En deux mots
Le Président de la République, Dan Lehman, vient de perdre les élections. Il noie son spleen dans l’alcool. Son épouse, l’actrice Hilda Müller, s’éloigne de lui. C’est alors qu’il apprend qu’elle est pressentie pour jouer le rôle principal dans l’adaptation du roman écrit par sa première épouse
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Le roman de la déchéance
Un Président de la république déchu est au cœur du nouveau roman de Karine Tuil. Après la défaite, Dan Lehman essaie de dissimuler sa solitude en écrivant. Puis, il sombre dans l’alcool au moment où son épouse, actrice, part au Festival de Cannes présenter le film adapté du roman de sa première épouse. Magistral !
La politique, c’est La guerre par d’autres moyens. Paraphrasant Clausewitz, Karine Tuil aborde ce thème en mettant en scène un homme de pouvoir au moment de sa chute. Dan Lehman, président de la République juif de gauche, s’est représenté pour un second mandat, mais a perdu face à une femme de droite qui n’a pour ambition que de détricoter ce pourquoi il s’est engagé et a lutté durant toute sa carrière politique. « Le pire, tu vois, ce n’est pas de céder le pouvoir mais d’être remplacé par quelqu’un que l’on méprise. » Il essaie de rebondir en écrivant et, dans les premières pages du livre, est obsédé par son classement dans la liste des meilleures ventes. « Ce matin-là, son livre – une biographie intime et romancée de Karl Marx – oscillait entre la 95e et la 99e place ».
En fait, il essaie de meubler une solitude, il refuse d’accepter sa déchéance. « Les semaines, les mois, les années qui suivent un échec en politique sont semblables à ceux qui s’écoulent après un deuil – pourquoi se mentir ? On croit ne jamais s’en remettre. »
Il ne peut plus compter non plus sur le soutien de son épouse, l’actrice Hilda Müller qui a décidé de prendre ses distances et de rebondir avant d’avoir été contrainte de mettre sa carrière entre parenthèses durant le mandat de son mari. L’ironie du sort veut que son nouveau film soit une adaptation du roman de Marianne Bassani, sa première épouse d’origine italienne avec laquelle il a eu trois enfants.
Karine Tuil donne du reste, un peu en contrepoint à la déchéance de Dan Lehmann, la parole à Marianne. La romancière va nous livrer son regard sur son ex-mari, sur la violence du monde politique et sur l’adaptation de son roman.
Tandis que Dan Lehman sombre dans une destructrice addiction. Incapable de reconstruire sa vie après son éviction, il trouve dans l’alcool un refuge dérisoire. Boire. « Il était près de vingt et une heures et Lehman n’avait rien bu, l’anxiété le dévorait, déréglait sa mécanique interne. » Alors que Paul, son conseiller et ami, tente bien d’établir une stratégie pour le remettre en selle et imagine qu’apparaître au Festival de Cannes au bras de son épouse pourrait être bénéfique pour lui, il continue à s’enfoncer. La figure de l’homme déchu, ballotté entre orgueil et désespoir, est peinte avec une justesse troublante, rappelant que, dans l’arène politique comme dans la vie, la plus grande épreuve n’est pas la défaite, mais l’oubli.
Si le roman radiographie avec une précision clinique la violence du monde politique, où chaque ascension prépare une chute et où l’on passe en un instant du statut de héros à celui de paria, il éclaire aussi l’intimité du couple, quand le sexe a cessé d’en être le ciment. Une autre perte de pouvoir aux effets dévastateurs.
Tragédie politique, tragédie sociale – l’antisémitisme et le rôle des réseaux sociaux complètent le panorama – et tragédie intime donnent au roman toute sa richesse. Comme à son habitude, Karine Tuil écriture avec une plume affûtée. Et si les phrases sont tranchantes comme un coup de scalpel, c’est que son regard sans concession sur la société est d’une acuité redoutable.
