Patronyme

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En lice pour le Prix Jésus Paradis 2025

En deux mots
Dans le taxi qui la conduit à La grande librairie, un coup de fil apprend à Vanessa Springora le décès de son père. En allant reconnaître le corps du défunt, avec lequel elle n’avait plus de contact, elle découvre un appartement sale et encombré, un appartement qu’elle va devoir débarrasser. Une tâche qui va lui permettre de découvrir l’homme, mais aussi son histoire et ses origines en menant l’enquête jusqu’en Moravie.

Ma note


★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’enquête sur les Springora

Au moment où sort « Le consentement » Vanessa Springora apprend le décès de son père. En débarrassant son appartement, elle découvre les zones d’ombre de l’homme qui lui a transmis son nom. Un patronyme qui cache aussi bien des secrets.

« Un nom « propre », est-ce que ça signifie aussi un nom « moralement irréprochable » ? Un nom « sans tache », un nom « immaculé » ? Compte tenu du nombre de personnes qui se refilent le leur, je doute qu’aucun nom puisse jamais prétendre à être vraiment « propre ». »
Au moment où Le Consentement sort en librairie et alors qu’elle est dans le taxi qui la conduit à l’enregistrement de La grande librairie, Vanessa Springora apprend le décès de son père à 73 ans. Les autorités lui demandent de venir reconnaître le corps.
Ce choc, même si elle n’avait plus aucun contact avec lui, va se doubler avec la découverte d’un appartement Infect. « Cet endroit est une pièce à conviction, une preuve du désordre qui agitait son esprit, ce que les Anglo-Saxons appellent une evidence. D’abord, il y a la puanteur. Pas celle de son cadavre, qui serait restée imprégnée, non, l’odeur suffocante de la crasse, de la poussière accumulée, du manque d’aération. Et celle, âcre, écœurante, de la nicotine. (…)
Ensuite, c’est la saturation de l’espace, l’amoncellement invraisemblable de cahiers, de revues, de courriers qui me donne le vertige. Il y en a partout, au sol, sur la table ronde, le bureau américain, les étagères. Et partout aussi cette couche de crasse. »
Il va pourtant falloir s’y attaquer pouvoir mettre fin au bail. Ce qu’elle va alors l’atterrer. Deux photographies en particulier. Elle y Voit son grand-père portant des insignes nazis. Le premier choc passé, la romancière se transforme en enquêtrice, car ces clichés posent bien plus de questions sur la vie de Josef qu’ils ne donnent de réponses. Qui savait quoi ? Comment croire son père qui affirmait qu’il avait été enrôlé de force dans l’armée allemande, mais avait réussi à fuir la Wehrmacht ? Selon sa version, il aurait fini par trouver refuge en France où il aurait notamment travaillé pour les Américains. Son dossier de demande du statut de réfugié politique en 1956 le laisse penser. À moins qu’il ne s’agisse que d’un tissu de mensonges.
Pour en avoir le cœur net, Vanessa va solliciter autorités et historiens, archivistes et membres de la famille, comme son oncle Dominique. Qui lui aussi semble tomber des nues.
Alors, elle prend la décision de se rendre en République tchèque et tenter de retrouver les membres de la famille restés au pays. Tâche compliquée, mais qui va s’avérer fructueuse. Après avoir acquis la certitude que son patronyme était bien un nom d’emprunt, elle va chercher à remplir les silences et les non-dits, ces fameuses zones grises, sujettes à caution et à bien des interprétations. Un poison qu’elle savait très dangereux, comme elle l’a confié à Olivia de Lamberterie pour ELLE : « Faire l’autruche, c’est ce que l’on peut faire de pire : on sait quelles séquelles invisibles cela laisse dans les familles, et dans les récits collectifs de la grande Histoire. » La simultanéité de la guerre en Ukraine renforçant encore ce sentiment.
Comme dans Le Consentement, il est question ici d’affabulations, de remplacer la réalité par un récit fabriqué pour empêcher la construction d’une identité. Les liens complexes qui l’unissent à sa famille et sa quête inlassable de vérité sont servis par une écriture subtile, d’une profonde sensibilité. Dans les méandres de l’intime, Vanessa Springora confirme son talent, son courage et sa sincérité à explorer les tréfonds de l’âme humaine. Comme Blandine Rinkel avec La faille, elle va au bout de sa quête, sans se permettre aucune concession. Ce qui fait la force de ce livre.

