Ce que nous avons perdu dans le feu – Mariana Enriquez [30-30]

Nouvel article, nouveau livre et aujourd’hui on parle recueil de nouvelles avec Ce que nous avons perdu dans le feu de Mariana Enriquez… Encore et toujours dans le cadre de notre auto-challenge 30 livres pour nos 30 ans.

Comme d’habitude, vous pouvez retrouver la liste des 30 livres que nous aimerions lire avant nos 30 ans ainsi que toutes nos autres chroniques en rapport avec ce challenge en suivant ce lien.

Un résumé (franchement dispensable, si vous voulez notre avis)

nous avons perdu dans Mariana Enriquez [30-30]

Douze nouvelles. Un enfant de junkie disparaît du jour au lendemain dans un ancien quartier cossu de Buenos Aires, livré désormais à la drogue et à la violence. Des jeunes femmes se promettent dans le sang de ne jamais avoir d’amants et sont obsédées par la silhouette fugace d’une adolescente disparue. Adela, amputée d’un bras, aime se faire peur en regardant des films d’horreur jusqu’à en devenir prisonnière. Alors qu’il vient de devenir père, Pablo est hanté par la figure du Petiso Orejudo, un enfant serial killer. Un voyage confiné en voiture dans l’humidité du Nord se termine sur un malentendu. Marcela, elle, se mutile en pleine salle de classe, au grand désarroi de ses camarades. Vera, un crâne repêché dans la rue, se meut en double dénué de chair d’une femme au bord de la crise de nerfs. Paula, ancienne assistante sociale, se bat avec ses démons et ses hallucinations. Marco, lui, se cache derrière sa porte, mutique, espérant échapper à l’existence, dehors. Sous l’eau noire, des secrets bien gardés par la police sont prêts à ressurgir. Et des femmes, désespérées, s’enflamment pour protester contre la violence.

Le poids des fantômes

C’est l’image qui nous a habité tout au long de cette lecture. Sur chacune de ces nouvelles planent des fantômes, d’aucuns issus du fantastique, d’autres des bien réels issus du passé politique argentin. Mariana Enriquez entremêle le fantastique et les horreurs d’une ancienne dictature baignant dans la misère pour nous livrer un recueil de 12 nouvelles à l’ambiance très sombre. A la fin de chaque nouvelle, le mystère reste entier sur ce qui tient du réel ou de l’imagination, dans la plus pure tradition des récits fantastiques.

Malgré notre méconnaissance de l’histoire de l’Argentine, les références au passé politique du pays restent évidentes et percent ponctuellement dans les nouvelles. On nous parle ainsi d’une école de police où l’on s’adonnait au meurtre et à la torture sous la dictature dans la nouvelle l’Hôtel, d’une armée capable de vous persécuter jusque dans la mort dans Toile d’araignée ou encore de fosses communes comme des « piscines d’os » en plein air dans Pas de chair sur nous.

« La ville n’avait pas de grands assassins, à l’exception des dictateurs, non inclus dans le circuit par bienséances politique. »

Pablito clavo un Clavito in Ce que nous avons laissé dans le feu, éditions points, 2021, p.108.

Mais c’est aussi de l’actuelle Argentine, construite sur ces fantômes envahissants que nous parle Mariana Enriquez. Et de nouvelles en nouvelles, on découvre les stigmates laissés par des années de dictature militaire.

… Et de la misère sociale…

Ainsi Mariana Enriquez nous peint la misère sociale dans tout ce qu’elle a de plus étendue. De l’omerta allant de pair avec la corruption, des crises financières et de l’inflation, aux violences familiales et particulièrement celles faites aux femmes dans toutes les sphères de la société, en passant par la prostitution et les conséquences de la drogue ou de l’alcool. Rien n’est épargné et Enriquez évoque tous les maux qui gangrènent son pays.

Si l’ensemble de ces nouvelles ne nous font pas suivre des personnages féminins, c’est le cas pour une grande partie d’entre elles. Ainsi, les thèmes abordés sont des thèmes fortement liés au fait d’être femme. Des violences commises par un mari jaloux à l’avortement, en passant par des réflexions sur le corps féminin, la sororité, le viol, les procès en sorcellerie, etc. Ainsi le fait que la dernière nouvelle donne son titre au recueil fait totalement sens pour moi dans la mesure où il décrit une expérience d’une violence inouïe et, à ma connaissance, vécue uniquement par des femmes.

