Nouvel article, nouvelle chronique pour notre défi « 30 livres pour nos 30 ans » … Et pas des moindres puisqu’on a ENFIN lu Les héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron !
Oui oui, vous ne rêvez pas, on revient pour vous parler Sciences Humaines (la dernière fois c’était en juin 2024, rien que ça !) et pas un titre anodin puisqu’on vous parle d’un grand classique de la sociologie : Les héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron.
Pour celles et ceux qui n’auraient pas suivi nos péripéties 30 livres pour nos 30 ans, un petit rappel que vous pouvez retrouver notre sélection en suivant ce lien.
Ça parle de quoi ?
![héritiers Pierre Bourdieu J.-C. Passeron [30-30]](https://albertebly.wordpress.com/wp-content/uploads/2024/02/couv42767417.jpg)
Si l’école aime à proclamer sa fonction d’instrument démocratique de la mobilité sociale, elle a aussi pour fonction de légitimer – et donc, dans une certaine mesure, de perpétuer – les inégalités de chances devant la culture en transmuant par les critères de jugement qu’elle emploie, les privilèges socialement conditionnés en mérites ou en « dons » personnels. À partir des statistiques qui mesurent l’inégalité des chances d’accès à l’enseignement supérieur selon l’origine sociale et le sexe et en s’appuyant sur l’étude empirique des attitudes des étudiants et de professeurs ainsi que sur l’analyse des règles – souvent non écrites – du jeu universitaire, on peut mettre en évidence, par-delà l’influence des inégalités économiques, le rôle de l’héritage culturel, capital subtil fait de savoirs, de savoir-faire et de savoir-dire, que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial et qui constitue un patrimoine d’autant plus rentable que professeurs et étudiants répugnent à le percevoir comme un produit social.
Ouaiiiis, je sais, avec un résumé pareil, ça fait juste PEUR. Mais on vous rassure, finalement c’est pas si aride que ça en a l’air ! Et on vous dit ça de notre point de vu de personne qui repousse cette lecture depuis des années de peur de rien paner. Donc franchement, rien n’est perdu ! On essaye, à notre échelle (nous ne sommes pas sociologue ou spécialistes d’une quelconque manière) de vous transmettre la pensée de Bourdieu et Passeron.
Le constat initial
Le constat initial des deux sociologues peut paraitre aujourd’hui banal : le système scolaire tel qu’il existe en France (à l’époque… mais nous y reviendrons) est un outil de reproduction des inégalités sociales plus qu’un vecteur d’émancipation des classes populaires et d’égalité des chances. Aujourd’hui (et si vous êtes de gauche) cette information peut vous paraitre sans grande originalité et on ne compte plus les essais qui démontrent l’impertinence de la notion de « mérite », excluant les inégalités de classes dans un jeu social aux dés pourtant pipés.
Mais au moment où les deux sociologues publient leur ouvrage, ce constat fait l’effet d’une bombe. Nous sommes en 1964 et l’idée d’une école démocratique permettant l’accès au savoir par tous est bien ancrée.
Une égalité des chances formelle
Les deux sociologues soulignent l’égalité apparente de l’école. Une égalité formelle qui reposerait sur une égalité purement économique. Mais c’est évidemment ignorer « l’héritage culturel » acquis par les uns et les autres dans le contexte familial. Aussi, même en encourageant l’accès à l’Université des jeunes des classes populaires par le biais de bourses et autres types de financements, on ne résout pas le problème des inégalités dans le cadre scolaire.
Cette idée du mérite est encore soutenue par ce que Bourdieu et Passeron nomme « l’idéologie du don » qui voudrait que la réussite des étudiants des classes supérieures et l’échec des étudiants des classes populaires plus tôt dans leurs parcours scolaires repose uniquement sur des capacités innées, naturelles. Exit le capital culturel acquis au sein de son milieu social. Aujourd’hui ça nous parait une aberration absolue tant la pensée de Bourdieu a infusée nos façons de penser mais à l’époque aller à l’encontre de cette idée, c’était apparemment un sacré coup de pieds dans la fourmilière.