Patronyme
Vanessa Springora
Éditions Grasset 
Roman
368 p., 22 €
EAN 9782246840350
Paru le 2/01/2025


Extrait du livre audio lu par Constance Dollé © Production Google Play Livres

Où ?
Le roman est situé principalement en France, à Paris et Courbevoie. On y cite aussi L’Isle-sur-la-Sorgue, la Côte de granite rose,  Le Lavandou, Fontenay-sous-Bois, Mesnières-en-Bray, Chatou, Neuilly-sur-Seine, Saint-Germain-en-Laye, Perros-Guirec ainsi qui la Tchéquie avec Prague et Zábřeh.

Quand ?
L’action se déroule du début de XXe siècle à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Attendue sur le plateau de La Grande Librairie pour parler de son livre, Le Consentement, l’autrice est appelée par la police pour venir reconnaître le corps sans vie de son père, qu’elle n’a pas revu depuis dix ans. Dans l’appartement de banlieue parisienne où il vivait, et qui fut jadis celui de ses grands-parents, elle est confrontée à la matérialisation de la folie de cet homme toxique, mythomane et misanthrope, devenu pour elle un étranger. Tandis qu’elle s’interroge, tout en vidant les lieux, sur sa personnalité énigmatique, elle tombe avec effroi sur deux photos de jeunesse de son grand-père paternel, portant les insignes nazis. La version familiale d’un citoyen tchèque enrôlé de force dans l’armée allemande après l’invasion de son pays par le Reich, puis déserteur caché en France par celle qui allait devenir sa femme, et travaillant pour les Américains à la Libération avant de devenir «  réfugié privilégié  » en tant que dissident du régime communiste, serait-elle mensongère  ?
C’est le début d’une traque obsessionnelle pour comprendre qui était ce grand-père dont elle porte le nom d’emprunt, quelle était sa véritable identité, et de quelle manière il a pu, ou non, «  consentir  », voire collaborer activement, à la barbarie. Au fil de recherches qui s’étendront sur deux années, s’appuyant sur les documents familiaux et les archives tchèques, allemandes et françaises, elle part en quête de témoins, qu’elle retrouvera en Moravie, pour recomposer le puzzle d’un itinéraire plausible, auquel il manquera toujours des pièces. Comment en serait-il autrement dans une Tchécoslovaquie qui a changé cinq fois de frontières, de nationalité, de régime, prise en tenaille entre les deux totalitarismes du XXème siècle  ? À travers le parcours accidenté d’un jeune homme pris dans la tourmente de l’Histoire, c’est toute la tragédie du XXème siècle qui ressurgit, au moment où la guerre qui fait rage sur notre continent ravive à la fois la mémoire du passé et la crainte d’un avenir de sauvagerie.
Dans ce texte kaléidoscopique, alternant fiction et analyse, récit de voyage, légendes familiales, versions alternatives et compagnonnage avec Kafka, Gombrowicz, Zweig et Kundera, Vanessa Springora questionne le roman de ses origines, les péripéties de son nom de famille et la mythologie des figures masculines de son enfance, dans une tentative d’élucidation de leurs destins contrariés. Éclairant l’existence de son père, et la sienne, à l’aune de ses découvertes, elle livre une réflexion sur le caractère implacable de la généalogie et la puissance dévastatrice du non-dit.

Les critiques
Babelio 
Lecteurs.com 
France Inter (La vingtième heure) 
En attendant Nadeau (Yaël Pachet) 
Benzine mag. (Benoît Richard) 
France Culture (Le Book Club) 
Brut media 
Viabooks (Olivia Phélip) 
RTS (Pietro Bugnon) 
RTBF 
Blog Vagabondage autour de soi 
Blog Papivore 
Blog Alex mot-à-mots 
Blog Baz’Art 
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo) 