Après L’Insouciance, qui explorait les ravages du terrorisme et du choc post-traumatique, Les Choses humaines, le Prix Interallié qui disséquait un scandale judiciaire sur fond de lutte des classes et de rapport de domination et La Décision, qui suivait un juge antiterroriste dans son quotidien, La guerre par d’autres moyens s’inscrit dans cette lignée de romans qui sondent les travers de notre époque, entre ascension et chute, fascination et désillusion.
Voici une nouvelle et brillante preuve que Karine Tuil sait mieux que personne capter les tensions de notre époque et en restituer la brutalité avec une justesse implacable.
La guerre par d’autres moyens
Karine Tuil
Éditions Gallimard
Roman
384 p., 22 €
EAN 9782073072764
Paru le 6/03/2025
Où ?
Le roman est situé principalement à Paris.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Un an après avoir quitté l’Élysée, Dan Lehman, ancien président de la République, n’est plus que l’ombre de lui-même. Le couple iconique qu’il formait avec l’actrice Hilda Müller n’est qu’une façade. Alcoolique, menacé par des affaires judiciaires, il tente de revenir sur la scène médiatique tandis que Hilda tient le rôle principal d’un film qui pourrait être sélectionné au festival de Cannes. Mais les fractures de leur vie privée brouillent les frontières entre drame personnel et fiction.
Avec ce nouveau roman puissant, Karine Tuil sonde les mécaniques cruelles du pouvoir. Dans cette comédie humaine où l’addiction répond à la difficulté de vivre, où la jeunesse et le capital social deviennent les meilleures armes de séduction se joue une guerre clandestine, mais qui en sortira victorieux ?
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Podcast LiRE – Ouest-France (Bernard Lehut)
Blog Aude bouquine
Les premières pages du livre
« I. Le capital
1.
Le premier réflexe de Lehman au réveil, c’était de vérifier le classement de son dernier livre dans la liste des meilleures ventes ; après seulement, il avalait un anxiolytique, généralement un Xanax mais il tolérait bien aussi le Lexomil. Quand, pris d’une insomnie, il se levait pour boire, il ne résistait pas à la tentation de faire défiler sous ses yeux encore ensommeillés les titres les plus vendeurs. Les premiers, c’était toujours de la merde. Des livres pour bonnes femmes aux titres débiles, des coups marketing orchestrés par des éditeurs aux abois : Le bonheur ferme à 14 h, Vieillir c’est dans la tête, Ta deuxième vie commence à cinquante ans. Le record de ventes avait été atteint avec Ma vie sans sexe, manifeste écrit par une jolie journaliste de trente ans, qui était resté six mois entre la première et la deuxième place – à l’ère du libéralisme sexuel, l’abstinence était devenue à la mode. Lehman l’avait lu avec dégoût. Une vie sans sexe, il ne croyait pas cela possible. Ce n’était pas seulement atroce mais dangereux. Toute vie humaine se déployait entre deux espaces : la naissance et la mort ; entre les deux, seul le sexe offrait une alternative crédible au suicide.
Lehman constatait parfois avec une joie rageuse qu’il avait gagné quelques places ; il lui était même arrivé de dépasser Marc Levy. Mais la plupart du temps, il en perdait : – 5, – 16, – 56 – chaque matin, le suspense était insoutenable –, l’objectif étant de ne pas dépasser la barre des 100 car alors, socialement, vous étiez mort.
Ce matin-là, son livre – une biographie intime et romancée de Karl Marx – oscillait entre la 95e et la 99e place. Il s’intitulait L’amour et la lutte ! – c’était un mauvais choix, un titre médiocre, hystérisé par ce point d’exclamation ; lui aurait voulu l’appeler Les eaux glacées du calcul égoïste, mais son éditeur avait dit qu’il fallait un titre grand public si on voulait viser large. Son précédent livre – L’élan – avait figuré pendant quinze semaines parmi les cinq premières places dans la catégorie essais ; mais c’était juste avant son élection à la présidence de la République, il y avait alors des milliers de militants venus des quatre coins de la France pour scander son nom dans des salles de meeting surchauffées, des supporters prêts à débourser vingt euros pour lire cet ambitieux récit national dont il n’avait pas écrit une ligne.
