En deux mots
Rassoul va retrouver sa femme dont il est séparé depuis des années. Exilée au sud de l’Iran, elle passe ses journées au pied des palmiers brûlés par la guerre, dans un village déserté par les hommes. En arrivant, il comprend que son ambition de rassembler à nouveau sa famille ne va pas être facile à concrétiser.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Femme, enfants et palmiers
Dans son nouveau roman, l’Iranienne Nasim Marashi raconte la difficile réunion d’une famille séparée par les traumatismes liés à la guerre et à un lourd secret de famille. Son écriture, toute en sensibilité, donne au récit sa force et sa puissance émotive et confirme tout son talent.
Au volant d’une vieille Renault, Rassoul a pris la route avec son fils Mahziar. Il veut être rentré avant la nuit pour retrouver ses filles qu’il a confiées à sa mère. Au bout de la route, il espère retrouver Naval, son épouse, qu’il n’a pas vu depuis bien des années. Pour cela, il lui faudra encore franchir un marais pour rejoindre un village au bord d’une palmeraie.
Si l’homme qui mène la barque doute de la présence de sa femme, la vieille dame auprès de laquelle il le mène rassure Rassoul. Naval est bien là. Il lui faudra toutefois patienter jusqu’au petit matin pour la voir.
En s’endormant, il repense à ces années passées loin d’elle, à la guerre avec l’Irak, aux puits de pétrole en feu au Koweit qui avaient provoqué une pluie noire qui s’infiltrait partout. « Les oiseaux étaient tachetés de noir. Les chats aussi. » Un poison pour la nature, un poison pour le moral des habitants qui n’arrivaient pas à se défaire de ce fléau.
Envolés ses rêves de grande carrière, d’avenir radieux. Désormais, il voulait sauver ce qui pouvait encore l’être.
À quelques mètres de lui, Naval n’arrivait pas à dormir bon plus, hantée par ses fantômes. « Ce n’étaient pas des moutons qu’elle comptait pour s’endormir, c’étaient les hommes morts de Khorramchahr. Elle commençait par sa famille, par son fils, par son père, et par ses cousins, morts avant son fils et son père, et dont les corps avaient été pulvérisés, puis elle passait aux voisins et à ses compagnons de jeu quand elle était enfant, puis aux habitants de la ville et à ceux qu’elle avait vus à la télévision, dans les catafalques au coin des rues et sur les pierres tombales du cimetière de Khorramchahr, dont elle n’avait pu oublier les noms et les visages, alors que Rassoul lui avait interdit de jamais en mentionner aucun. »
Désormais, elle se consacrait aux palmiers.
« Elle a dit : je suis leur mère. Je suis la mère de tout ce qui est mort pendant la guerre. Elle n’a pas arrêté de les caresser. De les arroser. Après les tempêtes de sable, elle les nettoyait. Elle est allée leur chercher du tissu blanc à la ville. Elle leur a cousu des chemises qu’elle leur a mises. »
Rassoul parviendra-t-il à la détourner de cette mission, de la ramener auprès de ses filles et de ce fils qu’elle a tant de mal à accepter, elle qui ne se remettait pas de la perte d’un enfant et restait tiraillée par l’injonction de devoir offrir un héritier mâle à son mari. Pour elle, « Les palmiers étaient des caricatures miniatures et ridicules d’arbres vivants, d’hommes debout. »
De son écriture toujours aussi sensuelle, elle dit les souffrances liées à la guerre et à la maternité, le deuil et la paternité. Quand toutes les certitudes vacillent, quand l’esprit vagabonde jusqu’aux portes de la folie. Quand un regard suffit à signifier sa détresse, quand un geste suffit à briser un espoir. Après L’automne est la dernière saison, Nasim Marashi confirme ici tout son talent.
La mère des palmiers
Nasim Marashi
Éditions Zulma
Roman
Traduit du persan (Iran) par Julie Duvigneau
280 p., 22 €
EAN 9791038703360
Paru le 6/02/2025
Où ?
Le roman est situé en Iran, à Dar-ot-Tale’e, Khorramchahr, Ahvaz, Zargan, Lachkar-Abad, Chouchtar.
