un mouvement de tête appuyé, je détourne mon regard du sien pour aller fixer un point imaginaire sur le faux plafond. Je n’ai plus envie de lui répondre et je soupire bruyamment pour le manifester. La psy ne dit rien, elle ne bouge pas. Elle attend. Deux brancardiers passent dans le couloir, le sol vibre sous le poids du lit qu’ils poussent lentement tout en bavardant, on entend des portes claquer. Elle attend toujours. J’ai envie de la gifler.
— Bon. Je vous ai tout dit, il me semble. Maintenant laissez-moi s’il vous plaît, je suis fatigué.
— Entendu, monsieur Labarthe, c’est vous qui décidez. Je reviendrai un peu plus tard, si vous le voulez bien, et nous poursuivrons notre discussion… Et si vous ne souhaitez pas évoquer ce qui s’est passé hier, eh bien nous parlerons d’autre chose. De vos chiens, par exemple.
Elle s’adresse à moi comme à un enfant ou, pire, comme à un débile. Un genre d’attardé, un cas social. Comme à tous ces patients qui viennent la consulter en claquettes et survêtement et qu’elle démolit à grands coups de sédatifs et de sermons dévalorisants. Si elle pense m’impressionner avec sa blouse d’interne et ses escarpins vernis, elle ne sait pas à qui elle a affaire. Je suis aussi diplômé qu’elle et peut-être deux ou trois fois plus riche. Je n’ai pas besoin de ses conseils. Encore moins de sa pitié.

J’ai discuté avec Omar ce matin, l’aide-soignant qui s’occupe de moi. Il a dû intervenir deux fois dans la nuit, à ce qu’il m’a dit. Il paraît que je criais très fort et que l’on n’entendait que moi dans tout le service. C’est bizarre, je ne me souviens de rien, mais il n’a aucune raison de me mentir. D’ailleurs, s’il existe une seule personne digne de confiance dans cet hôpital, c’est certainement lui. Omar est d’origine comorienne, ça veut dire que ses parents sont nés aux Comores, une île de l’océan Indien, près de Madagascar. Bon, je fais le malin là, mais hier encore je n’avais aucune idée de ce que c’étaient, les Comores, ni où ça se trouvait. Il m’a raconté son parcours et on a vite sympathisé. Il ne manque pas d’humour, Omar, ou plutôt je dirais qu’on partage les mêmes références, qu’on réagit aux mêmes vannes. Quand il me balance du Ngijol, je lui réponds avec du Haroun. Il me semble qu’il aime bien les sketches de Dieudonné aussi, même s’il n’a pas encore osé le citer ouvertement. Chaque fois qu’il entre dans ma chambre, j’ai le sentiment qu’Omar est content de venir »

Extraits
« — Tu sais, je t’ai écouté avec beaucoup d’attention, Guillaume. Au-delà de la tragédie que tu traverses, de la souffrance que tu ressens et qu’aucun d’entre nous ne peut imaginer, quelque chose a frappé le biologiste que je suis. Humm… C’est assez délicat à expliquer.
— Vas-y, je t’écoute.
— Eh bien voilà, d’après ce que tu décris, on pourrait rapprocher ton expérience de mort imminente d’un phénomène animal, relativement connu des spécialistes et bien documenté. Un phénomène que l’on appelle la thanatose.
— Le nom me dit quelque chose. On n’avait pas vu ça en M2 à l’époque ? Dans les cours d’épigénétique du docteur Delanneau?
— C’est possible, oui. Je ne me souviens plus. Mais en tout cas c’est une manifestation biologique que l’on étudie assez fréquemment, que ce soit du point de vue génétique ou comportemental. En définitive, il s’agit d’une espèce de système de défense, un mécanisme héréditaire et tout à fait inconscient. Un processus atavique qu’un stimulus singulier ou même un contexte de stress particulièrement violent peuvent activer. » p. 80

« La question n’est pas tant de savoir quelle profession exercer mais pour quelle raison travailler. Ça n’a plus aucun sens aujourd’hui. Tous les boulots se ressemblent, on y perd sa vie. Si l’on possède quelques prédispositions et un minimum d’estime de soi, on ne peut décemment pas se lancer là-dedans. Alors bien sûr, il faut disposer d’assez d’argent pour se passer de bosser, mais enfin des moyens existent. Des moyens légaux, je veux dire. Mon truc à moi, c’est le gaming, les jeux vidéo, comme on disait quand j’étais petit. Un bon moyen d’amasser de l’oseille tout en se distrayant même si, à la longue, c’est davantage devenu un business qu’une passion. Mon jeu en particulier, ma spécialité si je peux dire, c’est LoL. C’est le diminutif de League of Legend. Il s’agit d’un jeu de combat et de stratégie, dans l’esprit médiéval-fantastique, qui se joue en équipe, à cinq contre cinq. On dit LoL comme on dit WoW pour World of Warcraft, ou CoD pour Call of Duty. Chez les gamers, c’est comme ça, on n’a pas le temps de prononcer les mots entiers ou de faire des phrases, Tout va très vite dans ce milieu. La preuve, six mois seulement après avoir découvert l’existence de ce jeu, j’étais déjà devenu professionnel. » p. 91

