En deux mots
Maeve est embauchée pour l’été dans la fabrique de chemises d’Irlande du Nord où elle vit. En repassant 100 chemises à l’heure, elle pourra se constituer un petit pécule avant de partir à Londres à l’université. Mais en cet été 1994 la tension entre catholiques et protestants, entre Anglais et Irlandais reste très forte.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
« Miss Murray, modérez vos propos ! »
Michelle Gallen nous offre tout à la fois une plongée dans l’Irlande du Nord dans les années 90 et le formidable portrait d’une jeune femme, Maeve Murray, bien décidée à fuir le marasme ambiant et à s’extirper de sa condition. Avec une langue incisive et un humour ravageur.
Dès l’incipit le ton est donné: « Maeve Murray avait tout juste dix-huit ans lorsqu’elle a rencontré Andrew Strawbridge, n’empêche, elle a compris que c’était un connard à la minute où elle l’a vu. » Nous sommes pendant l’été 1994 et la jeune fille vient se présenter au directeur de la fabrique de chemises pour un job d’été. En quelques minutes, elle est embauchée par cet homme à la réputation sulfureuse. Elle peut ainsi rejoindre ses deux amies, Caroline et Aoife, elles aussi engagées à l’usine. L’occasion pour elle de se constituer un petit pécule avant de partir à l’université et de quitter sa maison surpeuplée. Car Maeve, insolente et déterminée, refuse de se laisser enfermer dans le destin tout tracé que son milieu social lui impose.
Son premier pas vers la liberté consiste à s’installer non loin de l’usine, dans une colocation avec ses amies, jusqu’à la proclamation des résultats de son examen final. Le roman est du reste construit autour du compte à rebours de leur publication, du 2 juin, soit 74 avant la publication jusqu’au 31 août, soit quelques jours après l’annonce officielle.
Cet été chez Strawbridge & Associates doit être une simple parenthèse avant son départ pour Londres, où elle rêve de devenir journaliste. Mais dans cette ville où tout le monde semble condamné à stagner, même son désir d’avenir paraît incertain : « Elle n’était pas certaine de pouvoir réellement devenir étudiante ; de pouvoir troquer cette ville pour Londres et d’échapper au chômage en poursuivant une carrière de journaliste. Seuls les grands murs gris de l’usine paraissaient réels. »
Après une formation express, elle doit repasser 100 chemises par heure pour tenir la cadence demandée, une prime venant s’ajouter au-delà de ce résultat. Si elle constate très vite qu’Andy Strawbridge lui a octroyé un statut particulier en la payant 80 livres, soit dix livres de plus que le salaire de base, elle continue à se méfier de cet anglais qui entend profiter de son pouvoir. Maeve doit naviguer dans un monde où le sexisme est omniprésent. Dès son entretien d’embauche, elle comprend qu’Andy Strawbridge, son patron aussi séduisant que méprisable, la perçoit d’abord comme un objet de désir : « N’empêche, Andy l’a reluquée comme s’il avait envie de la baiser. Comme s’il l’avait déjà baisée ! » Pourtant, elle n’est pas du genre à se laisser intimider et considère son patron comme un ennemi, comme tous les Anglais en cette période troublée. D’autant que la violence est quasi-quotidienne, entre attentats, arrestations arbitraires, opinions tranchées. Mais paradoxalement, c’est à l’usine, où catholiques et protestants sont forcés de cohabiter, que le regard de Maeve va changer. Car ici, c’est bien davantage la lutte des classes et le plan d’optimisation de la production qui la préoccupe que les questions de religion.
Michelle Gallen reconstitue cette époque, qu’elle a bien connue, de manière très vivante. L’utilisation du dialecte et de l’argot rend les dialogues aussi crus que vivants. Empreint d’un humour noir et de répliques cinglantes, ce roman d’apprentissage, aussi incisif que poignant, est un pied de nez au déterminisme social. Il y souffle un vent d’espérance vivifiant.
Après Ce que Majella n’aimait pas, son premier roman déjà remarqué pour son humour acide et sa capacité à capturer la complexité des réalités sociales post-conflit, voici la confirmation d’un talent à brosser des personnages féminins inoubliables, tiraillés entre le poids de leur passé et l’espoir d’un avenir meilleur. Un roman à la fois mordant et bouleversant, qui donne voix à celles et ceux qui rêvent de s’extraire d’un monde qui semble vouloir les retenir à tout prix.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici ! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.
Du fil à retordre
Michelle Gallen
Éditions Joëlle Losfeld
Roman
Traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau
350 p., 25 €
EAN 9782073071804
Paru le 9/01/2025
Où ?
Le roman est situé principalement en Irlande du Nord. On y évoque aussi Londres.
Quand ?
L’action se déroule de juin à août 1994.
Ce qu’en dit l’éditeur
Comment vivre sa vie quand on est une jeune femme nord-irlandaise prise en tenailles entre sa famille nombreuse, le suicide de sa sœur aînée et le peu qu’offre sa ville?
1994. Maeve, dix-huit ans, habite une petite ville pauvre d’Irlande du Nord et vient de passer l’équivalent du baccalauréat. À la fin de l’été, elle connaîtra ses résultats et entrera ou non dans une université londonienne qui l’a pré-acceptée. Partir pour Londres : s’éloigner de sa ville pourrie, de la division entre catholiques et protestants et de son lot de violences et de meurtres, échapper à la sévérité de sa mère, à ses quatre petits frères et au spectre de sa sœur aînée qui s’est suicidée en avalant du doliprane peu après son entrée à l’université, justement. Si Maeve a raté ses épreuves, elle ne partira pas : tout son avenir est en suspens.
Rebelle mais pas stupide, Maeve a bien compris, malgré ses 18 ans, d’où elle vient, quelles casseroles elle traîne et quels regards condescendants on pose sur elle. Nous la suivons dans son dernier été d’adolescente, entre soirées au pub, shots de vodka et amourettes.
Le deuxième roman de Michelle Gallen est un roman social mais aussi d’aventure : l’aventure de l’été de Maeve dans sa ville natale, avant la vraie grande aventure de son départ pour Londres. Il s’agit aussi du portrait d’une jeune femme qui devient adulte, de sa famille prolétaire, d’une ville pourrie d’Irlande du Nord, voire de l’Irlande du Nord des années 1990.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Viduité
Collateral
Blog Eire Ann
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Pamolico
Blog de Karen Lajon
class= »p1″>Entretien avec Michelle Gallen par Carine Chichereau © Production Diacritik
Les premières pages du livre
« JEUDI 2 JUIN 1994
74 jours avant les résultats
Maeve Murray avait tout juste dix-huit ans lorsqu’elle a rencontré Andrew Strawbridge, n’empêche, elle a compris que c’était un connard à la minute où elle l’a vu. En fait, elle s’y attendait. C’était un Anglais qui ne mettait les pieds en ville que pour le boulot. Personne ne le connaissait, et en même temps tout le monde savait qui il était. D’après les rumeurs, il choisissait des filles à l’usine, leur proposait de les ramener chez elles dans sa Jaguar, et puis il s’arrêtait dans un petit chemin creux pour se faire tailler une pipe par sa passagère. Maeve avait tenté de ne pas prêter attention à ces racontars, parce qu’elle savait que les gens qui débitaient ce genre de conneries sur Andy auraient pu en dire autant du père Goan, lui qui n’était même pas capable de trouver son zguègue pour pisser.
Seulement quand Maeve s’est retrouvée face à Andy, dans son bureau à l’usine, elle a aussitôt su que tout était vrai – et que c’était même sûrement très en dessous de la vérité. Elle s’était bien préparée, entrant dans le bureau d’un air détaché comme si elle avait déjà travaillé sur place, les cheveux tirés en queue-de-cheval, sans une trace de maquillage. Elle avait enfilé un jogging gris trop grand et une de ces polaires que sa mère achetait par douzaines en solde chez Primark. Avec ces fringues-là, elle avait l’air d’un boudin.
N’empêche, Andy l’a reluquée comme s’il avait envie de la baiser. Comme s’il l’avait déjà baisée !
Elle lui a tendu la main. « ’Jour, m’sieur Strawbridge. J’m’appelle Maeve Murray. »
Andy s’est renfoncé dans son fauteuil, avec un petit sourire, son entrejambe gonflé empaqueté dans le pantalon le plus chic que Maeve ait jamais vu. Il avait un stylo coincé entre les dents, à la façon du cigare d’Hannibal dans L’Agence tous risques. Maintenant, Maeve comprenait pourquoi Maria McCanny, Dervla Daly et toutes les autres disaient de la merde sur Andy Strawbridge. Par contre, elle se demandait pourquoi personne ne l’avait prévenue qu’il était plus que baisable. Tout à coup, elle s’est aperçue qu’elle avait toujours la main tendue et qu’Andy n’avait aucune intention de la lui serrer. Elle a aussitôt piqué un fard du cuir chevelu jusqu’aux fesses.