Depuis qu’il avait échoué à être réélu un an plus tôt, après cinq années d’un mandat chaotique, « le président Dan Lehman », comme il aimait être appelé – bien que tout le monde le surnommât « Lehman » –, se consacrait à l’éducation de sa fille, Anna, trois ans, qu’il avait eue, à soixante et un ans, avec sa seconde épouse, l’actrice allemande Hilda Müller, et à la promotion de ce livre, pour lequel il se targuait d’avoir négocié des droits d’auteur à 30 % au lieu des 10 % ou 12 % classiquement lâchés par les éditeurs – sur la chaîne du livre, regrettait-il, les derniers à vivre de leur travail, c’étaient les auteurs. Lehman détestait les éditeurs parisiens, ces commerçants qui se vantaient d’être de gauche mais baisaient les auteurs à coups d’à-valoir minables et de pourcentages dérisoires, qui exigeaient d’eux la moitié de leurs droits audiovisuels et les envoyaient sur les plateaux télévisés et les salons littéraires faire les putes sans autre dédommagement qu’un taxi prépayé aller-retour. Cette racaille, il ne la fréquentait que par obligation : la morgue de cette caste, la condescendance avec laquelle les éditeurs s’adressaient à lui comme s’il était inculte, le rapport hypocrite qu’ils entretenaient avec l’argent lui donnaient envie d’agiter sous leur nez toutes les daubes qu’ils publiaient pour engranger ce fric qu’ils méprisaient, par ailleurs, quand il était réclamé par les auteurs, son précédent éditeur surtout, qui avait osé exiger quelques jours à peine après sa défaite le remboursement de l’à-valoir que Lehman avait perçu pour un texte provisoirement intitulé L’avenir nous appartient – le livre n’était plus d’actualité puisqu’il n’en avait aucun. Que percevaient-ils de la réalité de la France, eux dont le périmètre d’action ne dépassait pas le VIe arrondissement ?
Ce matin-là, son livre avait rejoint la 97e place du classement, il glissait progressivement vers l’abîme. Lehman avait néanmoins toutes les raisons d’être confiant : il enregistrait l’émission télévisée Le moment de vérité sur une chaîne du service public, un talk-show politique dont il serait l’invité principal. Après la diffusion, son livre serait premier des ventes ou, au pire, deuxième, si Marc Levy était invité à C à vous. Certes, cet état de grâce commercial ne serait que de courte durée – vingt-quatre ou quarante-huit heures tout au plus –, mais ce serait suffisant pour lui éviter de coupler un anxiolytique à l’alcool. Avec cette émission, Lehman espérait, à défaut de se refaire, du moins, comme le lui avait assuré le directeur commercial, vendre dix mille livres de plus. Il serait interviewé par le journaliste vedette Bernard Breguettes, soixante-cinq ans au compteur, quarante ans qu’il naviguait entre la politique et le divertissement au gré des changements de direction, il s’accrochait, un vieux beau un peu veule – cheveux teints et bronzage suranné – pour lequel Lehman n’avait aucune estime intellectuelle mais qui faisait là où on lui demandait de faire, c’était propre. Il y aurait aussi la journaliste Rachel Pilote, cinquante-sept ans, un bloc d’hostilité, moche comme une carpe, il était impossible de ne pas la détester tant elle imposait sa rigidité comme une norme internationale, ancienne plume redoutée du Monde qui avait eu son heure de gloire – ça n’avait pas duré –, elle faisait peine à voir depuis qu’elle avait été vidée de la rédaction du grand quotidien national, il saurait la contourner sans l’irriter, il suffisait de ne pas répondre à ses questions les yeux dans les yeux, elle montrerait un peu les dents pour donner l’impression qu’elle lui tenait tête, qu’elle était une femme qui s’affirmait face aux hommes, une