Maman se suicide vendredi

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Les premières pages du livre


« COURIR, CHANTER, PROMETTRE
La vérité c’est que je ne savais plus pleurer. C’était une chose que j’avais perdue. Et j’en avais perdu d’autres : je ne savais plus courir, je ne savais plus chanter, je ne savais plus promettre. Depuis des années, l’essentiel me quittait.
À mon réveil, mon cœur battait. Je me suis tout de suite demandé quel jour on était. On était mardi. Vingt-quatre heures avaient passé, déjà. Ma sœur m’avait téléphoné le lundi, c’était bien ça : vingt-quatre heures englouties depuis son coup de fil.

J’ai fait du rangement et je suis descendue acheter des fleurs, c’était inscrit sur ma liste de choses à faire. Chaque jour, je note mon programme. Je me suis longtemps moquée de ceux qui le faisaient mais maintenant je le fais aussi : je suis une solitaire, et les solitaires ont encore plus que les autres besoin d’un cadre.
Mon choix s’est porté en premier sur des mimosas et j’en ai extrait une botte d’un seau. La botte était petite, j’ai pensé que les fleuristes exagéraient, mais c’est tellement délicieux le mimosa, son odeur, son arrivée comme ça par surprise à la fin de la mauvaise saison. Puis au moment de payer, j’ai remarqué que les petites boules jaunes tombaient. J’ai remis les mimosas dans le seau, j’ai pris plutôt des jacinthes, et j’ai retiré le mot fleurs de ma liste.
À la ligne en dessous, il était indiqué que je devais retrouver N (comme Norbert) pour un verre.

Je n’ai pas annoncé la nouvelle à Norbert dès que je l’ai rejoint. Nous avons parlé de tout et de rien, comme d’habitude. De son travail qui le dévore, et du mien.
— Si on peut appeler ça un travail, a dit Norbert.
J’ai aiguillé la conversation vers les amours, un domaine dans lequel je suis bien forcée d’être modeste et qui nous met sur un pied d’égalité. Après, nous avons critiqué les passants.
Norbert a récemment trouvé la foi. J’ai redouté que dans ce nouvel état, il ne se prête plus à nos petits jeux, d’ailleurs il le fait avec moins d’enthousiasme que par le passé, mais il le fait tout de même, si bien que je le soupçonne d’être resté cruel.
Moi, je n’ai pas la foi, pas de religion. J’aurais pu embrasser la religion juive si mes parents ne m’avaient pas fait gagner du temps en m’avertissant que ces histoires d’être juif ou pas ne veulent strictement rien dire.

Nos verres terminés, Norbert n’a fait aucun effort pour prolonger la conversation et c’est à ce moment-là que j’ai prononcé la petite phrase que m’avait dite Noémie lorsqu’elle m’avait appelée :
— Maman se suicide vendredi.
Norbert portait une écharpe si fine qu’elle ressemblait à un tuyau. Il en a saisi les deux extrémités se côtoyant sur sa poitrine et il les a serrées comme il aurait fait d’un filin envoyé par des secours.
Bien sûr je lui ai raconté mon réveil, mon effroi lorsque j’ai constaté à quelle vitesse passaient vingt-quatre heures. Il ne fallait pas, sous prétexte que j’avais prononcé la petite phrase de Noémie sur un ton neutre, qu’il me prenne pour un monstre. La panique qui m’avait saisie quand j’avais ouvert les yeux prouvait bien que je ressentais quelque chose.
— Bien sûr que je ressens quelque chose !
J’ai dit que ce quelque chose ressemblait à de la peur et Norbert a bien voulu lâcher son écharpe. Mais je le connais, il restait nerveux : une fois de plus, ma vie était plus intéressante que la sienne.

Avant que nous nous séparions, il voulait à tout prix me trouver une excuse. Il a suggéré que je bénéficiais d’une sorte d’anesthésie qui me faisait encore mal mesurer ce qui m’attendait. Après tout, c’était frais, vingt-quatre heures. Mon cerveau avait bien enregistré le message « Maman se suicide vendredi », mais il avait tout mis en œuvre immédiatement pour me protéger de la brutalité de cette information, tout de suite modifié sa propre forme pour m’aider à faire face à une douleur qui viendrait en son temps – sur ce point, Norbert était formel : je serais débordée, bouleversée, triste et même, désespérée.

En attendant, pendant les heures qui ont suivi notre rencontre, j’ai sauté sur toutes les occasions de placer la petite phrase de Noémie.
Je l’avais en bouche, maintenant. Je la répétais – toujours sous sa forme lapidaire – à ceux que j’avais au téléphone et à ceux que je croisais. Je l’ai même servie à la boulangère qui ne me demandait rien. Désemparée, elle m’a offert une baguette.
À force de répétition, la formule acquérait la nature d’un objet. C’était une sorte de boulette que je jetais à la face des gens. Une boulette dont aucune des parties qui la constituaient, ni « Maman », ni « suicide » ni « vendredi » n’avait plus la moindre signification. Pour commencer, je n’ai jamais appelé ma mère Maman : je l’ai toujours appelée Claudie.