« Eh bien, Maeve Murray. Que puis-je faire pour vous ? »
C’est cet accent britannique arrogant qui l’a réveillée. Va te faire foutre, a-t-elle pensé – va te faire foutre, toi et pis ton ch’val. Elle s’est assise, a sorti son CV et l’a négligemment posé sur le bureau. Puis elle a allumé une clope comme si c’était elle, le boss.
« Je cherche un job d’été à l’usine. Mon CV vous dira ce que vous avez besoin de savoir. Si vous voulez une référence, vous pouvez appeler le proviseur à St Jude. »
Mais Andy n’a pas touché au CV. Il s’est contenté de la dévorer des yeux.
Maeve avait l’habitude de se faire reluquer par des types de cet âge en ville, dans les pubs. Mais la plupart de ces gars, la trentaine bien tassée, étaient gras et dégueus. Andy, lui, était bien foutu. Et il le savait.
« Parlez-moi plutôt de ce qui n’est pas dans votre CV. »
Maeve a soufflé un nuage de fumée vers le bureau, jouant la montre, réfléchissant à ce qu’elle croyait savoir d’elle-même. Elle redoutait d’avoir très mauvais goût en matière de mecs. Elle espérait être plus intelligente qu’elle en avait l’air, et plus sophistiquée que ses propos le laissaient entendre. Elle pensait être douée pour les pipes – technique qu’elle avait peaufinée très tôt pour distraire les mecs du Saint Graal de sa Virginité Bénie. En secret, elle rêvait d’écrire dans un magazine à la mode, dans un bureau chic de Londres le jour, et de passer ses nuits auprès d’un musicien déprimé aux yeux noirs qui se sentirait vivant seulement lorsqu’il serait seul avec elle. Elle avait plus que tout hâte de se barrer de ce trou pourri où elle avait grandi et, grâce à sa sœur Deirdre, elle avait appris toutes les techniques nécessaires pour brûler les ponts derrière elle.
Mais ce n’était sans doute pas une bonne idée d’en dire trop là-dessus à Andy Strawbridge. « Les résultats de l’examen de fin d’études sont pas encore sur mon CV. Quand j’aurai tous mes A, je foutrai le camp d’ici. »
Andy se balançait sur son fauteuil, au risque de basculer en arrière. Sa chemise était ouverte dans le cou. Le regard de Maeve a sauté de bouton en bouton, comme d’une pierre à l’autre, jusqu’en bas. Andy a surpris son regard. Évidemment.
« Vous êtes très sûre de vous, me semble-t-il ? »
Tout à coup Maeve a compris qu’il n’était pas doué pour deviner à quoi pensaient les filles.
« Vous paraissez tellement certaine d’obtenir de bonnes notes. D’obtenir ce que vous voulez. »
Maeve l’a regardé en relevant un sourcil – elle avait passé des années à s’entraîner devant la glace – et a répondu en mentant effrontément : « En général, c’est le cas. »
Andy n’a plus rien dit pendant ce qui a paru une éternité à Maeve, puis il a laissé tomber son stylo sur le bureau. « Alors dites-moi. Pourquoi devrais-je prendre la peine de vous embaucher et de vous former si vous projetez de partir dès que vous aurez obtenu vos résultats ? »
Maeve a repris mot pour mot ce que sa mère lui avait dit au petit déjeuner, tel un perroquet : « Je dirais que tout ça vous coûtera pas beaucoup plus cher que des ados qui vivent encore chez leur maman. »
Andy a plissé les yeux, puis il a bâillé. Le bruit du cuir crissant sous son cul a eu un drôle d’effet sur le jardin secret de Maeve. Elle a croisé les jambes en serrant les cuisses pour étouffer les sensations – ce qui était une erreur.
« Vous pouvez commencer dès lundi. Allez voir Mary, en bas. Elle vous mettra au parfum. »
Maeve a écrasé sa clope dans le cendrier, à croire qu’elle avait pour habitude de les fumer seulement à moitié plutôt que de tirer jusqu’à la dernière taffe. Puis elle s’est levée et a regardé Andy droit dans les yeux : « À lundi.
— Si vous avez de la chance, Mizz Murray, vous me verrez. »
Jamais personne ne l’avait appelée « Mizz Murray ». Les profs disaient « Miss Murray » pour se montrer sarcastiques. De même que les voisins qui savaient bien qu’elle était la fille de Seán Murray mais ne se souvenaient plus si elle était la pauv’ petite qu’est morte ou celle qu’a b’soin qu’on lui apprenne à se tenir. Maeve ignorait ce que signifiait « Mizz Murray », mais elle était convaincue qu’Andy se foutait d’elle. Elle a pris son sac et elle est sortie.
La porte battante s’est refermée derrière elle avec un bruit sec, et elle a aspiré une grande goulée d’air comme quand on s’est pris un coup dans le ventre. Craignant toutefois qu’Andy écoute, elle a descendu l’escalier bruyamment pour aller se mettre en sécurité auprès de Caroline et Aoife.
Maeve a frappé à la porte du bureau en disant : « Salut.
— Entrez », a grommelé Mary sans relever la tête, clope au bec, derrière les piles de documents et de dossiers qui encombraient son bureau. Sur les chaises et au sol s’entassaient des échantillons de tissu, des chemises et des patrons. De même que son cardigan, le bureau de Mary donnait l’impression d’appartenir à une femme qui depuis longtemps se fichait des apparences.
Maeve s’est assise près d’une rangée d’armoires de classement vert caca d’oie qui lui ont fait penser aux soldats britanniques – se faisant gauchement tout petits, où qu’ils soient postés. Caroline était assise en face d’elle, elle contemplait le formulaire en fronçant les sourcils et en tirant sur ses boucles rousses. Aoife tenait un porte-bloc sur ses genoux, jambes croisées, battant d’un pied à croire qu’elle était à une feis. Maeve l’avait envoyée dans le bureau d’Andy en éclaireuse parce que ça lui foutait la gerbe de la voir fringuée comme ça, avec sa jupe droite beige et son chemisier en dentelle couleur crème.
Putain, un chemisier !
Sûr que c’était sa mère qui l’avait habillée. Mais le pire, c’est que ça lui allait bien, depuis les escarpins rose-rouge jusqu’à son chignon d’un blond naturel.
Aoife.
En cours, elles avaient appris qu’Aoife signifiait « rayonnement agréable », alors que Maeve voulait dire « celle qui enivre » (ce qui montrait à quel point ses parents comprenaient le gaélique lorsqu’ils l’avaient baptisée en 1976).
Mary a regardé Maeve tel un colis suspect. « Y t’a engagée ?
— Ouais. Y m’a dit de v’nir vous voir pour la paperasse. »
Mary s’est levée en soupirant. Elle faisait partie de la dernière génération de ces aînées qui portaient systématiquement le prénom de Mary, les filles suivantes s’appelant Bridget, Kathleen, Margaret, Elizabeth ou Anne. Depuis que Maeve la connaissait, elle l’avait toujours vue avec les mêmes cheveux gris, les mêmes lunettes à monture marron basique, le même cardigan bleu et la même langue acérée dans n’importe lequel des nombreux endroits où elle avait travaillé en ville – elle était passée par la pharmacie, la cantine de l’école, chez l’avocat et dans plusieurs boutiques. Mais elle ne restait jamais longtemps. D’après la mère de Maeve, elle avait raté sa vocation parce qu’on avait fermé trop tôt les couvents pour filles de mauvaise vie.
Mary a pris un papier et l’a considéré comme s’il était empreint de péché. « Ça, c’est le formulaire de l’égalité des chances. Tu dois l’remplir, mais tu peux êt’ sûre que c’est anonyme et confidentiel. Personne ira jamais voir c’que t’as écrit. » Elle en a ensuite attrapé un autre, plus long. « Ça, c’est pour l’usine. Ça donne une idée de ce que tu es. » Elle les a accrochés sur un porte-bloc puis les a tendus à Maeve. « J’vais m’chercher une tasse de thé. Remplis-moi tout ça d’ici que j’sois rev’nue. »
Maeve a lu les questions du formulaire de l’égalité des chances au sujet de l’ethnicité, de la religion et de l’orientation sexuelle, puis elle a coché « Homme », « Noir », « Juif » et « Lesbienne ». Ensuite elle a inscrit sur les formulaires de l’usine son nom, son adresse, son âge, son statut marital, le nombre d’enfants qu’elle avait et le nom de sa plus proche parente, créant le genre de dossier que les factions paramilitaires obtenaient de force des employés de bureau. « Voilà ! a-t-elle dit en laissant tomber le porte-bloc sur le bureau de Mary. Me v’là embauchée en tant qu’ouvrière.