« Il m’arrive parfois de lire des bouquins. Une ou deux fois par an, peut-être. En général des essais, des trucs plutôt courts sur l’astronomie, la thérapie génique ou l’intelligence artificielle. Dans le genre « vulgarisation scientifique », mais assez sérieux tout de même. Je les finis rarement, c’est vrai, je me contente de m’en faire une idée. Pour autant, ça me permet de garder la référence en tête, enfin plutôt sur une étagère, c’est-à-dire un endroit fiable où il m’est possible de la retrouver si nécessaire. J’ai ouvert quelques biographies aussi. Mais les romans non, très peu pour moi. Trop fatigant. Chaque fois c’est pareil, il faut passer un certain nombre de pages pour commencer à comprendre le sujet ou même retenir le nom des personnages. De ce fait, on se trouve souvent obligé de revenir en arrière. Rapidement, ça m’épuise. Donc oui, je lis très peu. Mais davantage encore que la moyenne des Français, si je me fie à mon expérience. Plus personne ne lit dans ce pays, et même nulle part, C’est simple, autour de moi, je n’ai jamais connu de vrais lecteurs, je veux dire depuis la mort du Patron. Certes, ça ne constitue pas un échantillon représentatif de la population et je manque de données précises sur la question, mais je crois que la plupart des gens qui aujourd’hui exposent des livres chez eux, je veux dire bien en évidence et dans de jolies bibliothèques, le font uniquement pour décorer. Ou pour se donner un genre, une allure d’intellectuel peut-être. J’en tiens pour preuve qu’en dépit de l’insistance de ses parents, et malgré le fait qu’elle étudiait l’histoire à l’université, Alice elle-même ne lisait pas. » p. 104-105

« — Mais non. Tu ne comprends pas, j’aurais dû m’en douter… Il ne s’agit pas d’une vague copie, d’une imitation de son visage ou de son style. Non, c’est elle. C’est Alice. Les mêmes traits, la même coiffure, les mêmes vêtements. Les vêtements qu’elle portait le jour de sa mort. Tout coïncide parfaitement. Et puis, je l’ai retrouvée cette nuit devant sa boutique préférée, comme par hasard. Tiens, regarde!
Elle m’a pris le téléphone des mains et a commencé à loucher dessus, puis à l’éloigner de ses yeux, cherchant visiblement à ajuster la mire. Enfin, après quelques secondes d’observation silencieuse, elle s’est mise à marmonner:
— Oui, on dirait bien que c’est elle. Mais tu es certain que ce n’est pas une vieille photo ? Il me semble l’avoir déjà vue.
— Non, mais… Mais qu’est-ce que tu veux dire ? Je sais bien ce que je raconte, quand même. Ne me fais pas passer pour un fou! C’est elle, je te dis, prise en photo cette nuit devant l’une de ses boutiques favorites. J’ai fait une capture d’écran, à 1h 12 du matin, tu vois, on peut même lire l’heure, en petit, dans le coin. Il n’y a aucun doute à avoir. Alors OK, si c’est une fausse Alice, elle a peut-être été reconstituée par une IA, à partir de photos de presse et de traces laissées en ligne, d’accord, mais alors dans ce cas ça va loin. Très loin, même. Parce que son pseudo, Calisson, il se trouve que c’était le surnom que lui donnait son père quand elle était gamine! Et ça, ce n’est nulle part sur internet ! »  p. 127

« Être présent ici et autre part, en même temps. Sans être expert, on peut concevoir ce genre de choses, en tout cas ça ne me semble pas illogique. Ainsi, Alice pourrait parfaitement continuer à mener une alter-existence dans le métavers tout en ayant disparu de notre réalité. Et il en serait de même pour tout le monde, potentiellement. Le Patron par exemple, ou même Mina ou moi. Tout le monde.
Depuis que je l’ai compris, c’est un peu comme si l’espace s’était dilaté. Les lieux et les choses me semblent déjà moins concrets, presque inconsistants. Mon humeur aussi a changé et certaines considérations que je pensais définitives ne me le paraissent plus autant. En dressant ce constat, une nouvelle fois, je ne cherche pas à impressionner qui que ce soit ou à me donner de l’importance. C’est simplement une réalité, je me sens différent. Peut-être suis-je déjà mort, sans le savoir, ou en transit vers une autre vie ? Peut-être suis-je à la fois ici et ailleurs, en train de m’observer ? C’est dingue comme idée, quand on y réfléchit. » p. 167-168

À propos de l’auteur
Frédéric Bécourt © Photo DR

Frédéric Bécourt est ingénieur de formation, il est originaire de la région bordelaise. Après un premier roman prometteur (Attrition, Aethalidès, 2021), il fait ensuite paraître un récit d’anticipation particulièrement saisissant (Un vent les pousse, Accro éd., 2023) qui retient l’attention de la critique : Le Figaro Magazine le compare aux « meilleurs Houellebecq » et Benoît Duteurtre dans Marianne salue une « grande réussite ». Romancier du temps présent et de ses drames ordinaires, Frédéric Bécourt ne se définit pas pour autant comme un antimoderne. Tout juste concède-t-il malicieusement vouloir « caresser l’époque à rebrousse-poil ». Thanatose est son troisième roman. (Source : Éditions Héliopoles)

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