Vanessa Springora présente « Patronyme » à La grande librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« I. Nom de famille
Hapax
Il paraît que les noms de famille sont apparus récemment, à l’échelle de l’histoire de l’humanité. En Occident, on fait remonter la généralisation de leur usage au XIIe siècle, pour faciliter le recensement et la collecte des impôts. Avant cela, on vivait très bien sans. Les Gaulois ne portaient qu’un prénom. Pierre, Paul, Jacques étaient en théorie les égaux de tous et le roi de France lui-même n’avait pas non plus de patronyme. En les colonisant, les Romains avaient déjà tenté de leur imposer le gentilice (nom de famille) et le cognomen (surnom), mais comme on le sait, les Gaulois sont réfractaires : il faudra attendre la Révolution française pour que l’inscription du nom de famille à l’état civil devienne obligatoire. Entre-temps, certains privilégiés, accumulant domaines et servage, s’étaient arrogé des noms à rallonge et à particule.
Au départ, pour se forger un nom de famille, on n’est pas allé chercher bien loin : le plus souvent, on a emprunté le prénom de son père, le nom de son métier, ou de la ville où l’on était né. En l’absence de ces informations, on pouvait toujours se rabattre sur une de ses caractéristiques physiques, ou morales. Puis ces noms sont devenus héréditaires, transmis de génération en génération. Apprendre son nom de famille, cette étiquette qu’il va porter jusqu’à sa mort, est pour l’enfant le premier rapport à la violence du langage, la confrontation avec un imparable principe de réalité : non, tu ne peux pas t’auto-nommer, t’auto-baptiser, tout comme tu ne peux t’auto-engendrer. Ton nom de famille est celui de ta lignée, c’est l’héritage de tes aïeux. Tu es l’enfant de ton père et, selon ton genre, tu transmettras son nom ou adopteras celui d’un autre. Mais c’est aussi, en contrepartie, le motif d’une fierté, l’inscription au sein d’une généalogie, d’une filiation, le début d’une identité. Quelque chose de solide à quoi se raccrocher. Quelque chose d’immuable, du moins, en théorie.
Toute ma vie, j’ai été renvoyée à l’étrangeté de mon nom. À chaque rentrée scolaire, c’était une question rituelle. Il n’est pas banal, ce nom-là, vous êtes de quelle origine ? Portugaise ? Italienne ? Espagnole ? C’était une époque où les profs prenaient souvent plaisir à franciser la prononciation de tous les noms de famille étrangers. La première syllabe du mien se changeait alors en un désagréable son nasal, comme celui qu’on entend dans les mots « crin » ou « brin ». J’osais rarement corriger. Mais si je prenais mon courage à deux mains, pour simplifier, je disais : ça se prononce spring, comme le printemps, en anglais. Ah, bon, c’est anglais, ce nom-là ? C’était encore envoyer les curieux sur une fausse piste. Plus tard, le suffixe « gora » inspirerait à mon prof de philo une ascendance grecque, et donnerait lieu à de mauvais calembours sur Spinoza. Pour couper court à ces supputations, je finissais toujours par lâcher, un peu gênée : C’est tchèque. Aaah, c’est slave, donc ! S’ensuivaient quelques considérations sur ma physionomie, oui c’est vrai vous avez le type slave. Puis un silence gêné, car des Slaves, en réalité, les Français ne savent pas grand-chose et n’ont généralement rien à dire. Alors que sur l’Italie, on peut toujours broder. Arrivait enfin la question la plus embarrassante : Donc vous parlez tchèque ? Euh, non. L’interrogatoire s’arrêtait là. Un sentiment confus de honte et d’illégitimité, pour ne pas dire d’imposture, fondait ensuite sur moi. J’avais le sentiment de n’être pas d’ici, sans pour autant pouvoir me rattacher à un lieu connu. Ce à quoi me renvoyait ce nom, c’était à une origine nébuleuse, un ailleurs dont je ne savais rien, et auquel j’ai longtemps refusé de m’intéresser, car il me venait d’un père qui avait déserté ma vie.
Par identification, ou instinct de rébellion, je compensais en choisissant le plus souvent mes amis parmi ceux qui portaient, comme moi, un nom étranger, ou qui n’étaient pas nés en France. Nous formions le clan des outsiders.
Ce nom de famille, malgré tout, j’en étais fière (et pourtant il n’y avait pas grand-chose que j’aimais chez moi) pour la consonance musicale que lui donnait, accolé à mon prénom, son double rythme ternaire. Peut-être en raison de la charge mystérieuse qu’il recelait, aussi. Au fil des années, j’en ai fait un talisman, quelque chose de l’ordre du mysticisme ou de la numérologue, comme si la somme de toutes ses lettres agencées dessinait un chemin de vie invisible. Je me disais : mon père m’a tout de même donné ça, un nom pas comme les autres.
Longtemps, je me suis contentée de ne pas questionner son origine, ni le récit, aussi fantasque et bancal soit-il, qu’on m’avait fait de son histoire. Constater par exemple que mon patronyme se terminait par un suffixe en « a », comme celui de Kafka, Kupka ou Kundera, suffisait à valider mon ascendance tchèque.
À l’apparition d’Internet, dès qu’il a été possible de taper quelque chose sur un moteur de recherche, mon nom est un des premiers mots qui me soient venus à l’esprit. C’est dire combien cette question était tapie là depuis longtemps.
Sur un site de généalogie, j’avais lu plus tard que ce nom était « peu populaire ». L’expression m’avait paru curieuse. Comme si on choisissait son nom de famille. En France, sa rareté n’avait rien d’étonnant. Le problème, c’est qu’on n’en trouvait pas non plus ailleurs, pas même en République tchèque.
Durant des années, je me suis perdue dans de vaines fouilles archéologiques sur la Toile, à l’affût de lointains cousins, ou tout simplement d’une preuve que ce nom existait bien. Puis je me suis fait une raison. Le résultat de mes recherches, obstinément nul, ne faisait que confirmer ce que j’avais toujours su en mon for intérieur : des Springora, il n’y en avait aucun autre, ma famille et moi étions les seuls à porter ce nom dans le monde entier. C’était un nom sans homonyme. Un « hapax », pour les linguistes, qui n’apparaissait qu’une seule fois dans la langue. En règle générale, les hapax étaient soit des néologismes, soit le résultat d’une erreur de graphie. Dans tous les cas, c’étaient de pures créations, des mots inventés de toutes pièces.
Un nom sans passé ni mémoire, un nom fantôme, en quelque sorte, c’était inhabituel. Mais peut-être avait-il tout de même une histoire ?