— Moi aussi, a ajouté Aoife en déposant gentiment le sien par-dessus celui de Maeve. Mais c’est seulement pour l’été. On sera étudiantes à l’université en septembre, hein ? »
Le souffle a soudain manqué à Maeve. Elle n’était pas certaine de pouvoir réellement devenir étudiante ; de pouvoir troquer cette ville pour Londres et d’échapper au chômage en poursuivant une carrière de journaliste. Seuls les grands murs gris de l’usine paraissaient réels.
Le claquement des chaussures Scholl de Mary a retenti quand elle est revenue avec une tasse de thé si fort que Maeve l’a senti malgré les relents de tabac froid.
« Z’avez fini ? »
Caroline – « Femme », « Blanche », « Catholique romaine », « Hétérosexuelle » – a posé son porte-bloc sur le bureau à son tour.
« Bon, a fait Mary en s’asseyant lourdement. Z’allez faire quarante heures sur quat’ jours. »
Maeve se souvenait de son père, travaillant cinq jours par semaine à l’élevage intensif de porcs. Il était bien payé. Mais cinquante heures à bosser, plus dix heures passées à se faire trimballer matin et soir dans le bus enfumé des ouvriers, serrés comme des truies, ça aussi, ça se payait. Elle était contente de travailler dans la rue à côté de chez elle, et de faire des semaines courtes parce qu’il n’y avait pas assez de boulot pour tenir la semaine complète.
« On pointe à huit heures pétantes tous les matins, a continué Mary. On finit à six heures et d’mie. Z’aurez une pause de quinze minutes le matin et l’après-midi. Une demi-heure pour déjeuner. Vot’ salaire de base, c’est 70 liv’ la s’maine. »
Toutes ces histoires d’horaires et de pauses et de pointeuse, ça faisait vraiment chier Maeve. Par contre, penser au pognon, ça l’excitait. 70 livres, chaque semaine, durant les treize semaines qui la séparaient du jour où elle partirait à Londres. Elle pensait aux CD, aux fringues et aux bouquins qu’elle pourrait s’acheter ici. Par contre elle préférait ne pas imaginer combien de temps il lui faudrait pour claquer tout ça à Londres.
« Les heures sup, c’est seulement quand on vous d’mande – vous touch’rez rien de plus en allant glander dans les toilettes après six heures et d’mie. L’jeudi soir, j’calcule combien que vous avez gagné, salaires et primes. Pis vous v’nez le vendredi matin chercher vot’ chèque. Des questions ? »
Maeve attendait qu’Aoife prenne la parole. Il fallait toujours qu’elle pose des questions.
« Quelles seront nos tâches ?
— T’es née d’la dernière pluie si tu sais pas qu’on fabrique des ch’mises, ici. C’est Andy qui décide qui fait quoi. Rien d’aut’ ? » Elle les toisait, pour les intimider. « Bon, si vous avez rien d’aut’ à dire, fichez-moi l’camp que j’puisse boire mon thé tranquille.
— Mille mercis », ont-elles répondu en chœur avant de sortir.
En franchissant les portes de l’usine, bras dessus, bras dessous avec Caroline et Aoife, Maeve a eu l’impression qu’Andy les observait de derrière le store de son bureau. Et ça lui a plu.
En débarquant là-bas, Maeve s’est attribué d’office la chaise près de la fenêtre dans l’ancien magasin McHugh’s Chaussures – une vieille boutique tristounette et humide qu’une bombe avait achevé d’euthanasier. Après que la poussière avait fini de retomber, les McHugh avaient muré les fenêtres, peint en rouge SOLDES EXPLOSIFS sur le contreplaqué et constaté que leur stock se réduisait à rien parce que les chaussures étaient hérissées d’éclats de verre. Évidemment, la mère de Maeve avait dit qu’après un passage à la pince à épiler et un bon coup d’aspirateur il n’y aurait plus aucun problème avec ces godasses, puis elle avait fait main basse sur les tirelires et les sous mis de côté dans la boîte à biscuits pour Noël, et elle avait acheté autant de paires qu’elle pouvait en rapporter chez elle.
Après que l’assurance avait dédommagé les McHugh, ils avaient abandonné la vente de chaussures pour ouvrir le premier café de la ville. Le jour de l’ouverture, la mère de Maeve s’était demandé quel couillon irait payer 30 pence une tasse de thé quand on pouvait s’offrir trente tasses à la maison pour le même prix. Et quelle andouille irait dépenser 50 pence pour un petit pain sur une assiette alors qu’on pouvait en avoir six pour 49 pence au magasin. Mais au bout de quelques semaines, McHugh’s Café était plein de bonnes femmes qui chuchotaient en dégustant un petit pain recouvert de glaçage et s’enfilaient théière sur théière. La mère de Caroline avait finalement convaincu celle de Maeve d’y aller en lui disant que ça avait tous les avantages d’une bonne veillée mortuaire, mais sans le cadavre sous le nez.
Et puis, là-bas, il y avait aussi Philomena Maguire. « Qu’est-ce vous voulez, les gosses ? »
Philomena – qui n’était pas un perdreau de l’année – portait une chemise à petits carreaux, un short coupé dans un jean, un collant American Tan 40 deniers, et elle affichait une expression genre te fous pas d’ma gueule. Ce n’était pas cet « uniforme » qui attirait les dames d’âge mûr, mais ça confirmait la rumeur d’après laquelle le propriétaire du café était fan de Daisy Duke dans Shérif, fais-moi peur.
« Du thé pour trois, deux p’tits pains avec glaçage et un scone aux fruits, s’te plaît, Phil.
— Ça marche, les filles. J’vous apporte ça dans une minute. »
Dès que Phil a eu tourné les talons, Maeve s’est penchée vers Aoife et Caroline : « Alors ? Votre verdict sur Andy-Bandit ? »
Aoife a paru ne pas comprendre. « Andy ? Ça va, non ? »
Caroline a jeté un coup d’œil autour d’elle avant de répondre : « Je sais que c’est un salopard, mais il est pas mal pour son âge !
— Il a de très belles mains. Des ongles propres et bien coupés. »
Évidemment Aoife avait remarqué ses ongles, tandis que Maeve avait maté son entrejambe. « J’parie qu’Andy, y s’est jamais sali les mains. »
Elle avait chronométré l’entretien d’Aoife : dix minutes. Ensuite, celle-ci était ressortie tranquillement en levant le pouce. Maeve lui avait souri, les mains enfoncées dans les poches. Aoife était super intelligente, mais elle était complètement à l’ouest.
« Tu le trouves mignon ? »
Aoife a secoué la tête. Maeve a soupiré. Si Aoife était tombée dans un tonneau rempli de pénis, elle en serait ressortie en suçant son pouce. Elle se fichait complètement de séduire les mecs : elle attirait naturellement les garçons gentils et sensibles – des gars aux cheveux longs avec des petites bites et des tee-shirts Pantera ou Metallica qui parfois se retrouvaient chez elle. Maeve s’entraînait à rouler des pelles sur eux, seulement, pour des mecs qui se prétendaient satanistes, on s’emmerdait vite avec eux – il suffisait qu’elle les serre entre ses cuisses comme il fallait pour qu’ils jouissent dans leur pantalon.
Maeve doutait qu’Andy se contente de ça. « Alors, ton entretien, comment ça s’est passé ?
— Andy a regardé mon CV et m’a posé quelques questions », a répondu Aoife d’un ton enjoué tel un carillon à l’entrée d’une boutique.
Maeve a eu envie de cracher des clous sur son joli petit visage. Tout se passait toujours de manière si différente pour elle et pour Aoife, ça la faisait vraiment trop chier. La famille d’Aoife avait de l’argent. C’était l’élève dont rêvaient les profs. Du genre dont ils disaient qu’elle saurait se débrouiller (à croire que les résultats d’Aoife ne dépendaient que de son travail et pas également du fait qu’elle vivait dans une belle maison, avec des parents aimants qui pouvaient lui payer des leçons de piano, l’emmener manger dans des restaurants chics, lui offrir des vacances à l’étranger et de la patience). « Quel genre de questions ?
— Oh, il voulait savoir dans quelles facs j’ai déposé ma candidature. Il m’a raconté qu’il avait fait ses études d’ingénieur à Oxford, mais qu’il préférait le management. Je lui ai répondu que je voulais m’inscrire en droit à Cambridge mais qu’Oxford était mon deuxième choix. »
Maeve se souvenait du bruit des talons d’Aoife dans l’escalier métallique. Puis Caroline s’était levée et elle s’était engouffrée dans le bureau d’Andy. Pour penser à autre chose, Maeve avait écouté Things Can Only Get Better de D:Ream, sur le vieux walkman de Deirdre. Mais Caroline était ressortie en trombe du bureau, toute rouge et en sueur, avant même que la chanson soit terminée. Elles avaient tressailli toutes les deux quand la porte s’était refermée.