« Les étudiants les plus favorisés ne doivent pas seulement à leur milieu d’origine des habitudes, des entraînements et des attitudes qui les servent directement dans leurs tâches scolaires ; ils en héritent aussi des savoirs et un savoir-faire, des goûts et un « bon goût » dont la rentabilité scolaire, pour être indirecte, n’en est pas moins certaines. »
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.30
Ainsi Bourdieu et Passeron réinjecte dans leur réflexion autour de l’École la question des déterminismes sociaux, évincés par l’idée du mérite, naturel (en opposition à la culture, acquise). De cette manière, et en s’appuyant sur des statistiques conséquentes, ils démontrent que la répartition des étudiants par filière n’est pas sans rapport avec leurs origines sociales, loin s’en faut. Les uns craignent la dilapidation de l’héritage culturel, les autres se voient cantonnés à certaines filières, moins prestigieuses, offrant moins de débouchées professionnelles.
Se conformer à la norme ou pouvoir la dépasser
La réussite des classes les plus aisées reposerait, selon leur démonstration (appuyée par de nombreuses annexes, statistiques et extraits d’entretiens), sur une plus grande aptitude des élèves des classes bourgeoises à répondre aux normes scolaires. Et pour cause, leur culture de classe correspond initialement à la culture considérée comme légitime par l’École. À la différence des étudiants issus des classes populaires et du milieu rural, les étudiants bourgeois ont à la fois une bonne connaissance des classiques et de l’art contemporain dont ils ont la possibilité de suivre l’actualité culturelle (théâtre, opéra, etc.)
« […] les étudiants les plus défavorisés peuvent, faut d’autre recours, trouver dans les conduites plus scolaires, comme la lecture des œuvres de théâtre, un moyen de compenser leur désavantage. »
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.35
À l’opposé, les étudiants issus des classes populaires acquièrent progressivement cette culture considérée comme légitime par l’École, tentant ainsi de se conformer à ses attentes, de « rattraper leur retard ».
« Pour les fils de paysans, d’ouvriers, d’employés ou de petits commerçants, l’acquisition de la culture scolaire est acculturation. »
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.37
Les deux sociologues soulèvent d’ailleurs l’une des absurdités sur laquelle repose le système scolaire et dont on peut encore trouver des résidus aujourd’hui. Ainsi, d’un côté, on attendra de la part des élèves qu’ils possèdent une certaine culture classique. Mais dans le même temps, un travail peut être jugé « trop scolaire » si l’étudiant ne possède pas une culture qui s’éloigne justement de cette même norme que l’École s’échine à nous inculquer de la maternelle à l’Université.
« [l’École] serait la voie royale de la démocratisation de la culture, si elle ne consacrait, en les ignorant, les inégalités initiales devant la culture et si elle n’allait souvent – en reprochant par exemple à un travail scolaire d’être trop « scolaire » – jusqu’à dévaloriser la culture qu’elle transmet au profit de la culture héritée qui ne porte pas la marque roturière de l’effort et a, de ce fait, toutes les apparences de la facilité et de la grâce. »
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.35
Le droit au dilettantisme
Dans la seconde partie de leur ouvrage, Bourdieu et Passeron rappelle la spécificité des étudiants en tant que groupe social. Les étudiants forment un groupe, par définition, mouvant : on est étudiant sur un temps donné et l’on œuvre, à terme, à mettre fin à ce statut. De part ce renouvellement incessant des étudiants, on pourrait s’interroger sur la pertinence même d’en faire un groupe social mais ce serait alors s’empêcher d’en faire l’étude sociologique et réduirait à néant l’intérêt de leur étude. C’est donc malgré et grâce à cette hétérogénéité de ce groupe social que ce livre fait tout son sens d’ailleurs.
Il n’existe pas « d’expérience collective de la vie étudiante » car pas véritablement de « conditions d’existences communes » à tous les étudiants selon les deux sociologues.