On retrouve également pour thème fort celui de la jeunesse, l’enfance, l’adolescence passée dans un tel pays post-dictature. Le fossé entre les générations semble impossible à combler, la jeunesse argentine se construit sur les ruines d’une dictature qu’elle n’a jamais connue, tout en en sentant encore tous les effets et en en connaissant toutes les histoires, rumeurs et «légendes ».

« Nos parents furent prévenus, mais ils crurent que, comme on se couchait super tard, nos comas matinaux étaient dus au manque de sommeil nocturne. Ils étaient toujours aussi bêtes qu’avant, même s’ils étaient moins nerveux désormais à cause de l’inflation et de l’argent : une nouvelle loi monétaire avait établi qu’un peso valait un dollar et même si personne n’y croyait une seconde, entendre « dollar, dollar, dollar », les remplissait de joie – mes parents et tous les adultes. »

Les années toxiques in Ce que nous avons laissé dans le feu, éditions points, 2021, p. 67.

… Teintée d’une poésie de l’étrange

Mais à travers cette obscurité, Mariana Enriquez parvient tout de même à insuffler un peu de beauté à son écriture. Quelques passages sont étrangement beaux et visuels. On y trouve une sorte de poésie pourtant en parfait décalage avec ce qui nous est décrit. Enriquez développe une sorte de poétique du lugubre, parfaitement étonnante et marquante. D’une ligne de coke au milieu d’une forêt merveilleuse autant que miteuse…

« On sniffait sur la table et aussi sur le miroir de la chambre de Roxana : elle le plaçait juste au centre de la pièce, et on s’asseyait autour, comme si le miroir était un lac où on plongeait la tête pour boire, et les murs tachés où la peinture s’écaillait devenaient notre forêt. »

Les années toxiques in Ce que nous avons laissé dans le feu, éditions points, 2021, p. 70.

… A un fleuve rouge de sang proprement effrayant mais visuellement gravé dans mon esprit :

« Cela faisait des années, aussi, qu’on parlait de nettoyer le Riachuelo, ce bras du Rio de la Plate qui traversait Buenos Aires puis s’éloignait vers le sud, dans lequel pendant un siècle on avait jeté tout type de déchets mais essentiellement des carcasses de vaches. Chaque fois qu’elle s’approchait du Riachuelo, la procureure se souvenait des histoires que lui racontait son père, qui avait travaillé très brièvement dans les abattoirs des rives, comment ils jetaient à l’eau les restes de chair et d’os et la crasse que l’animal traînait depuis la campagne, la merde, la paille collée aux sabots. L’eau devenait toute rouge, disait-il. Ça faisait peur aux gens. »

Sous l’eau noire in Ce que nous avons laissé dans le feu, éditions points, 2021, p. 205.

Une nouvelle lecture pour ce challenge qui fut un succès. Malgré tout l’intérêt que j’ai trouvé à ce recueil de nouvelles et, comme bien souvent avec les recueils de nouvelles, j’ai eu une sensation de pas assez. J’aurais aimé pouvoir me plonger plus longuement dans chacune de ces histoires. Aussi, cette lecture ne nous donne qu’une envie, d’une part de lire le second recueil de Mariana Enriquez quand nous en aurons l’occasion et d’autre part, de la lire sur un format plus long… Pour cela, il nous faudrait nous attaquer à l’énorme Notre part de nuit. Autant vous dire que du haut de ses plus de 800 pages, il n’est pas prêt d’être lu. Mais un jour, promis !

Mêlant un réalisme sombre au doute du fantastique, Mariana Enriquez nous livre un recueil de nouvelles teintées de critique sociale dans lequel elle développe une véritable poétique du lugubre. L’ambiance hors norme de ses nouvelles ne nous donne qu’une envie, découvrir sa plume dans un format long.


S’en est fini pour cette nouvelle chronique. On vous retrouve bientôt pour de nouvelles aventures placées sous le signe des 30 livres pour nos 30 ans (vous allez plus en pouvoir à force !!)
Des bisous,
Votre bonne vieille Tata Alberte

éé

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