L’annonce
— Bonjour, vous êtes bien madame Springora ?
C’est un 8 janvier, en 2020, je suis en route pour rejoindre la place d’Italie. J’ai pris un taxi. Mon portable sonne. Une voix atone, masculine et inconnue, me dit : Ici la préfecture de Nanterre. La voix embraye et me demande quel est mon lien de parenté avec « monsieur Patrick Springora ». Un quiproquo se crée tout de suite dans ma tête. Quelques jours plus tôt, une brigadière de ladite préfecture de Nanterre m’a appelée pour me signifier l’ouverture d’une enquête criminelle pour viol sur mineur dans laquelle je dois être entendue. La mineure, c’est moi, pour des faits qui remontent à plus de trente-cinq ans. La confusion est glaçante. Qu’est-ce que mon père peut bien venir faire dans cette histoire ?
— Je suis sa fille.
— Madame, je suis sincèrement désolé, votre père est décédé, les pompiers ont trouvé son corps ce matin dans son appartement. Il faut que vous veniez l’identifier au plus vite.
Je raccroche, ordonne au chauffeur de s’arrêter sur le bas-côté, j’ouvre la portière en grand et descends sans refermer derrière moi. L’air glacé s’engouffre dans mes poumons. Le chauffeur m’observe avec des yeux éberlués. Je réussis à balbutier quelques mots :
— Excusez-moi, j’ai juste besoin d’un instant.
Comprenant que quelque chose de grave m’est tombé sur les épaules, il me dit de prendre mon temps. Un jet de lave en fusion s’écoule dans mon cerveau. Je ne pleure pas.
J’appelle l’homme qui partage ma vie en débitant un flot de paroles incohérent. Il me répond qu’il lâche tout pour m’accompagner chez mon père. Je reprends mes esprits.
Il faut ensuite appeler mon éditeur. Je suis le soir même l’invitée principale d’une émission littéraire. Je sais déjà que je ne serai pas en état, je dois aller reconnaître le corps sans vie de mon père. Et tandis que mon éditeur digère l’information, je ne pense qu’à une seule chose : Mon père s’est tué, c’est sûr. Il a lu mon livre et il s’est suicidé.
Voilà, tout a commencé ce jour-là, quand sa mort est venue court-circuiter la sortie de mon premier livre. Treize jours plus tôt, il en avait appris la parution, sans doute au journal de 20 h. J’avais reçu un sms :
« C’est bien ! Mais tu as mis du temps à assouvir ta vengeance ! Tu aurais mieux fait de m’écouter à l’époque ! Bravo quand même ! Je suis fier de toi ! Patrick »
Tandis que le taxi fait machine arrière, je relis plusieurs fois ce texto laconique, ponctué de cinq points d’exclamation. Mon père et moi, nous ne nous étions pas revus, ni appelés, ni même écrit depuis les obsèques d’Huguette, ma grand-mère paternelle, neuf ans plus tôt. J’avais beaucoup hésité. Finalement, je n’avais rien répondu. Je n’avais pas besoin d’ajouter nos retrouvailles à la charge émotionnelle que la sortie de ce livre occasionnait déjà. Cette dernière perche qu’il m’avait lancée, je n’avais pas voulu la saisir. J’avais abandonné mon père, un vieux monsieur de soixante-treize ans, face à sa solitude. J’étais un monstre responsable de sa mort.