« […] les étudiants se ressemblent surtout par la nature du rapport qu’ils entretiennent avec ce qu’ils sont et ce qu’ils font ou mieux, par ce qu’ils font dire à ce qu’ils font et à ce qu’ils sont. »
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.59
Ce qui réunis les étudiants c’est leur participation à un jeu de masques inconscient visant à répondre à l’archétype de l’étudiant ou, au contraire à s’en distancier. Car c’est leur être même qui est en jeu.
« Si l’univers scolaire évoque par plus d’un trait l’univers du jeu, champ d’application de règles qui ne valent que pour autant que l’on accepte de jouer, espace et temps limités, délimités, arrachés au monde réel où pèsent les déterminismes, c’est que, plus que tout autre jeu, il propose ou impose à ceux qui le jouent la tentation de se prendre au jeu en leur donnant à croire qu’il a leur être pour enjeu. » (p.68)
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.68
Un jeu pris plus ou moins au sérieux par les étudiants. Pour les uns, les études sont un moyen de transcender une condition sociale tout en ayant une image tout à fait flou de leur avenir. Pour les autres, les études sont envisagées sous un angle « romantique », vécues comme une « aventure intellectuelle » dont les résultats n’auront que peu de conséquences sur leurs avenirs objectifs.
« Le rapport que les étudiants entretiennent avec leur avenir, c’est-à-dire avec leurs études, étant directement fonction des chances objectives que les individus de leur classe ont d’accéder à l’enseignement supérieur, les étudiants des hautes classes peuvent se contenter de projets vagues puisqu’ils n’ont jamais eu à choisir vraiment de faire ce qu’ils font, chose banale en leur milieu et même en leur famille, alors que les étudiants des basses classes ne peuvent pas ne pas s’interroger sur ce qu’ils font parce qu’ils ont moins de chances d’oublier qu’ils auraient pu ne pas le faire. »
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.95
Ainsi les étudiants issus des classes bourgeoises s’autorisent un dilettantisme qui n’est pas observé chez les étudiants des classes populaires. Bourdieu et Passeron résume ainsi : « […] l’art de décevoir les attentes [devient un] mode privilégié de l’exercice de la liberté intellectuelle. » (p.69)
Un dilettantisme encore encouragé par le système scolaire qui valorise les connaissances jugées non-scolaire et l’indépendance intellectuelle de ses élèves.
« […] s’ils s’engagent et entendent s’engager à contre-courant et à contre-pente, obéissant au conformisme de l’anti-conformisme, c’est que les valeurs de dilettantisme et de désinvolture que les étudiants bourgeois importent dans le milieu étudiant et qui s’imposent, surtout à Paris, à l’ensemble du milieu étudiant, sont en affinité avec les valeurs qui entrent dans l’idéal intellectuel de l’intelligence sans attache et sans racine. »
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.69
L’avenir devient encore plus irréel pour les jeunes étudiantes d’alors dont les perspectives d’avenir professionnels sont bien minces tant les femmes de l’époque étaient cantonnées à un rôle codifié de mère et d’épouse.
« Les chances objectivement plus faibles d’avoir une profession et surtout une profession intellectuelle […] interdisent aux filles de se lancer dans le jeu intellectuel avec toute l’ardeur qu’autorise seulement l’oubli sans risque d’un avenir garanti. »
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.94
Un ouvrage dense et fondateur
Si tous les éléments que nous avons évoqués précédemment nous semblent aujourd’hui évident, c’est bien la preuve encore une fois de l’aspect absolument fondateur de cet ouvrage de sociologie. Nous avons essayé ici de vous en faire un résumé mais sachez que l’ouvrage est bien plus dense que ce que nous vous présentons aujourd’hui. Effectivement, les deux sociologues passent d’un sujet à un autre avec beaucoup plus de fluidité que de la manière totalement brutale avec laquelle on vous présente les différents éléments de leur réflexion. L’ouvrage reste tout à fait accessible mais je dirais tout de même que des bases en sociologie sont nécessaires pour ne pas se sentir trop vite submergé (si vous avez eut des cours de socio au lycée, vous devriez pouvoir suivre typiquement). Si au contraire vous n’avez jamais eu une quelconque initiation à la sociologie, je ne suis vraiment pas sûre que ce soit un bon livre pour découvrir cette discipline. C’est accessible mais en connaissant vraiment rien de rien à la sociologie, je pense que c’est peut être aride (si vous avez des expériences de lecture en ce sens, je suis curieuse d’avoir votre point de vue. Peut être que c’est tout à fait accessible en première lecture et que je me trompe totalement !)