Quand ?
L’action se déroule au sortir du conflit Iran-Irak, de 1980 à 1988.
Ce qu’en dit l’éditeur
Sur une route désertique du sud de l’Iran, Rassoul roule vers Dar-ol-Tale’e dans l’espoir de regagner le cœur de sa femme et de sauver ce qui reste de sa famille. Il emmène avec lui Mahziar, le fils-providence qui lui a fait retrouver sa joie de vivre… mais que Naval n’a jamais su aimer.
Dans ce village au milieu des marais, les femmes, vieilles et jeunes, rescapées de la guerre Iran-Irak, semblent être les gardiennes de la mémoire des morts. Rassoul est accueilli avec une étonnante gentillesse, mais tout n’est pas si simple. Naval n’est plus la femme qu’il a connue. Comprendra-t-il enfin le drame silencieux qui l’a menée au bord de la folie ?
Dans la chaleur étouffante de la nuit, Rassoul et Naval racontent chacun à sa manière les seize dernières années – les joies et les drames d’une famille ébranlée par l’Histoire.
Après L’automne est la dernière saison, best-seller en Iran, le nouveau roman de Nasim Marashi, La mère des palmiers, évoque l’Iran d’après-guerre, croisant l’intime et le réel avec une infinie sensibilité.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Les premières pages du livre
« 1
Six ans auparavant, au printemps, si quelqu’un s’était arrêté à quatre heures et demie de l’après-midi à la sortie d’Ahvaz, il aurait vu Rassoul, grand, élancé, vêtu d’un costume bleu vif resplendissant, attacher à l’arrière de sa moto sa serviette en cuir anglais aux armes de la Compagnie nationale iranienne du pétrole, s’apprêtant à faire la route en pleine chaleur jusqu’à Abadan. Une fois arrivé, il sortait un peigne de sa poche, coiffait ses cheveux noirs de la droite vers la gauche, défroissait son costume et courbait un peu la tête pour franchir la porte de la maison.
Mais aujourd’hui, au volant de sa Renault jaune pourrie, il était sur une autre route, à quatre-vingts kilomètres d’Abadan, les épaules voûtées, bedonnant, trois dents du haut en moins, une chemise gris sale trempée de sueur, les cheveux dégoulinant dans la nuque de manière répugnante. Il était quatre heures et demie.
Pendant une heure et demie, le soleil brûlant de cet après-midi de printemps avait noirci encore un peu plus son avant-bras, et s’il avait enlevé la montre en or qu’on lui avait offerte au Koweït, elle aurait probablement laissé voir une trace plus claire, autant que pouvait l’être sa peau sombre. Après avoir pris la sortie de Chadegan, il s’arrêta sur le bas-côté, fixa une serviette sur la vitre de la voiture pour que Mahziar n’attrape pas une insolation. Il avait calculé son heure de départ pour éviter que l’enfant ait trop chaud et être de retour avant la nuit. Pendant la première heure, Mahziar était resté à l’ombre. Mais après la sortie, le soleil avait changé de côté. Rassoul repartit après avoir protégé l’enfant. La serviette claquait sur la vitre. La route était bordée de part et d’autre par des marécages : les marais de Chadegan. Le soleil qui se reflétait sur l’eau éblouissait Rassoul. Il avait donné ses Ray-Ban à Mahziar.
Imitant Rassoul, le garçon avait appuyé son petit avant-bras, poilu comme celui d’un homme, sur le rebord de la portière et ne quittait pas son père des yeux. Il ne le quittait jamais des yeux.
— Papa, est-ce qu’il y a des requins dans cette mer ?
Rassoul le regarda. Ses cheveux noirs tout bouclés tombaient sur ses larges sourcils : des cheveux qui ne ressemblaient ni aux siens ni à ceux de Naval. L’année prochaine, quand il irait à l’école, il faudrait qu’il les lui coupe. Ses yeux ronds et noirs ne ressemblaient pas non plus à ceux de Rassoul ou de Naval. Seules sa maigreur et sa grande taille le rapprochaient de son père.