Huguette
L’appartement dans lequel on a trouvé le corps était en réalité celui où vivait ma grand-mère. C’est dans ce petit espace d’à peine 35 mètres carrés qu’il a d’abord vécu quatorze ans avec elle, puis neuf ans seul. Je me demande comment elle a pu supporter cette cohabitation. Sans doute une forme de syndrome de Stockholm. Elle l’avait recueilli chez elle au moment où la vie de mon père s’effondrait, mais elle n’a jamais cessé de l’admirer. Au chômage et, qui plus est, en fin de droits, il venait d’avoir un premier infarctus. Sa troisième femme l’avait quitté, et depuis qu’il ne payait plus son loyer, le propriétaire de son appartement menaçait de l’expulser. Il avait cinquante ans. Pour l’empêcher de devenir SDF, sa mère avait accepté de l’héberger « le temps qu’il se retourne ». Il est resté là sans bouger les vingt-trois années qui ont suivi.
À la fin de sa vie, ma grand-mère s’est battue trois ans contre un cancer. Face au quotidien de sa maladie, son fils ne lui a été d’aucune aide. Il était plutôt un poids, qu’elle a payé au prix de sa santé. Son autre fils vivait à mille kilomètres de là. Il lui avait proposé de venir habiter près de lui et de sa famille. Elle n’a pas voulu abandonner mon père. Un obscur sentiment de culpabilité l’obligeait encore à lui laver son linge.
Elle a tenu comme ça trois ans, de chimio en chimio, qui me laissaient chaque fois croire que la guérison était possible, trouvant toujours le temps et l’énergie de prendre le train de banlieue pour venir nous voir à Paris, mon fils et moi. Elle adorait « le petit bonhomme », comme elle l’appelait.
Je savais que mon père vivait désormais chez elle. Nous ne parlions presque jamais de lui. Parfois, tout de même, elle me confiait son chagrin, comme une mère préoccupée par l’avenir de son fils. Elle s’inquiétait qu’il ne se lève qu’en milieu d’après-midi, sorte à 20 heures faire ses courses, quitte rarement son canapé, que sa vie si pleine de promesses s’achève là, dans cet échec.
Ma grand-mère ne pouvait plus profiter que de la moitié de son appartement qui n’était déjà pas bien grand. Son fils occupait la totalité du salon et avait réquisitionné jusqu’à sa télévision. Pour se distraire, le soir, elle montait chez sa voisine regarder ses émissions favorites. Lorsqu’elle n’a plus eu la force de faire ces allers-retours, mon oncle lui a offert un écran plat qu’elle a fait installer dans sa chambre.
Ce qu’elle ne me disait pas, c’est que mon père ne lui laissait plus le droit de pénétrer dans son sanctuaire depuis des années. L’entrée de cette unique pièce de vie lui était devenue interdite. Résignée, elle respectait l’espace vital de son fils, et son intimité, comme celle d’un adolescent qui vient de poser un verrou à sa porte.