Ce qui nous a vraiment surprises (et en même temps pas du tout), c’est de découvrir à quel point ce livre est, aujourd’hui encore, d’actualité. Nous n’avons toujours pas résolu la question des inégalités scolaires et nombre de choses évoquées par les sociologues ont, aujourd’hui encore, toute leur place dans nos réflexions sur la construction d’un système scolaire plus égalitaire. Je vous mets pêle-mêle quelques citations que je ne peux pas me résoudre à enlever de mon texte même si elles s’y intègrent mal. Toutes se trouvent dans la conclusion de l’ouvrage :
« La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons. » (p.103)
« […] ce système trouve son accomplissement dans le concours, qui assure parfaitement l’égalité formelle des candidats mais qui exclut par l’anonymat la prise en considération des inégalités réelles devant la culture. » (p.104)
« [L’Université] exige de ceux qui entrent dans le jeu qu’ils admettent les règles d’une compétition où ne sauraient intervenir d’autres critères que scolaires. » (p.105 – 106)
Dans leur conclusion, les deux sociologues soulignent encore le rôle qu’ont à jouer les enseignants dans une plus grande égalité scolaire et appellent de leur vœux une « pédagogie rationnelle » qui « mettrait tout en œuvre pour neutraliser méthodiquement et continûment, de l’École maternelle à l’Université, l’action des facteurs sociaux d’inégalité culturelle […] »
« […] le professeur de lettres n’est en droit d’attendre la virtuosité verbale et rhétorique qui lui apparaît, non sans raison, comme associée au contenu même de la culture qu’il transmet, qu’à la condition qu’il tienne cette vertu pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une aptitude susceptible d’être acquise par l’exercice et qu’il s’impose de fournir à tous les moyens d’acquérir. »
Les héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1994, p.110
Il faudrait enfin, selon eux, (toujours dans cette perspective de rationaliser la pédagogie) « que l’on élargisse le domaine de ce qui peut être rationnellement et techniquement acquis par un apprentissage méthodique aux dépens de ce qui est abandonné irréductiblement au hasard des talents individuels, c’est-à-dire en fait, à la logique des privilèges sociaux. »
Ainsi cet ouvrage fondateur remet en question la notion de mérite naturel, de don innée. Faisant cela ils remettent inévitablement en question un système scolaire fondé sur cette idéologie du don (qu’ils nomment aussi idéologie charismatique). On ne peut exclure des réflexions autour de l’école et de la réussite, la question du milieu socio-culturel des étudiants. Aujourd’hui quelques progrès ont été fait tout de même (on pense notamment aux études menées par les femmes… Même si les femmes restent plus cantonnées à certaines filières qui correspondent aux rôles genrés traditionnels, on va pas se mentir !) mais les inégalités scolaires persistent. Bourdieu et Passeron résumaient ainsi en l’anticipant, la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui en France :
« […] l’efficacité des facteurs sociaux d’inégalité est telle que l’égalisation des moyens économiques pourrait être réalisée sans que le système universitaire cesse pour autant de consacrer les inégalités par la transformation du privilège social en don ou en mérite individuel. Mieux, l’égalité formelle des chances étant réalisée, l’École pourrait mettre toutes les apparences de la légitimité au service de la légitimation des privilèges. » (p.44)
Voilà, on espère que cet article ne vous a ni trop ennuyé, ni trop plombé. Que nous sommes parvenu au moins un tout petit peu à vous en résumer en partie le contenu et que, qui sait, soit ça vous a aidé à en saisir des morceaux, soit que ça vous a donné envie de lire de la socio ? Ce serait déjà beau !
Sur ce, on vous dit à la prochaine (probablement pour une autre chronique des 30 livres pour nos 30 ans… On ne nous arrête plus !!!)
Alberte.