— Mais non. Il n’y a pas de requins.
Rassoul passa la langue à l’emplacement des dents manquantes. Ces dernières heures ne lui avaient pas laissé le temps de s’habituer au vide lisse et répugnant de la gencive. Dans d’autres circonstances, il aurait sans doute expliqué à Mahziar dans quelles mers il y avait des requins. Il aurait dit : « Celle où nous sommes allés l’année dernière avec tes sœurs. Toi et moi, on a nagé, tes sœurs t’ont applaudi. Tu te souviens, mon garçon ? » Mais aujourd’hui, il n’avait pas le cœur à parler, il bouillonnait d’inquiétude.
Plus Rassoul avançait, plus la route était abîmée. Par endroits, l’asphalte était fendu. À cause de la chaleur ou des crevasses causées par la vague de bombardements et qui, neuf ans après la fin de la guerre, n’avaient toujours pas été réparées. La voiture dérapa sur le bas-côté. Le réservoir d’essence était presque vide mais Rassoul ne s’arrêta pas. Il devait rentrer ce soir. Il avait laissé ses filles chez sa mère et n’était pas tranquille.
Depuis la mort de Tahani, il ne laissait plus ses enfants seuls. À peine s’installait-il à son bureau que les cauchemars commençaient. Il les voyait les yeux ouverts. Clairs et précis. Il voyait les filles à la maison, elles avaient allumé le gaz, un rideau en feu leur était tombé dessus. Il les voyait courir dans la maison, poursuivies par les flammes, des cuillères d’huile à la main et les cheveux en feu. Il voyait Mahziar se jeter contre la porte au fond du couloir sans qu’elle s’ouvre. Il entendait les cris de ses enfants et il savait que les voisins ne les entendaient pas. Il voyait les filles courir vers Mahziar en riant. Il voyait les jambes de Mahziar prendre feu. Arrivé à ce point, il décrochait le téléphone pour appeler à la maison.
— Allô les enfants, ça va ? Tout le monde va bien ?
Tout en parlant, il cherchait dans leur voix, avec une folle obstination, la trace d’un danger. N’en trouvant pas, il raccrochait et les cauchemars revenaient. Il ne se souvenait plus où il avait caché son couteau à viande ni si la cachette était assez bonne pour que personne ne le trouve. Il ne se souvenait pas quand il avait fermé à clef pour la dernière fois la porte qui menait à la terrasse. Aussitôt, il décrochait le téléphone. Raccrochait, rappelait. Cela faisait à peine deux heures qu’il était au travail et il ruisselait déjà de sueur. Il ne pouvait pas rester là. Il ne pouvait se concentrer sur rien, à part sa maison et ses enfants. Attrapant les clefs de sa Renault, il se mettait en route.
Le soleil était juste au-dessus de l’horizon lorsqu’il s’arrêta dans un village en ruine qui avait, un jour, dû être florissant. Mahziar était tout rouge. Rassoul descendit, posa la glacière sur le bord du siège arrière et, ayant versé de l’eau glacée dans la paume de ses mains, il les passa sur le visage de l’enfant.
— Ça fait du bien, mon garçon ?
Après lui avoir donné un verre d’eau, il prit la serviette pour l’éventer. Quand les joues de Mahziar furent moins rouges, Rassoul frappa à la porte de la première maison. Plusieurs fois. Fort. Personne. Il balaya le village du regard. De loin en loin, un palmier était tombé, ou un plafond, ou un mur. Le cri d’un oiseau s’élevait au loin, depuis le marais, seul son du printemps dans ce village brûlé. Seule trace de vie. Il frappa à la porte de la maison suivante. À celle d’après. Quand il arriva à la quatrième, il aperçut, tout au bout de la route qui menait au marais, un jeune homme vêtu d’une djellaba blanche et d’un keffieh vert à carreaux courir vers lui.
— Hé, l’oncle, qu’est-ce qu’il y a ?
— Je veux aller à Dar-ot-Tale’e. On m’a dit que des barques partaient d’ici.
— Les hommes ne vont pas à Dar-ot-Tale’e, hein.