« Et toi, Caroline, comment ça s’est passé avec Andy-Bandit ? » a demandé Maeve.
Caroline a haussé les épaules et s’est mise à déchirer sa serviette en papier.
« Ben, il a pas trop r’gardé mon CV. Y m’a d’mandé si j’allais bien en cours, tu vois – les jours d’absence et tout ça. Y voulait savoir de quel quartier j’viens, et j’ai dit que toi et moi, on est d’Riverview. »
Ça emmerdait Maeve qu’Andy sache où elle vivait. Les maisons de leur lotissement avaient les chiottes à l’intérieur seulement depuis la dernière rénovation décidée par le conseil municipal : habiter là, c’était juste un cran au-dessus du parc aux caravanes derrière l’église.
« Et toi, Maeve, est-ce qu’il a été poli avec toi ? »
Elle s’est souvenue que Caroline lui avait lancé un silencieux bonne chance au moment où elle rangeait son casque et son walkman dans son sac. Puis cet instant où elle avait poussé la porte du bureau d’Andy. Elle avait envie de raconter à Aoife et Caroline ce qui s’était passé ensuite, de les choquer par son audace et les conneries d’Andy. Mais ce n’était pas possible. Elle ne voulait pas qu’Aoife découvre qu’Andy n’avait pas pris la peine de lire son CV. Et elle n’avait pas envie que Caroline lui dise qu’Andy finirait par l’avoir si elle faisait pas gaffe. Quand elle pensait à lui, elle se sentait sale. Elle savait bien qu’il pourrait faire ce qu’il voudrait avec elle et s’en tirer. Ce job à l’usine – comme celui de Philomena au café – incluait une consigne implicite qui ne lui octroierait ni bonus ni heures sup : reste loin des sales pattes du patron.
Le lendemain matin, perchée sur l’appui de fenêtre de l’épicerie, Maeve attendait qu’Aoife et Caroline en ressortent. Elle leur avait demandé de lui prendre un Coca et des chips parce qu’elle était trop sur les nerfs pour y entrer et enchaîner les « Salut », « ’Jour », « Ça va, c’matin ? ».
Elle était déchirée entre l’envie de voir la ville rester à jamais dans son jus, exactement telle qu’elle était ce matin-là, et celle de prendre vingt kilos de Semtex pour tout faire sauter.
Tout à coup, plus de semaines vides s’étirant sans fin, plus d’heures interminables passées allongée à contempler le lit vide de Deirdre sans la moindre raison de se lever. Plus d’après-midi à glander à travers la ville sans un sou en poche, ou à traîner au bord de la rivière. L’été lourd d’ennui, qui jusque-là bâillait devant elle, était à présent segmenté en jours de travail, tandis que son temps libre frétillait de billets. Bientôt, elle serait pareille à ces filles plus âgées qu’elle avait observées pendant des années cheminant vers l’usine, clope au bec et sac à main remplaçant le sac à dos gavé de devoirs. Un seul truc ne changeait pas : la bombe à retardement des résultats des examens, qui allait exploser en août.
Maeve tremblait, aussi elle a sorti une cigarette de son sac, l’a allumée et a soufflé la fumée vers le ciel bleu hors de portée. C’est là qu’elle a remarqué le panneau au-dessus de l’épicerie.
T3 À LOUER
JP DEVLIN
78234
Elle s’est mise à psalmodier septhuit-deuxtroisquatre, septhuit-deuxtroisquatre, encore et encore dans sa tête, jusqu’à ce qu’Aoife et Caroline ressortent. Elle leur a immédiatement désigné l’écriteau.
« À louer ? a dit Aoife. Et alors ?
— Il est temps que j’me tire de chez moi, a répondu Maeve en écrasant sa clope.
— Tu as les moyens ?
— Toute seule, non. Mais ensemble, on pourrait. » Et Maeve a pris Caroline par le bras.
« Oh, Maeve, j’en sais rien ! »
Entraînant Caroline avec elle, elle est allée jusqu’à la cabine téléphonique et a ouvert la porte. Ça puait la pisse et les frites. D’un coup de pied, elle a viré un reste de bouffe, puis elle a vérifié qu’il n’y avait pas de chewing-gum collé sur le combiné avant de le plaquer contre son oreille. La ligne ronronnait et grésillait.
« Aoife ?
— Ouais ?
— T’as pas 20 pence ? »
Maeve a inséré la pièce dans la fente, puis a composé le numéro de JP.
« Septhuit-deuxtroisquatre, bureau de JP Devlin. Louise à l’appareil, que puis-je faire pour vous ? »
À midi et demi pétant, les filles sont arrivées devant l’épicerie où elles devaient retrouver JP. À une heure moins dix, elles attendaient toujours. Tout à coup, un peu plus loin, des chiens se sont mis à aboyer. Maeve a senti les poils se hérisser dans sa nuque et ses tétons durcir. « Les Rosbifs », a-t-elle soufflé à Caroline entre ses dents, tout en lui flanquant un coup de coude dans les côtes.
Caroline s’est redressée tel un chiot tout joyeux. « Où ça ? Où ça ? a-t-elle dit en tirant presque la langue.
— Arrête de mater comme ça ! » a marmonné Maeve, puis elle a désigné du menton la patrouille qui arrivait. Caroline et elle ont alors croisé les bras sous leurs nichons pour les remonter un peu. Mais Aoife est restée là à les regarder passer, la bouche ouverte, à la manière de ces Américaines qu’on expédiait de temps en temps en voyage pour promouvoir la paix. Maeve observait la patrouille du coin de l’œil, faisant son possible pour avoir l’air indifférente tout en affichant une pointe d’hostilité. Quelques soldats leur ont lancé des clins d’œil, à croire qu’ils tentaient quelque chose de dangereusement sexy, tandis qu’un des plus jeunes, genre coq de basse-cour, a pointé leur fusil vers elles – geste qui a rappelé à Maeve l’époque où Header Doherty agitait sa bite en classe, avant que Dolan-Gras-Double l’expédie dans un établissement spécialisé.
Maeve a jeté un œil au plus vieux. C’était un costaud qui ressemblait aux cartilages que grand-mère Murray aimait mâchouiller après le rôti du dimanche. À sa façon de manier son arme, on voyait qu’il avait quelques heures de vol derrière lui. Ce genre de mecs ne s’amusaient pas à reluquer les filles ou à pointer leur arme sur elles : c’étaient ceux-là qu’il fallait avoir à l’œil.
Les chiens suivaient la patrouille dans la rue en grondant et en aboyant, mais à distance respectable. Les soldats se sont arrêtés assez loin pour que les filles ne puissent pas les entendre, et chacun s’est accroupi en position, en différents points d’observation pour bien surveiller les alentours. Caroline a lâché un long soupir. « Pfff ! Vous avez vu ce Black ? »
Maeve a fait la grimace. Caroline était toujours surexcitée quand elle découvrait un noir ou un homme bronzé sous la tenue de camouflage des soldats parce qu’en ville, tout le monde était d’une blancheur aveuglante. Mais ça faisait chier Maeve de voir des gens de couleur dans l’armée britannique. Comme s’ils avaient choisi d’être du mauvais côté. Elle aurait voulu qu’ils rejoignent les forces qui luttaient pour la liberté au lieu de se montrer aussi cons que tous leurs ancêtres, tellement occupés à se foutre sur la gueule entre eux qu’ils n’avaient pas réussi à empêcher les Anglais de leur piquer leurs terres.
« Je trouve ça triste », a dit Aoife en regardant le soldat accroupi le plus proche.
Maeve avait le pressentiment qu’elle allait les laisser tomber. « Qu’est-ce qui est triste ?
— La façon dont recrute l’armée britannique.
— Mais de quoi tu parles ?
— Le Royaume-Uni est le seul pays d’Europe qui laisse s’enrôler les mineurs. »
Maeve a fermé les yeux. Aoife était en roue libre. « Et alors ?
— Ils recrutent des garçons dès l’âge de seize ans. Et ceux qui signent à seize ou dix-sept ans doivent servir jusqu’à vingt-deux. »
Caroline fixait le soldat accroupi au coin de la rue en se liquéfiant de désir. « La vache. T’imagines t’engager dans l’armée avant même d’êt’ autorisé à boire ou à regarder un film de cul ?