Mon réveil, lui, au cours de la semaine, n’a pas changé. Il était aussi douloureux chaque matin. La peur me sautait à la gorge au moment où je reprenais conscience et il me fallait savoir tout de suite quel jour on était. C’est sûrement ce qui arrive aux condamnés à mort, une fois connue la date de leur exécution.
Après, je m’en voulais d’avoir dormi. D’être passée du soir au matin dans l’inconscience. Comment pourrais-je affronter ce qui venait, si je persistais à m’y soustraire ?
J’ai envisagé de me priver totalement de sommeil. Ou de passer tout ce qui lui restait de temps avec ma mère. Un vœu pieux : je ne supporte pas sa compagnie plus d’une heure.
À vendredi, j’ai noté SC, pour Suicide Claudie.

Et puis j’ai fait une nouvelle liste. Celle des choses impossibles à entreprendre quand on n’a plus de temps. On ne peut plus se lancer dans l’écriture d’un roman, par exemple. On ne peut plus lire la Bible, connaître enfin la Thaïlande ou le Canada, apprendre le piano, maigrir de cinq kilos…
Un grand nombre de choses étaient désormais interdites à ma mère. Mais même si cette idée piquait un peu, ce n’était pas ce qu’il y avait de plus terrible. D’après moi, le plus terrible c’est de se dire qu’on ne fera plus jamais de lessive, qu’on ne se coupera plus les ongles. Ces choses qu’on ne met pas en liste. Elles ne nous concernent plus. Ça, c’est affreux.
Heureusement, il faut très peu de temps pour dire « Je t’aime ». C’est même la chose par excellence qu’il est possible de faire jusqu’au dernier souffle.

VENDREDI
J’ai reconnu tout de suite la silhouette de Noémie, pourtant j’étais encore à une cinquantaine de mètres du café. Elle se tenait droite comme un piquet, le menton jeté en avant, belle, digne et aussi immobile qu’une statue.
Si l’on ne bouge pas quand on attend quelqu’un dans un lieu public, si l’on ne s’occupe à rien, c’est pour rendre bien visible l’attente et n’être pas confondu avec qui est seul au monde et n’attend personne : on tient à le montrer, c’est imminent, on va être rejoint, on a cette chance.
Noémie avait une immobilité différente : une immobilité de proie.

Les gens dans le café pensaient peut-être qu’elle se regardait dans le miroir qui lui faisait face. »

Extraits
« Pendant de longues périodes de nos vies, ce furent les seules occasions de nous voir. Elles nous permettaient de ne pas oublier que nous avions une sœur, même si nous ne savions pas pour autant ce qu’elle devenait, puisqu’au lieu de nous raconter le présent, nous ne faisions que singer le passé.
Dans l’escalier, sous l’effet du champagne, nous nous jurions de nous revoir vite — de nous revoir sans eux. Mais cela n’arrivait pas et nos vies n’ont jamais eu en commun que ces réunions loupées, calquées les unes sur les autres, au cours desquelles nous sucions le noyau de l’enfance, poli comme un coquillage. » p. 33

« C’est à ce moment-là, en culotte sur sa banquette, qu’elle nous raconta, avec toujours cette voix très douce, son rendez-vous avec la spécialiste de fin de vie. Et elle nous transmit ses instructions : d’abord, il lui faudrait coller des patchs sur sa poitrine, puis au moment du coucher, il lui faudrait boire un somnifère. Le produit que contenaient les patchs pénétrerait jusqu’à son cœur et l’arrêterait pendant son sommeil — elle ne sentirait rien. Elle nous informa qu’elle était prête et pria Noémie d’aller chercher les patchs dans la salle de bains.
Sans dire un mot, Noémie s’y rendit et revint, une poignée de petits rectangles blancs dans une main. Sous le regard approbateur de Claudie, elle s’assit sur le lit, piocha un des patchs et l’offrit à sa mère. Claudie retira une pellicule protectrice avec l’ongle et positionna le timbre collant sur son décolleté. Elle pressa un instant et massa, avant de tendre la main vers Noémie pour recevoir un autre patch. Tous ces gestes étaient accomplis avec une grande application. » p. 54-55

« Bien sûr il n’y avait pas grand mystère, elle allait dire qu’elle avait du mal à nous quitter, nous ses enfants. Elle allait dire qu’elle regrettait de ne pas nous accompagner plus loin. Évidemment qu’elle le regrettait, mais il fallait qu’elle le dise.
Noémie pleurait, moi pas. Ce n’était pas le moment. Un mot et toutes les lignes de ma vie allaient se redresser. Un mot et je guérirais. Je regardais notre mère. Avec son air placide et dispos.
— Je n’ai pas pu vous donner de tendresse, dit-elle enfin, c’était pas mon truc.
Voilà. J’avais bien fait de ne pas prendre les devants. Ça m’a permis d’être surprise. Et c’était fort, indéniablement. » p. 60-61

« La vie de ma sœur était une somme d’époques, de goûts et de dégoûts dont j’ignorais tout, comme on ignore l’histoire d’un pays pourtant voisin, ses dates, ses batailles et ses jours fériés. » p. 91

À propos de l’autrice
Maman suicide vendrediMarianne Maury Kaufmann © Photo Darius Kaufmann

Marianne Maury Kaufmann est illustratrice de presse. Elle a créé en 2005 le personnage populaire de Gloria, dans divers magazines belges et français. Maman se suicide vendredi fait suite à Pas de chichis ! (nouvelles, Fayard 2013), Dédé, enfant de salaud (roman, Fayard 2014), Varsovie – Les Lilas (roman, Héloïse d’Ormesson 2019) et Ciment (roman, Cent mille milliards 2025). (Source : Éditions Éditions Maurice Nadeau)

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