— Je sais, ma femme y est.
Le jeune homme le regarda attentivement :
— Il n’y a pas de femme mariée là-bas, l’oncle.
— Il y en a, je le sais.
— Moi je ne sais pas. À toi de voir. Monte dans la barque, on y va. Par là.
— Qu’est-ce que je fais de la voiture ?
— Tu en as de bonnes, l’oncle ! Est-ce qu’il y a encore quelqu’un au village pour te la prendre, ta voiture ? Laisse-la où elle est.
Rassoul remplit d’eau glacée la petite gourde de Mahziar et prit l’enfant par la main. Le jeune homme ouvrait le chemin. Une barque étroite, dont on devinait qu’elle avait été d’un beau bleu dans ses jours fastes, se balançait entre les roseaux. Le jeune homme en maintint la proue. Rassoul prit Mahziar dans les bras et s’assit. L’eau bougea sous la barque et le tracé des roseaux sur son flanc se brouilla. La barque sur l’eau était étrangement souple. À la fois stable et instable. Elle se penchait au point de chavirer avant de se redresser. Mahziar s’agrippait au cou de Rassoul. Le jeune homme monta et poussa la rame au fond du marais. Quand la barque, dépassant le village, s’enfonça dans un tunnel de hauts roseaux, la peur de l’enfant s’évanouit. Il glissa doucement des bras de son père. Une main dans celle de Rassoul et l’autre sur le bord de la barque, il observait le marais. Le soleil était moins fort, une légère brise fraîche s’élevait de la surface de l’eau. La voûte de roseaux s’était entrouverte, les parois s’écartaient et se refermaient. Un buffle des marais sortait parfois de l’eau, provoquant une ondulation qui balançait doucement la barque, comme un berceau. Les buffles n’étaient pas de ce monde. Leur taille n’avait rien à voir avec les animaux de cette terre. Ils étaient sortis de contes. Il y avait aussi des poissons qui remontaient à la surface, de gros poissons noirs et argentés. Rasant l’eau, les oiseaux tournoyaient au-dessus des poissons. De nombreuses libellules brillantes, colorées, voletaient entre les roseaux. Elles allaient d’une rive à l’autre, de roseau en roseau, formant un arc de triomphe au-dessus de la barque. Mahziar ne savait vers quoi tourner son regard : les oiseaux, les poissons ou les libellules. Il tendit la main.
— Les poissons, là, je peux les caresser, papa ?
Rassoul attrapa l’enfant par la taille pour qu’il puisse se pencher au-dessus de l’eau. L’eau clapota et les poissons s’enfuirent.
— Si seulement Tahani était là, papa. Elle aurait vu les poissons et les oiseaux et les vaches.
Rassoul le prit dans ses bras.
— Ta sœur voit tout ça, de là-haut.
Les lèvres de Mahziar tremblèrent.
— Un jour, on emmènera Amal et Anisse et on viendra tous ensemble.
Depuis le départ de Naval, il n’allait plus nulle part sans ses enfants : les filles et Mahziar, tous ensemble. La dernière fois que les filles avaient été séparées de lui, Mahziar venait de naître et lui de rentrer du Koweït. Quand il avait vu les cheveux blancs sur les tempes de Naval et les cernes sous ses yeux, il avait emmené les filles chez sa sœur, à Mollassani, le temps que sa femme se remette, il les reprendrait après. En entrant dans la pièce, il avait vu Mahziar, le pyjama déboutonné. Le cordon ombilical desséché était collé à une couche sale, comme le cadavre d’un souriceau. Naval se tenait debout devant le bébé, qui était bleu tellement il avait pleuré, elle le regardait, hébétée. Rassoul défit la couche. Naval détourna le visage.
— Qu’est-ce qui se passe avec ce bébé, Naval ? Pourquoi tu ne le changes pas ? Tu ne sens pas l’odeur de caca ?
Naval s’assit.
— Lève-toi et habille-toi, on va chez le docteur. Tu lui diras que tu es comme ça depuis la naissance du bébé.
— Ça va aller.