— Et imagine être coincée dans l’armée pendant six ans ! a répliqué Aoife comme si elle s’exprimait dans un documentaire au nom d’Amnesty International. Les règles de recrutement de l’armée britannique sont les mêmes que celles du Zimbabwe, de l’Iran et de la Corée du Nord ! »
Maeve voyait bien où Aoife voulait en venir, et ça ne lui plaisait pas. D’une part, certes, elle comparait le Royaume-Uni à des pays dirigés par des dictateurs, ce qui était assez juste ; mais d’autre part, elle semblait dire que les connards qui paradaient à travers leur ville avec leurs fusils avaient besoin d’une espèce de protection, et ça, c’était vraiment prise de tête. « Aoife, si y a une Corée du Nord, c’est qu’y a une Corée du Sud. Pareil que l’Allemagne de l’Ouest et l’Allemagne de l’Est, OK ? »
Aoife a acquiescé.
« Chaque fois que j’entends parler d’un pays qu’a une indication de boussole dans son nom, je sais qu’y a une frontière. Et les frontières, ça a besoin de soldats. Plus y sont jeunes, plus y sont naïfs. C’est pour ça que les Rosbifs filent des armes à des gamins. L’IRA fait pareil. Parce que ça marche. »
Aoife a froncé les sourcils. « Je ne dirais pas que ça marche pour qui que ce soit. »
Le soldat au coin de la rue a relevé son fusil pour les regarder dans son viseur. Maeve lui a fait un doigt d’honneur. Exactement au moment où JP arrivait dans sa BMW.
« Et merde », a-t-elle fait en baissant le bras.
JP est descendu de voiture et s’y est appuyé pour jauger les filles, comme du bétail au marché. Maeve a tenté de se donner l’air timide, rôle qu’elle n’avait pas essayé de jouer depuis sa première communion.
« Miss Murray. Miss Jackson. Et Miss O’Neill ? »
Rien d’étonnant à ce que JP sache déjà qui elles étaient, ni à ce qu’il soit surpris de se trouver face à Aoife.
« Comment allez-vous, m’sieur Devlin ? a dit Maeve.
— Super, super », a-t-il répondu en plissant les yeux face au soleil voilé.
Elle a saisi l’occasion pour faire étalage de sa maturité en faisant un commentaire sur le temps : « Ah bien sûr, il fait un temps super aujourd’hui. »
JP a considéré Maeve, qui a senti son regard l’évaluer, depuis ses bottes râpées des « soldes explosifs » jusqu’à son blouson au cuir craquelé.
« Ouais, c’est pas si mal, a-t-il répondu avec une certaine réticence pour lui faire comprendre que le temps n’était pas à la hauteur de ses standards personnels au point de mériter l’étiquette de “super”. Donc, vous aut’, vous voulez j’ter un coup d’œil à ce T3 ?
— Ouais, c’est ça.
— Et qui c’est qu’est intéressée ? a-t-il demandé en regardant Aoife. Pas toutes les trois, tout de même ?
— Non, m’sieur Devlin, c’est juste moi et Caroline. On va travailler à l’usine et ce serait super pratique pour nous d’habiter ici.
— À l’usine, hein ? Sous Andy Strawbridge ? »
Maeve a acquiescé en essayant de ne pas s’imaginer sous Andy Strawbridge.
JP a relevé la tête comme s’il portait un jugement, mais n’a rien dit de plus. Il a verrouillé sa voiture et s’est approché de la porte d’entrée, s’arrêtant devant un tas d’ordures pour examiner un trousseau. Enfin, il a ouvert et grimpé l’étroit escalier, Maeve juste derrière lui. En haut, il a fait halte brutalement pour chercher la clé de l’appartement, et Maeve s’est arrêtée maladroitement juste à la hauteur de ses fesses, détournant la tête pour ne pas respirer l’odeur de son cul.
Quand enfin il est entré, elle s’est appuyée quelques secondes au chambranle de la porte pour reprendre sa respiration.
« Première chambre, a dit JP en la montrant du doigt. Cuisine. Salle de bains. Deuxième chambre. Et le salon. »
Une odeur de peinture fraîche flottait dans l’atmosphère, mais la moquette grise ressemblait à des poils pubiens collés sur une épaisse couche de moisissures noires. La première chambre se trouvait dans l’ombre de la maison d’en face, elle était encombrée d’un lit double en pin moucheté, d’une armoire et d’une commode. Maeve a laissé Caroline regarder sous le lit et elle est allée jeter un coup d’œil à la cuisine. Pas de fenêtre, mais l’équipement de base : micro-ondes, machine à laver, cuisinière, grille-pain, bouilloire. Puis elle a passé le nez dans la salle de bains. C’était tellement petit qu’elle a songé qu’elle pourrait vomir dans le lavabo et chier en même temps.
En entrant dans la seconde chambre, elle a aussitôt compris qu’elle était faite pour elle. Une grande fenêtre donnait à l’ouest. Une mauvaise armoire s’appuyait contre une commode, et le lit double avait déjà rendu les armes. Mais l’essentiel, c’était ce que la chambre ne contenait pas : une statuette de la taille d’une poupée représentant l’Enfant Jésus de Prague, et le lit vide d’une sœur défunte.
Dans le salon se trouvaient un canapé fatigué, deux fauteuils à l’air robuste et une table basse qui semblait avoir survécu à un interrogatoire musclé dont elle était ressortie bancale et couverte de brûlures de cigarettes.
Depuis la fenêtre, JP regardait sa BMW avec une expression semblable à celle de la Vierge Marie contemplant l’Enfant Jésus. Maeve a jeté à son tour un coup d’œil dehors. Strawbridge & Associates Shirt Factory était planté juste en face. Les rideaux étaient tirés dans le bureau d’Andy, mais elle voyait le reste de l’usine déserte. Au loin, un grain arrivait, noyant les collines qui ondulaient telles des vagues jusqu’à l’océan Atlantique.
« Et donc, m’sieur Devlin, c’est combien ? »
JP s’est arraché à la contemplation de sa voiture. « 25 par semaine. Y me faut deux s’maines d’avance et deux s’maines de caution. Le chauffage et la lumière sont en plus. »
Maeve a fait ses calculs. Ça faisait 100 livres.
« Pas de fêtes et pas de drogue. »
Maeve lui a décoché un regard courroucé l’air de dire pour qui vous m’prenez ? – plutôt que le plus sincère j’aimerais bien.
« La ch’minée marche ?
— À vot’ place, j’essayerais pas.
— On peut accrocher des affiches ?
— Avec du Blu Tack, mais pas de clous. »
Dans la pièce voisine, Aoife a tiré la chasse d’eau et actionné la douche. Puis elle s’est ramenée dans le salon en chaussettes. « Mr Devlin.
— Miss O’Neill.
— Je me demandais, quel est le système de chauffage dans cet appartement ?
— Tout est électrique, tarif économique. Le ballon d’eau chaude et les radiateurs emmagasinent la chaleur pendant la nuit.
— Mais ça revient cher, non ?
— C’est un système basique. »
Aoife et JP ont hoché la tête, l’une et l’autre, comme s’ils venaient d’échanger une volée respectable au tennis. Puis celle-ci s’est tournée vers Maeve. « La pression de l’eau n’est pas terrible. Tu veux voir ? »
Chez elle, Aoife disposait de ce que Mrs O’Neill appelait une salle de bains « privative ». Elle n’avait jamais besoin de faire le pied de grue devant ce qui passait pour une salle de bains chez Maeve, où la pression de l’eau et sa température étaient comparables au jet d’urine de Pépé Murray avant qu’on lui règle son problème de prostate.
« Je suis sûre que ça ira très bien », a répondu Maeve avant de battre en retraite dans la cuisine. Caroline l’y a suivie et a prudemment ouvert un placard, à croire qu’il risquait d’être piégé. Soudain, un lit s’est mis à grincer en rythme. Caroline a porté la main à sa bouche en regardant Maeve, l’air horrifiée.
Au bout de quelques secondes, le bruit s’est arrêté et Aoife les a rejointes dans la cuisine. « Je crois que ce lit est un peu rouillé.
— Bah, faut juste qu’y me tienne l’été, a répondu Maeve. J’essayerai d’y aller mollo.
— C’est toi qui vois », a conclu Aoife, l’insinuation de Maeve glissant sur elle comme de l’eau sur les plumes d’un canard.
« Et donc, combien qu’il en veut ? » a fait Caroline.
Son front s’est ridé à mesure que Maeve lui expliquait les conditions. Celle-ci savait que ce n’était pas l’interdiction des fêtes et de la drogue qui gênait ainsi son amie.
« Merde, c’est cher.