Et puis les chimios n’ont plus fait effet. Quand j’appelais ma grand-mère, lui ne répondait jamais au téléphone. À moi, elle ne racontait pas grand-chose. Elle avait le souci de ne pas peser, de ne pas m’inquiéter. Un jour, alors que je lui rendais visite à l’hôpital, je suis tombée sur lui. J’ai lu l’embarras dans son regard, elle savait combien cette rencontre intempestive risquait d’être pénible. Ma dernière dispute avec mon père remontait à huit ans auparavant. Depuis, nous avions rompu tout contact. Il s’est comporté comme si nous nous étions vus la veille, a feint la normalité. Aussi étrange que cela puisse paraître, le sujet est arrivé d’un coup, sorti de nulle part. Il m’a parlé de notre nom, et s’est lancé dans toute une histoire sur son sens, dit qu’il pouvait se traduire par « montagne du printemps », de spring, et gora, voulant dire dans toutes les langues slaves « montagne ». C’était complètement hors sujet, cet exposé sur l’étymologie de notre nom. Mais dans cette chambre médicalisée, nous étions trois à le porter, c’est sans doute ce qu’il s’est dit, et la mort de ma grand-mère approchant, il tenait peut-être à ce qu’elle valide cette version des choses avant de disparaître. Ma grand-mère a perçu mon désarroi et lui a fait comprendre qu’il devait nous laisser seules. Elle avait encore cette autorité sur lui. Je l’ai sentie exaspérée. Écrasée par la maladie, elle n’en pouvait plus, des délires de son fils. Moi j’étais venue pour la voir, pas pour écouter une énième élucubration de mon père. Dès qu’il a franchi le seuil de la chambre pour aller fumer dans le jardin, je me suis effondrée en sanglots et suis allée me blottir contre le corps si frêle de ma grand-mère qui ne pesait plus qu’une trentaine de kilos. Je lui ai dit que je ne supportais pas de la voir dans cet état, elle m’a répondu :
— Tu ne crois pas que c’est aussi d’avoir croisé ton père qui te bouleverse ?

Après sa dernière hospitalisation, on l’a directement transférée dans un centre de soins palliatifs. La fin approchait, elle ne se plaignait jamais. J’avais été effarée de voir que pour la soulager, on ne lui prescrivait que de l’Efferalgan codéiné. Je m’attendais à des poches de morphine en perfusion. Le médecin m’avait rassurée :
— Vous savez, la génération de votre grand-mère a pris très peu de médicaments, la codéine lui suffit. Elle ne souffre pas.

Mon père avait exigé expressément de ne pas se retrouver dans la même pièce que mon oncle et sa femme, qu’il appelait « les gens ». Sa rancœur reposait sur le fait qu’il était devenu, par sa situation, le garde-malade de sa mère. Au téléphone, il avait osé dire un jour à mon oncle : « J’ai quand même droit à une vie privée, non ? » La repartie de son frère avait fusé, cinglante : « Tu ne crois pas que notre mère aussi aurait eu droit à une vie privée toutes ces dernières années ? »
Une nuit, Huguette avait poussé des cris terribles. Une infirmière était venue lui demander si elle avait mal. Elle avait dit non. Est-ce qu’elle avait peur de mourir, alors ? Non plus. La mort ne l’effrayait pas. Ce qui causait son tourment, c’était que nous soyons tous fâchés avec mon père. Le médecin-chef avait alors appelé mon oncle pour lui exposer la situation, et m’avait tenu le même discours lorsque j’étais revenue le lendemain pour la voir :
— Votre grand-mère ne partira pas en paix tant qu’elle ne vous aura pas tous vus réconciliés.
Mais comment se « réconcilier » avec une personne psychiquement malade ? Ce n’était pas une simple brouille familiale qui nous tenait éloignés de lui. C’était sa folie.
Le médecin a insisté. Nous pouvions bien faire un effort le temps d’une journée. Elle était très angoissée, les médicaments ne suffisaient pas à la calmer. Alors j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai appelé mon père pour lui expliquer qu’elle avait besoin de nous voir réunis à son chevet. Contre toute attente, il a accepté.