— Mais quand ? Des pleurs, encore des pleurs… Tu devrais être en train de rire.
Naval éclata en sanglots. Rassoul s’assit à côté d’elle.
— Tu veux qu’on aille chercher les filles à Mollassani ? J’ai vu à quel point tu étais fatiguée, c’est pour ça que je les ai emmenées. Si tu vas mieux, allez viens, on va les chercher. On fera un tour, on mangera une glace avant de rentrer.
Naval ne semblait pas entendre.
— Lève-toi, attrape ton abaya et viens avec moi chercher les filles. Quand tu es comme ça, je ne supporte plus ce bébé, Dieu m’est témoin.
Il mentait. Dès le jour où il était rentré du Koweït, dès qu’il avait vu son fils de trois jours, il en était devenu fou. Depuis ce premier jour, il aurait donné sa vie pour Mahziar.
— Là-bas les femmes ne sont pas tête nue, l’oncle, dit le batelier, mais quand tu arriveras, annonce-toi en criant « Ô Allah ».
— D’accord.
— Comment ta femme s’est-elle retrouvée à Dar-ot-Tale’e ?
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas ? Moi, je vais souvent là-bas. Enfin… J’attends dans la grande maison des hôtes qu’elles m’apportent leurs marchandises pour que j’aille les vendre. Des nattes, des paniers, ce genre de choses. C’est laquelle, ta femme ? Elle est de la ville ? Il n’y a pas de femme de la ville là-bas. Elle est comment ?
— Tu ne vois pas son visage ?! lui avait demandé sa mère. Regarde comme elle est belle ! Elle a embelli, Dieu soit loué, mille fois. On voit bien à son visage que ce sera un garçon. Souviens-toi de ce que je t’ai dit. Les filles enlaidissent leur mère. Tu ne te souviens pas comme elle était bouffie pour les filles ?
— Allez, on le garde, Rassoul, d’accord ? lui avait dit Naval. Si nous n’avons pas de garçon, après ces deux filles, qui nous aidera ? Qui pourras-tu prendre sur tes épaules pour l’emmener voir les derricks ?
— Je ne vais pas m’en sortir, avait-il dit. Quand j’aurai commencé les cours à l’université, je ne pourrai plus faire d’heures supplémentaires. On ne pourra plus couvrir les frais des filles.
— Mais si, Rassoul. Mon père disait que les enfants apportent avec eux l’argent dont ils ont besoin.
Il avait observé Naval. Sa mère disait vrai. Elle avait embelli. C’était sûrement un garçon. Il pourrait peut-être travailler plus, dormir moins, avoir la vie dure pendant un moment, mais garder l’enfant. Il regarda sa femme. Elle était plus belle – elle voulait un garçon.
— On y est, l’oncle.
Le jeune homme poussa sa barque à travers les roseaux et accosta. Devant eux, il n’y avait que le désert, sec et brûlant de la chaleur du soleil qui commençait à baisser. Mahziar continuait de fixer le marais et ses oiseaux. Rassoul le prit sous les bras pour le faire descendre. Le vent soulevait la poussière, mollement, pas plus haut que Mahziar, avant de la laisser retomber. Le jeune homme détacha une corde enroulée autour d’un arbre à demi calciné et amarra sa barque bleue à côté de deux autres, aux lattes plus ajourées encore. Il essuya la sueur de son visage avec son keffieh.
— Allons-y.
Il ouvrit la marche. Rassoul passa une main dans ses cheveux, sur son visage, et rentra sa chemise dans son pantalon. Il avait honte d’être rasé et de porter une chemise claire. Il était encore trop tôt pour quitter ses habits noirs. Il passa la main dans les cheveux de Mahziar et lui lissa les sourcils du bout des doigts. Un buffle meugla. Unique son, en dehors du clapotis de l’eau sur les parois de la barque qui se balançait encore, le bruit de leurs pas et de leur souffle. Le silence était assourdissant. Le jeune homme désigna un endroit à cinq cents mètres.
— Elles sont là.