— 25 livres la semaine, c’est le prix du marché, a dit Aoife. Et quand on veut louer à court terme, on n’est pas en position pour négocier. »
Maeve s’apprêtait à répondre à Aoife mais, à la dernière minute, elle s’est abstenue et s’est tournée vers Caroline. « J’ai l’argent sur mon compte à la banque. J’peux payer le loyer et la caution. Une fois que t’auras touché ta paye à l’usine, tu m’rembourseras.
— Mais c’est l’argent de ton prix ! Tu veux pas l’garder pour l’Angleterre ? »
Cette récompense, c’était la meilleure chose qui était jamais arrivée à Maeve. À quatorze ans, elle avait remporté la finale régionale du concours d’écriture organisé par Royal Mail en rédigeant une lettre destinée à convaincre Bill Clinton de tout faire pour ramener la paix en Irlande du Nord. Un journaliste avait débarqué à l’école avec un célèbre poète local qui fleurait bon les moutons qu’il immortalisait dans ses strophes rimées. Un photographe avait fait le portrait de Maeve au moment où le poète lui remettait un chèque de 250 livres tout en lui pinçant les fesses. Une fois digérée la sensation de ses gros doigts sales sur elle, elle s’était sentie pareille à une star. Jamais elle n’avait eu autant d’argent. Mais avant qu’elle ait pu dépenser le moindre centime, sa mère l’avait traînée à la banque et lui avait ouvert un compte épargne. Par la suite, pendant des mois, Maeve en avait voulu à cette greluche anglaise snob sortie de son école privée pour riches qui avait gagné le concours national. Lors d’une interview, après avoir remporté le trophée, elle avait déclaré qu’elle allait claquer les 1 000 balles du prix dans une nouvelle selle pour son poney, Phoebe.
« On mettra de côté l’argent de l’usine, a insisté Maeve. Et j’récupérerai la caution à la fin, quand on partira à la fac.
— On économiserait plus en restant à la maison ! »
Maeve a pensé à ses frangins qui pétaient sur le canapé, à sa mère, plantée telle une épine sur son fauteuil, et au poids du lit vide de Deirdre au-dessus de leurs têtes. Elle s’est vue en train de cocher les jours l’un après l’autre sur son calendrier de charité Trócaire, à la manière des grévistes de la faim qui marquaient les jours sur les murs de leurs cellules à Long Kesh. « Ma mère va m’demander de payer des trucs à la maison dès que j’vais commencer à bosser à l’usine. Alors autant que j’ai mon prop’ appart ! »
Caroline a baissé la tête, vaincue.
Maeve est revenue dans le salon où JP agitait les clés tel un gardien de prison, et elle lui a dit qu’elles prenaient l’appartement.
En rentrant chez elle, Maeve est allée au salon, où sa mère était assise dans son fauteuil près de la cheminée, tandis que ses deux plus jeunes frères, Paul et Chris, regardaient la télé sur le canapé. Elle s’est aussitôt approchée du feu car comme toujours elle se gelait le cul. Avant de s’aliter, Deirdre avait coutume de dire que le gras était plus froid que le muscle et Maeve répondait qu’elle, au moins, elle avait un cul. Ensuite leur mère s’exclamait : « Ah j’vous préviens, vous deux ! », et elles en étaient réduites à s’échanger des regards noirs.
Les infos diffusaient les dernières nouvelles concernant le crash d’un hélico en Écosse. L’équipe de la police scientifique ratissait les lieux de l’accident, pendant ce temps un envoyé spécial racontait qu’une vingtaine de Rosbifs avaient été tués sur le coup et qu’on avait arrêté de chercher des survivants.
« Eh ben, a dit la mère de Maeve. Les gars qui sont morts, c’est pas les mêmes qu’on se tape en ville. Z’ont sûrement jamais senti un cocktail Molotov, sans parler d’éviter de s’prend’ une balle. »
Un expert de l’armée avec une grosse moustache, qui occupait tout l’écran, insistait sur ce point : cette tragédie était très certainement un accident causé par une défaillance mécanique.
« Ça leur écorcherait la gueule de dire qu’c’est l’IRA », a fait Paul.
Ce qui a rappelé à Maeve une vieille blague. « J’ai entendu dire qu’une patrouille de la RUC s’était mangé un arbre à Fermanagh, c’matin !
— Tu déconnes ? a fait Chris, ravi.
— Ouais. Y z’ont été zigouillés tous les quatre.
— Mon Dieu, quelle histoire, a dit la mère de Maeve en secouant la tête.
— Ouais. Et c’est l’IRA qu’a revendiqué avoir planté l’arbre. »
Paul lui a décoché un regard meurtrier. « Tu t’crois drôle, hein ?
— Je l’crois pas, a répliqué sa sœur en rejetant ses cheveux en arrière. Je l’suis. »
Paul et Chris, dégoûtés, se sont lentement retournés vers la télé.
« Où qu’y sont, Mickey et Deci ? »
La mère de Maeve a écrasé son mégot dans le cendrier juché sur le bras de son fauteuil. « En ville, avec ton père. »
Maeve a pris le cendrier et l’a vidé dans la cheminée tandis que sa mère se frottait le front comme si elle avait mal au crâne.
« Est-ce qu’y a du nouveau après c’te bonne surprise d’hier ? »
Sa mère ne se montrait pas ironique, Maeve en était à peu près sûre : personne ne s’attendait à ce qu’elle décroche un job d’été. Paddy Slevin – ce connard – avait même refusé son offre de travailler gratuitement pour lui au Town Times en prétendant qu’elle lui coûterait trop cher en thé et en petits gâteaux. De toute façon, il ne se passait jamais rien en ville, et tous les boulots étaient réservés aux familles de ceux qui en avaient déjà un. Chez Maeve, ni ses parents, ni ses oncles et tantes, ni même leurs voisins ne travaillaient, donc elle ne pouvait compter sur personne pour l’aider. Cette place à l’usine représentait la meilleure nouvelle qu’ils pouvaient espérer avant la publication des résultats des examens, en août.
Toute la ville attendait ça. On avait déjà décidé qui partirait et qui resterait en carafe, quelles familles pouvaient espérer engendrer des profs, des médecins ou des avocats, et lesquelles devraient faire de la lèche à Woody Duffy dans l’espoir de placer un apprenti en menuiserie.
« Ben, moi, j’ai encore du nouveau. »
Maeve était ravie de la façon dont sa mère la regardait à présent. « Et c’est quoi ?
— Mmmh. Ce vieux JP loue l’appart au-dessus d’l’épicerie. Un T3. »
Les yeux de sa mère se sont de nouveau posés sur l’écran de télé. « Ah, ouais. J’ai vu les p’tits McHugh qu’installaient le panneau. Je m’demandais à qui qu’y voulaient louer. »
Tout à coup Maeve a sorti les clés de sa poche et s’est mise à les agiter. Ses frères sont restés bouche bée, puis Chris a mis un coup de poing dans le ventre à son frère. « J’prends l’lit à Maeve.
— Ah non ! a soufflé Paul. C’est moi ! »
Maeve les a regardés se foutre sur la gueule par terre. Ses quatre frères dormaient tous dans la même chambre, dans des lits superposés. Ils se partageaient une commode et fourraient le reste de leurs affaires sous leurs lits. Maeve et Deirdre s’étaient toujours senties privilégiées de coucher dans des lits jumeaux, séparés par un meuble de chevet et un crucifix, avec une armoire rien que pour elles. Mais Maeve s’était moins réjouie d’avoir la chambre pour elle toute seule après qu’on eut emmené Deirdre sur un brancard. « Alors, t’en penses quoi, m’man ? »
Sa mère a allumé une autre clope en relevant les sourcils, observant bien en cela sa devise : Quoi que tu dises, ne dis rien.
« Comment qu’ça va s’passer, tu crois, quand j’serai p’us à la maison ? »
Sa mère a pris quelques petites taffes rapides, puis a soufflé.
« J’imagine qu’ça va faire un peu d’place dans la salle de bains l’matin. »
Sa mère avait aussi pour principe : Parfois il faut être cruelle pour être gentille.
« J’déménage demain matin. »
Sa mère a relevé un sourcil. Maeve détestait qu’elle lui fasse ce coup-là.
« Qui déménage le samedi ne fait pas son nid.
— Ben, j’espère pas m’attarder, toute façon. Ça s’ra bon jusqu’à c’que j’ai mes résultats, tu t’rappelles ? J’serai bientôt à Londres pour étudier l’journalisme. » Sa mère la regardait en plissant les yeux, et Maeve s’est tue. Elle l’entendait presque lui dire : Tu crois que chais quèque chose sur l’université main’nant ? Elle ne parlait pas souvent des études qu’elle avait commencées dans les années 1960, mais sa fille savait bien qu’elle avait été la première de la famille à aller à la fac. Elle étudiait pour travailler dans le social, mais elle avait dû renoncer à l’issue d’une manif pour les droits civiques qui s’était mal terminée. Elle avait fini à l’usine de porcs où elle avait rencontré le père de Maeve. Là-bas non plus, elle n’était pas restée longtemps. Elle avait abandonné son travail lorsqu’elle était tombée enceinte de Deirdre parce qu’elle ne pouvait pas supporter les trajets en bus.