Il me semble que c’était en début d’après-midi, nous nous étions donné rendez-vous dans sa chambre. Nous sommes entrés les uns après les autres, mon oncle et ma tante, mon père, mon compagnon et moi. C’était un effort colossal pour Dominique. À juste titre, il en voulait à mon père de s’être si peu et si mal occupé de leur mère, alors qu’elle l’hébergeait depuis si longtemps. Il soupçonnait aussi que ce cancer de l’estomac, traité au départ comme un simple ulcère gastrique, n’était pas étranger à l’inquiétude de voir son fils sombrer dans la démence à quelques mètres d’elle. De mon côté, j’avais décidé de m’anesthésier. Nous avons tous joué le jeu. On a commencé à bavarder autour du lit. Elle somnolait, puis elle s’est extraite de son demi-sommeil et son regard a fait le tour de la chambre. Elle ne parlait déjà quasiment plus, mais ses yeux se sont illuminés. Tout d’abord incrédule, elle a contemplé la scène dans son entier, a péniblement levé l’avant-bras, et de son index pointé vers chacun de nous, elle nous a comptés, les uns après les autres. Le visage soudain transfiguré par un sourire, elle a dit dans un souffle : « C’est formidable ! » Puis elle s’est tournée vers mon père, le regard noir de reproche, et avec un surprenant regain d’énergie, s’est exclamée : « Tout le monde est là, sauf Marie et le petit bonhomme ! Mais toi, de toute façon, tu ne le connais même pas. » Ma cousine, Marie, la fille de Dominique, vivait comme lui dans le Sud et n’avait pas pu venir. Quant à mon fils, il était trop petit pour que je lui inflige cette visite.
J’ai dû repartir travailler. Mon oncle, ma tante et mon père sont restés. Ils m’ont raconté que Huguette a demandé un sorbet, alors qu’elle ne s’alimentait plus depuis des semaines. Elle est morte quelques heures plus tard.

Le corps
C’est une ville moyenne de la banlieue ouest. Une ville riche des Hauts-de-Seine, mais mon père ne vivait pas dans sa partie bourgeoise et cossue. Il habitait une rue excentrée de Courbevoie, au deuxième étage d’une résidence des années soixante-dix, un immeuble bas et allongé, aux balcons en Plexiglas orange, en face d’une chapelle du XIXe siècle, incongrue dans ce paysage moderne. Ses fenêtres étaient équipées de rideaux déroulants. Ce matin-là, ils n’étaient pas fermés, ce qui a permis aux pompiers de briser la vitre et d’entrer. Le gardien avait remarqué que la télévision était allumée depuis plusieurs jours, le son s’en échappait en continu sur le palier. Il a d’abord frappé à la porte, décroché son téléphone. Puis il a appelé les secours. Les pompiers ont frappé à leur tour, mais plutôt que de forcer la porte, ils se sont introduits chez lui de l’extérieur. Pour passer par le balcon, il leur a sans doute fallu déployer leur échelle, et utiliser une sorte de massue ou de brise-vitre pour ouvrir une brèche dans la fenêtre coulissante. C’est comme ça qu’ils l’ont trouvé.
Dans tous ces immeubles sans gardien, lorsqu’un des habitants ne donne plus signe de vie, qui s’occupe de prévenir les secours ? Et comment font les pompiers le soir pour effacer de leur mémoire le visage de tous ces macchabées ?

La police nous accueille devant l’entrée de l’immeuble. On ne prend pas l’ascenseur. On monte juste en silence, flanqués d’une jeune brigadière en uniforme. Sur le palier, le gardien et un autre homme nous attendent, appuyés contre un mur du couloir. C’est le médecin qui a constaté le décès. Je lui demande sans préambule la cause de la mort. Il lit dans mes yeux la panique, l’urgence de savoir si mon père s’est suicidé, et ma réticence à entrer. Il me parle avec beaucoup de précautions, de délicatesse, devant le gardien dont l’expression est pleine de commisération. Tout ça dans ce couloir sordide qui sent le tabac froid et le renfermé. Il dit : « Probablement un infarctus massif. Ou un AVC. » Mes épaules retombent d’un coup. Je réponds : « Ça ne m’étonne pas, il avait déjà fait une crise cardiaque il y a une vingtaine d’années. » Avant mon arrivée, le médecin a trouvé une ordonnance de cardiologue dans la boîte à pharmacie, et des médicaments pour le cœur, intacts. Il ajoute : « On voit que c’est quelqu’un qui a tout lâché, qui s’est laissé partir. » Je ne comprends pas tout de suite ce qu’il veut dire.
Le médecin précise que le décès a probablement eu lieu au moins quatre à six jours plus tôt. Il n’inscrit pas cette date sur le certificat, mais celle du jour même. La loi interdit de laisser un intervalle de plus de six jours entre le décès et les obsèques. Il me laisse le temps de m’organiser. C’est très attentionné de sa part.
Ce jour-là, je ne parviens pas à franchir le seuil de l’appartement. Je suis là pour ça, je sais que c’est important et pourtant je ne le fais pas. Trop peur du fantôme qui rôde encore là, ou d’être moi aussi engloutie par quelque chose de maléfique. Je demande à l’homme que j’aime de procéder à ma place à l’identification du corps, pour qu’il puisse être transporté à la morgue. Il entre avec le médecin, ressort quelques secondes plus tard en hochant la tête. »