Puis il cria :
— Ô Allah…
Sa voix résonna dans le désert. Rassoul observa les maisons posées sur le sol, un peu plus loin. Au premier plan, la maison des hôtes en roseaux semblait faire rempart, derrière étaient plantés des poteaux tordus et desséchés.
— Ici, ce n’est pas bien vu d’entrer comme ça dans les maisons des gens. Ce sont des femmes, hein. Dans les villages des environs, tout le monde fait attention à elles. Ce sont des femmes bien. Très. Mais elles ne plaisantent avec personne. Si tu les regardes mal, elles te coupent la tête. Quand on sera là-bas, tu devras aller t’asseoir dans la maison des hôtes le temps que j’aille en chercher une. Moi je sais comment les appeler. Ouh là… ! Dépêchez-vous, l’oncle. La nuit tombe, regardez.
Le village semblait désert. Derrière les maisons s’étendait une palmeraie. Des palmiers calcinés, sans tête, enfoncés comme des colonnes de pierre dans le sol. La terre était morte. C’était évident qu’elle était morte. Morte depuis des années. Quant aux maisons, plus Rassoul avançait, plus il voyait qu’elles ne respiraient pas. Pas un mouvement, pas un son, pas même un bref murmure. Il avait beau regarder, il ne voyait pas signe de vie. Il n’y avait pas de vie ici. Où donc était Naval ?
Il avait pris Mahziar dans ses bras pour le protéger du vent, de la poussière et des buissons épineux. Quand ils arrivèrent à la grande maison, le jeune homme dit :
— Entre et assieds-toi là le temps que je revienne.
Rassoul courba la tête pour entrer. Le sol était recouvert d’une natte ; quelques paniers, d’autres nattes de paille et des panières étaient entassés dans un coin. Il n’y avait rien d’autre, sauf un narguilé avec son cendrier en argent. Il posa l’enfant par terre et s’assit. Les murs empêchaient la pâle lueur de la fin d’après-midi d’entrer et, à part les taches claires sur les murs que laissaient passer les fentes entre les roseaux, la pièce était plongée dans la pénombre. Mahziar se leva et en fit le tour sur la pointe des pieds. Il s’approchait des choses comme un animal en captivité, effrayé. Tous les efforts de Rassoul pour lui faire oublier sa peur avaient échoué. Il avait toujours peur. De tout, et surtout de la maison – quand son père n’était pas là. Quand Rassoul rentrait du travail, il trouvait Mahziar dans le couloir, dans un coin près de la porte, accroupi à l’attendre les yeux écarquillés par la peur. Dès qu’il voyait son père, cette peur s’évanouissait. Sa bouche entrouverte se fermait, il reprenait des couleurs. Il se mettait à parler et à jouer jusqu’au lendemain matin, où il regardait à nouveau avec effroi son père se préparer à partir.
— Je peux sortir, papa ?
Mahziar, haussé sur la pointe des pieds, regardait dehors par la fenêtre de la maison.
— Non. Attends, on va y aller ensemble. Bientôt.
— Je ne vais que jusque-là. Là où il y a les buffles.
Rassoul se leva.
— Viens, je t’emmène.
Il posa doucement le pied hors de la maison. « Ô Allah… »
Il aurait voulu le dire fort – très fort. Mais sa voix était restée coincée dans sa gorge. Dehors, il sentit qu’un léger souffle de vie courait entre les maisons du village. C’était comme une odeur, comme le vent. Sur le seuil de chaque habitation apparaissaient des spectres vêtus de noir et, le temps que Rassoul cligne des yeux pour s’assurer d’avoir bien vu, ils disparaissaient dans l’embrasure des portes. Son regard courait d’une maison à l’autre. Mahziar tira sur le bas de sa chemise en montrant le marais :
— Papa, les buffles.
Alors que Rassoul observait les alentours, le jeune homme revint avec une vieille femme voûtée, toute vêtue de noir. Quand ils furent plus près, il la salua. Mahziar se cacha derrière lui. La vieille femme le salua à son tour et dit quelque chose au jeune homme. Celui-ci obliqua et s’en alla. Puis la vieille femme entra dans la maison, l’invitant à la suivre.