« M’man ! Dis à ce gros débile que c’est moi qui va prend’ le lit à Maeve ! s’est exclamé Chris en plaquant un coussin sur le visage de Paul.
— La ferme, vous aut’. J’déciderai qu’est-ce qu’on fait après qu’vot’ frangine aura mis les bouts. »
Chris a repoussé Paul, et Maeve, qui tentait de se taire, a finalement lâché : « Mais où que j’vais dormir quand j’reviendrai à Noël ? »
Sa mère a levé les yeux avec un air de commisération. « Chuis sûre qu’ta copine, Caroline, è s’ra encore dans l’appartement à Noël. C’est une Jackson, et les Jackson, ça bouge pas. Résultats ou pas, è quittera pas la ville. »
Maeve a senti sa gorge se serrer. Parfois, elle avait l’impression d’être la version féminine d’Icare, passant des heures à rassembler ses plumes, à les coller à la cire chaude pour fabriquer les ailes dont elle avait besoin pour s’enfuir. Sauf qu’au lieu de l’aider, comme le père d’Icare, sa mère passait son temps à trifouiller ses ailes, à en arracher des plumes, de même que les poules en bonne santé arrachent celles des oiseaux malades. « J’croyais qu’ça t’f’rait plaisir que j’essaye de m’débrouiller toute seule. »
Sa mère l’a toisée durement, s’intéressant enfin à elle. « J’s’rai contente le jour où t’auras enfin compris qu’c’est pas dans la rue qu’on apprend la vie. » Elle a écrasé son mégot et s’est retournée vers la télé, où une petite grenouille mâle grimpait sur le tronc d’un arbre très haut pour aller s’accoupler avec une femelle.
David Attenborough expliquait à Chris et Paul que cette brave petite grenouille avait entrepris un si périlleux voyage juste pour féconder la femelle choisie, entreprise qui nécessitait beaucoup de force et de volonté.
Maeve aurait voulu qu’une nana du genre Oprah Winfrey débarque pour expliquer ce que la pauvre femelle – qui allait bientôt arriver au bout de son arbre – essayait peut-être de faire comprendre au mâle.
Finalement, Maeve n’a pas déménagé le samedi car la mère de Caroline n’était pas d’accord. « Chez les Jackson, on déménage pas du jour au lendemain », elle avait dit, le cul vissé sur le canapé, dans ce comté que ses ancêtres occupaient déjà à l’époque où ils étaient vêtus de peaux de bêtes et dormaient dans les buissons. Donc Maeve avait passé toute sa journée à glander chez elle en essayant de rassembler ses affaires.
Emballer les trucs de base était assez rapide car elle ne possédait pas grand-chose. Seulement elle n’avait pas pensé aux affaires de Deirdre. À la mort de Mémé Walsh, Maeve avait appris qu’on était censée trier les affaires des défuntes quand le moment était venu – pas trop tôt pour ne pas passer pour un charognard, mais pas trop tard non plus pour ne pas avoir l’air bizarre.
Au début, la mère de Maeve avait dit qu’elle trierait tout ça après la messe du souvenir, un mois plus tard. Mais la cérémonie était passée et sa mère n’avait rien fait. Les semaines suivantes, les tantes de Maeve étaient venues, une par une, puis deux par deux, et enfin toutes ensemble, mais sa mère avait refusé leur aide pour « trier » les affaires de Deirdre en prétextant qu’elles seraient utiles à Maeve. Seulement, chaque fois qu’elle apparaissait vêtue d’un tee-shirt ou d’une jupe ayant appartenu à sa sœur, la tête de sa mère laissait entendre autre chose.
Maeve a ouvert la boîte à bijoux de Deirdre pour y prendre le bracelet à breloques que leurs parents lui avaient offert pour son dixième anniversaire. Maeve l’avait proposé à ce minable de Joe Whelan, des pompes funèbres, lorsqu’il avait préparé le corps pour la veillée. Mais il avait dit que ce n’était pas convenable dans un cercueil et avait demandé à la place un rosaire. Maeve était remontée dans la chambre, avait glissé la main sous l’oreiller de Deirdre et en avait retiré le rosaire que Tatie Mary avait rapporté de Terre sainte au retour de son voyage en car de Strabane à Jérusalem. Le jour où Mary le lui avait offert, après son départ, Deirdre avait balancé le rosaire sur son lit en disant : « Ben ouais, elle allait pas me rapporter un sucre d’orge de Jéricho. » Maeve avait détesté la manière dont Joe avait noué le rosaire autour des doigts froids de Deirdre, comme pour les empêcher de bouger.
Elle a refermé la boîte à bijoux et l’a rangée dans leur table de chevet. Puis elle a fourré dans sa poche le bracelet de Deirdre et s’est préparée pour sortir.
Une fois prête, elle a débarqué dans le salon où son père était assis sur le canapé, une main derrière la tête. Il lui a lancé un clin d’œil et Maeve a attendu que sa mère lui dise : « Et qu’est-ce tu portes sous ton manteau, ce soir ? » ainsi qu’elle le faisait toujours. Mais elle est restée avachie dans son fauteuil à contempler la clope coincée entre ses doigts.
« Tu veux pas savoir qu’est-ce que j’porte sous mon manteau, m’man ?
— Tu peux sortir à poil en ville, pour c’que ça m’fait », a- t-elle répondu en laissant sa cendre tomber dans le feu.
Maeve ne savait pas ce qui bouffait les nerfs de sa mère, mais s’en préoccuper était au-dessus de ses forces. Elle a tourné les talons et quitté la maison, furieuse. Puis elle a franchi la courte distance qui la séparait de la maison de Caroline et sonné à la porte. Mrs Jackson lui a ouvert avec une espèce de sourire béat.
« Oh, dame, Maeve, comment qu’tu vas ? »
La mère de Caroline affichait toujours cette expression, comme Maeve lorsqu’elle prenait du Valium. Mais d’après Caroline, Mrs Jackson se contentait de son rosaire – drogue qui, selon Maeve, passait à côté de l’essentiel.
« Très bien, m’dame, très bien. Tout va super bien ! Et vous ?
— Oh, pour sûr, ça va très bien. » Mrs Jackson a fait entrer Maeve dans le salon, où le père de Caroline et Mémé Jackson étaient assis près de la cheminée.
« ’Soir, m’sieur Jackson. ‘Soir, Mémé Jackson !
— Maeve.
— Oh, c’est Maeve ! »
La chaleur enveloppait Maeve, et elle a dû réprimer l’envie de se laisser tomber sur le canapé, de crainte de se réveiller à cinquante ans passés, vêtue d’un cardigan en laine d’Aran, l’air gentiment à l’ouest.
« L’a fait beau aujourd’hui, hein ?
— Ah ouais, pour sûr, béni soit l’Seigneur. P’têt ben qu’l’été est enfin arrivé ?
— Ah, ouais, on peut l’espérer, hein ?
— Enfin, une belle journée, c’est mieux que rien.
— Et la météo est bonne. RTÉ dit qu’ça va êt’ au beau.
— Pour sûr, mais UTV a prévu d’la flotte.
— Enfin, ce Fish, à la BBC, l’avait l’air confiant. »
En ville, tout le monde se livrait plusieurs fois par jour à une triangulation entre les bulletins météo irlandais, nord-irlandais et britannique afin d’essayer de déterminer quelle espèce de pluie leur arrivait dessus. D’après le consensus patriotique, RTÉ donnait les prédictions les plus fiables, et la BBC les pires. UTV était plutôt bien considéré par la majorité protestante qui vivait à l’est du fleuve Bann, mais pas par la majorité catholique installée à l’ouest. La mémé de Maeve était convaincue que les prévisions délirantes de la BBC n’étaient qu’une manœuvre trompeuse, et que les Britanniques voulaient que les catholiques soient pris de court par le mauvais temps, aussi, pour leur faire la nique, elle portait hiver comme été un bon manteau bien chaud.
« Ah, ouais, on verra. Fait encore frais, la nuit.
— Ouais. Vous, les filles, va falloir vous couvrir quand vous allez sortir.
— Pour sûr. Fait déjà frais, même.