Extraits
« Un nom « propre », est-ce que ça signifie aussi un nom « moralement irréprochable » ? Un nom « sans tache », un nom « immaculé » ? Compte tenu du nombre de personnes qui se refilent le leur, je doute qu’aucun nom puisse jamais prétendre à être vraiment « propre ». »

« Mon père, Patrick, fils aîné de Josef, fait son apparition le 20 mai 1946. Il est à la fois l’enfant de l’amour et l’enfant de la honte. L’enfant d’un nouvel espoir et l’enfant du refoulement. L’enfant d’un passé qu’il faut désormais enfouir et oublier.
Dans l’ordre chronologique, mon père est la deuxième personne dans le monde à porter le nom de « Springora ». Par cette décision, Josef coupe définitivement le lien de sa progéniture avec ses ascendants. Mais il laisse tout de même transparaître quelques traces de ses origines et de son histoire dans le choix des prénoms qu’il lui attribue. »

« Cet endroit est une pièce à conviction, une preuve du désordre qui agitait son esprit, ce que les Anglo-Saxons appellent une evidence.
D’abord, il y a la puanteur. Pas celle de son cadavre, qui serait restée imprégnée, non, l’odeur suffocante de la crasse, de la poussière accumulée, du manque d’aération. Et celle, âcre, écœurante, de la nicotine. Sur mon téléphone, je note d’acheter un masque de chantier avant ma prochaine visite. Puis je pense qu’un scaphandre serait plus adapté.
Ensuite, c’est la saturation de l’espace, un amoncellement invraisemblable de cahiers, de revues, de courriers qui me donne le vertige. Il y en a partout, au sol, sur la table ronde, le bureau américain, les étagères. Et partout aussi cette couche de crasse. On n’en trouve autant que dans les lieux restés clos, et vierges de tout passage, pendant des années. Il faut vraiment s’y déplacer au ralenti, sans rien toucher, pour laisser intactes toutes ces alluvions déposées au fil du temps. Mon père ne peut pas décemment avoir vécu là, il est impossible qu’il ait passé les dernières années de sa vie dans ce capharnaüm… »

« Durant ces week-ends passés à trier ses affaires, tandis que Nicole s’employait à récupérer quelques souvenirs personnels, nous avons beaucoup parlé, elle et moi. De l’incapacité de mon père à être un mari, surtout. Ni frère, ni père, ni grand-père, ni époux, ni professionnel. Ça fait beaucoup d’’impuissances réunies en un seul homme. »

« Mon père est l’auteur de mille histoires qu’il n’a jamais écrites que dans sa tête. À son sujet, on peut parler d’un processus constant d’invention, de réécriture de sa vie. Il a sans cesse cherché à se réfugier dans une reconstruction acceptable, vivable, du monde extérieur, et c’est en soi une activité de romancier. On se fabrique les refuges que l’on peut. Et puisque écrire, c’est habiter le monde d’une façon différente, c’est vivre à l’intérieur des histoires qu’on se raconte, je me demande ce qui distingue fondamentalement les écrivains des mythomanes. »

À propos de l’autrice
Vanessa Springora © Photo Jean-François Paga

Vanessa Springora, 52 ans, a mené une carrière d’éditrice chez Julliard, maison qu’elle a dirigée de 2019 à 2021, et pour laquelle elle est restée conseillère. Elle est l’autrice d’un premier ouvrage, Le Consentement (2020). (Source : Éditions Grasset)


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