— Entre, eyni »
Extraits
« Naval attendait que la pluie noire s’arrête, que l’air s’éclaircisse à nouveau et que ses filles rentrent de l’école, pour nettoyer leur guimpe à la Javel. Les gouttes noires ne partaient pas avec la lessive normale. Quand la pluie s’arrêtait, elle allait dans le jardin et ouvrait l’eau pour laver les fleurs et les myrtes. Les oiseaux étaient tachetés de noir. Les chats aussi. Ils passaient la journée à se lécher et à lécher leurs chatons. Naval mettait les petits mâles de côté, et les comptait. Rassoul lui avait dit de cesser de parler de garçon à tout bout de champ, mais elle savait bien qu’elle attendait un garçon. N’avait-il pas dit que les garçons recommençaient à naître ? »
« Naval n’arrivait pas à dormir, les nombreuses nuits où elle n’arrivait pas à dormir, ce n’étaient pas des moutons qu’elle comptait pour s’endormir, c’étaient les hommes morts de Khorramchahr. Elle commençait par sa famille, par son fils, par son père, et par ses cousins, morts avant son fils et son père, et dont les corps avaient été pulvérisés, puis elle passait aux voisins et à ses compagnons de jeu quand elle était enfant, puis aux habitants de la ville et à ceux qu’elle avait vus à la télévision, dans les catafalques au coin des rues et sur les pierres tombales du cimetière de Khorramchahr, dont elle n’avait pu oublier les noms et les visages, alors que Rassoul lui avait interdit de jamais en mentionner aucun. » p. 42
« — Quand j’ai ramené ta femme de Khorramchahr, reprit celle-ci, elle s’est assise au pied des palmiers. Dès le début. Elle a dit : je suis leur mère. Je suis la mère de tout ce qui est mort pendant la guerre. Elle n’a pas arrêté de les caresser. De les arroser. Après les tempêtes de sable, elle les nettoyait. Elle est allée leur chercher du tissu blanc à la ville. Elle leur a cousu des chemises qu’elle leur a mises. Nous, on ne s’en occupait pas trop. On s’est dit : elle est bien avec eux, laissons-la tranquille, si ça peut lui faire du bien. Un jour, c’était il y a deux ans, je me suis rendu compte qu à force, l’un d’eux avait fait un petit. Sur le côté. Comme sur les palmiers-mères encore en vie. Comme ça, sur un côté, au milieu du noir, une pousse verte était sortie. Comme avant la guerre, quand les palmiers donnaient vingt à trente petits, hein! Tu as déjà vu ça, non ?
Khadoudje faisait signe à Mahziar de s’approcher. Mahziar faisait le timide. Il se colla encore plus à Rassoul et cacha sa tête contre lui en riant.
— Au début, on n’y croyait pas, poursuivit Om Zia. J’ai dit à toutes les femmes de venir voir. Elles les ont vus, les ont touchés. Elles ont vu de leurs propres yeux qu’ils étaient vivants. Après, deux autres palmiers ont donné des petits. Et puis ta femme à tellement cajolé ces enfants qu’ils ont grandi. » p. 148
« Elle savait que, si Rassoul revenait, tous ses difficultés s’envoleraient. Il ne resterait plus que lui et les jours heureux que son fils apporterait à leur vie. » p. 132
« Les palmiers étaient des caricatures miniatures et ridicules d’arbres vivants, d’hommes debout. » p. 263
À propos de l’autriceNasim Marashi © Photo Florence Brochoire
Nasim Marashi est née en 1984 à Téhéran où elle se consacre à l’écriture de romans, de scénarios et d’articles. Devenu en quelques années un véritable best-seller, son premier roman, L’automne est la dernière saison, a remporté le Prix Jamal Al Ahmad, l’un des plus prestigieux en Iran. La mère des palmiers est son deuxième roman traduit en français.
« Le but de la littérature est de rapprocher les êtres humains les uns des autres : que quelqu’un puisse lire dans un autre pays ce que j’ai écrit et se sentir à cette occasion très proche de moi. » Nasim Marashi. (Source : Éditions Zulma)
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