— Ah, c’est sûr. »
Dans le silence qui a suivi, on entendait le tic-tac de la pendule compacte sur la cheminée. Un cheval en porcelaine portant des œillères s’y démenait pour tirer une lourde charrette en bois chargée de fûts de bière miniatures. Mémé Jackson a tendu ses doigts tout tordus vers le feu en soupirant. Là-haut, une porte a claqué et Mrs Jackson a levé les yeux avec tendresse.
« V’là not’ Caroline qui sort de sa douche.
— Elle en sort que main’nant ?
— Bah, tu la connais, not’ Caroline. È s’rait même en r’tard à son enterrement ! »
En entendant le mot « enterrement », Mémé Jackson s’est signée et a secoué la tête et ses boucles bleutées.
« Bon, ben j’vais voir où qu’elle en est », a dit Maeve en se levant. Elle a quitté le salon et frappé à la porte de la chambre de Caroline. « T’es visible ?
— Ouais. Entre ! »
Maeve a ouvert et aussitôt refermé la porte pour garder la chaleur à l’intérieur. Les rideaux étaient tirés et la lampe de chevet allumée. Enroulée dans une serviette, Caroline se séchait les cheveux avec le radiateur soufflant. Son lit était un fatras de vêtements, maquillage et parfum, tandis qu’à côté, surplombé par un Christ en croix, celui de Mémé Jackson était aussi parfait qu’une étendue de neige fraîche. Maeve avait déjà entendu Mémé Jackson ronfler quand elle s’endormait dans le canapé après dîner et elle se demandait comment Caroline pouvait bien dormir la nuit avec un vacarme pareil. Elle n’avait pas la moindre idée non plus de la manière dont celle-ci appréhendait le risque grandissant de jour en jour de retrouver au matin Mémé Jackson morte dans son lit. Maeve a frissonné, puis retiré son manteau. Elle portait un pantalon noir, un body violet, une veste en velours côtelé noir, et en guise de collier un ruban noir noué autour du cou agrémenté d’un pendentif violet, avec les Docs violettes montantes de Deirdre.
« Waouh ! Mortel, le look ! »
Maeve a rentré le ventre et bombé le torse.
« Ouais, chuis pas mal, c’soir, hein ?
— T’as p’us qu’à t’faire tes peintures de guerre et pis à t’coiffer. Vas-y, assois-toi sur l’lit à mémé. »
Maeve n’aimait pas s’asseoir sur le lit de Mémé Jackson – elle avait peur que l’odeur de vieille dame imprègne sa culotte et lui dessèche les fesses. Par chance, la sonnette a retenti. Maeve s’est précipitée pour ouvrir. C’était Aoife, avec son tee-shirt Nirvana. « Ooooooh ! J’adore ce tee-shirt Nirvana. »
En fait, elle n’aimait pas vraiment le tee-shirt d’Aoife. Il ravivait en elle une jalousie terrible chaque fois qu’elle le voyait. Aoife était allée voir Nirvana en concert lorsqu’ils étaient venus à Belfast en 1992. Maeve aurait vendu son sein gauche pour avoir une place, sauf qu’alors Deirdre était morte et qu’elle avait été obligée de se taper un truc qui s’appelait le deuil – expérience qui d’après elle revenait à peu près à être enterrée vivante dans une fosse commune.
« Oooooh, merci ! » Aoife a exécuté une espèce de pas de danse qui ressemblait à une révérence.
Maeve continuait à sourire même si elle bouillait intérieurement. Elle devait souvent se rappeler qu’un des gros avantages à être amie avec Aoife consistait à pouvoir s’entraîner à parler anglais avec un accent chic, manger de la bouffe de riches et apprendre à accepter les handicapés – compétences qui, elle l’espérait, seraient pratiques quand elle vivrait en Angleterre.
En remontant l’escalier, elle s’est demandé pourquoi Aoife était amie avec elle.
Dans la chambre, Maeve a passé les Smashing Pumpkins sur la chaîne stéréo, puis leur a versé trois vodka-Coca. Elle adorait le fait que Mrs Jackson croie encore qu’à leur âge elles étaient dingues de Coca – allant jusqu’à leur apporter un bac de glaçons lorsqu’il faisait chaud.
« Alors, Aoife, ça baigne ?
— Bof. James est là pour le week-end. Papa et lui réparent le bateau. »
Maeve a étalé une goutte de fond de teint Pale Porcelain sur son front tout en pensant au grand frère d’Aoife. Il faisait sa médecine à Queen’s University. Elle aimait bien James, mais ils ne jouaient pas dans la même cour. Il était pareil à la belle vaisselle qu’elle voyait dans la bijouterie John the Jook, où un petit écriteau hautain prévenait : « Ne touchez pas ce qui est au-dessus de vos moyens. » Maeve espérait que regarder ne lui coûterait rien. « Y sort, ce soir ?
— Nan. On a une feis demain. Moi, j’y vais cool ce soir. Lui, il a préféré ne pas sortir. »
Le frère et la sœur étaient depuis des années déjà embarqués dans tous ces trucs celtiques, quand un beau jour Aoife avait été ravie par le grunge. À présent, elle était dingue de tout ce qui touchait à Kurt Cobain, et elle demandait toujours à James de lui trouver des disques ou des enregistrements rares à Belfast. C’était le genre de grand frère dont rêvait Maeve – rien à voir avec les quatre brutus qui vivaient avec elle, qui grognaient au lieu de parler et qui puaient le déo bon marché vaporisé pour masquer l’odeur d’une semaine de branlette.
Maeve a pris une gorgée de vodka, puis s’est plantée devant la glace, cigarette à la main façon Kate Moss (si Kate Moss pesait une douzaine de kilos de plus et achetait ses fringues chez Primark). Son pantalon en synthétique lui rentrait dans le gras du ventre, son body dans la raie des fesses et ses seins menaçaient d’exploser le soutif trop petit qu’elle avait hérité de Deirdre. Malgré tout, Maeve savait qu’elle avait de l’allure et qu’elle se bradait auprès des minables qu’elle rencontrait en ville. Une sale pulsion lubrique a envahi son bas-ventre, et soudain elle a eu envie de se brader auprès d’Andy. C’était pareil que lorsqu’elle fantasmait sur le fait d’être surprise en flagrant délit par le père Goan en train de sucer un Rosbif en uniforme derrière la caserne. Tout ça n’était pas franchement très sain. Alors elle s’est concentrée sur sa vodka et, très vite, leurs flasques ont été vides. Maeve a tendu des chewing-gums aux autres et elles se sont traînées jusqu’au salon.
« Oh, que tu es belle !
— T’as mis l’temps !
— Vous allez pas avoir froid avec ces p’tites vestes ? »
Maeve adorait le fait que jamais les Jackson ne disaient des trucs comme : « Avec cette jupe, on voit c’que t’as bouffé au p’tit dèj », « Le noir, ça t’va pas, t’as l’même teint qu’Tatie Mary ». Elle adorait le fait que Mrs Jackson les accompagne jusqu’à la porte d’entrée puis aille se poster à la fenêtre pour leur faire au revoir. Elle adorait aussi lui répondre avant de prendre Aoife et Caroline par le bras pour s’en aller jusqu’au pub.
Alors qu’elles passaient devant les garages, Mickey Campbell leur a crié : « Lesbiennes ! » Maeve s’est retournée pour lui faire un doigt d’honneur et lui répondre : « Nique ta mère. » Elle s’est baissée pour éviter la pierre qu’il lui a lancée en retour, et s’est éloignée en riant dans la direction de l’Old School Bar. »
Extrait
« Tout le monde détestait ceux qui voulaient quitter la ville, plus encore une fille dans son genre — Maeve le savait — qui venait d’une famille de prolos. Avec un père expert-comptable et une mère artiste, c’était normal pour Aoife d’avoir de l’ambition, mais le père de Maeve était devenu invalide après avoir attrapé cette saloperie à l’usine de cochons à cause des tripes et du sang, et sa mère avait abandonné les manifs et les droits civiques pour les clopes et les médocs. Du côté de son père, il n’y avait que des ouvriers agricoles qui venaient à la ville en hiver avant de prendre la route de l’Écosse où ils passaient la plus grande partie de l’année à travailler aux champs ; du côté de sa mère, les gens se prétendaient ouvriers, mais ils avaient passé plus de temps au chômage qu’à l’usine. Pas le moindre commerçant, prêtre, propriétaire de pub, prof, bonne sœur, ni médecin dans la famille de Maeve, et à voir ses frères, il n’y avait pas grand espoir. » p. 137
À propos de l’autriceMichelle Gallen © Photo DR
Michelle Gallen est née à Tyrone, Irlande du Nord. Ce que Majella n’aimait pas, son premier roman, a été salué par la critique, qui n’a pas manqué de le rapprocher de Milkman d’Anna Burns. (Source: Éditions Joëlle Losfeld)
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