qui se revendiquait féministe mais qui aimait qu’on lui dise qu’elle avait des couilles, de toute façon elle n’en avait plus pour longtemps sur le service public, à moins de sucer les derniers administrateurs mais depuis MeToo, hélas, ça n’était plus possible. Il préférait de loin Najat Assaoui, une jeune beauté de vingt-neuf ans, solide et souple, dure en interview sans jamais être agressive, elle irait loin, elle avait compris qu’il valait mieux avoir Lehman dans sa poche, et qui n’avait pas peur de porter des décolletés à l’antenne, laissant apparaître une poitrine opulente – naturelle ou silicone, telle était la question –, une fille qui ne cherchait pas à ressembler à un sac ou à un homme pour obéir aux nouveaux diktats féministes et qui ne vous menaçait pas d’une plainte pour harcèlement sexuel quand vous lui disiez qu’elle était belle, rien que pour cela, il la respectait. Pas comme Pilote qui le méprisait depuis qu’il lui avait fermé l’accès à son équipe de campagne : quitte à se coltiner une journaliste du Monde, autant qu’elle soit baisable.
Finalement, ça avait été une journée horrible, cette émission qu’il avait obtenue grâce à ses bonnes relations avec la direction de France Télévisions ne s’était pas déroulée comme prévu. Si Breguettes, avec sa lâcheté habituelle, n’avait pas osé se montrer offensif, Pilote, elle, avait lâché les chiens. Lehman avait répondu avec calme aux questions les plus incisives sur son bilan politique – il fallait bien laisser Pilote prouver à sa direction et aux téléspectateurs avachis devant leurs écrans qu’elle était indépendante, incorruptible et libre –, mais il n’avait pas supporté qu’elle évoque sa possible mise en examen pour une affaire de trafic d’influence et de corruption alors même qu’il avait posé comme condition à sa venue de ne pas être interrogé là-dessus, question qu’il avait esquivée par l’attaque : « Vous n’avez pas honte, sur le service public, d’accorder du crédit à des rumeurs ? Je n’ai, à ce jour, reçu aucune convocation d’un juge. » Le coup de grâce lui avait été asséné au moment de conclure l’émission : un invité issu de la société civile, un certain « Richard », soixante-douze ans, qui affirmait vivre du RSA, l’avait accusé d’avoir trahi les espoirs des classes populaires : « La réalité, c’est que vous n’êtes plus un homme de gauche ! Vous êtes comme Tony Blair qui a tourné le dos aux ouvriers du vieux Labour pour s’allier avec les patrons et faire que la gauche devienne la droite ! Vous êtes Schröder acheté par Poutine ! Vous avez offert des cadeaux aux entreprises, balayé la question sociale, ignoré les immigrés et toutes les victimes du racisme, vous avez piétiné les valeurs de la gauche ! Vous n’avez été que la marionnette des élites parisiennes au service du grand capital. » Oh, oh, avait pensé Lehman, c’est reparti pour la grande complainte du complot juif mondial, le lobby aux manettes, mais il n’avait pas vacillé, il était habitué à ces charges un peu grossières, il avait le cuir épais : « Moi j’incarne la gauche qui n’a pas peur de l’entreprise. Être de gauche, c’est vouloir une égalité de tous à l’emploi, aux études, c’est donner à chacun les moyens de changer sa vie… » Mais rien ne pouvait plus arrêter Richard : « Vous avez abîmé la France. Vous êtes haï, monsieur Lehman, vous êtes haï », avait-il scandé, ce à quoi Lehman avait répondu en reprenant à son compte une phrase lâchée par Mitterrand en 1968 : « Je suis l’homme le plus haï de France. Cela me donne une petite chance d’être un jour le plus aimé. » Il aurait pu l’insulter – quand il était en manque d’alcool, il devenait impulsif –, et pourtant, sorti du plateau, la peau du visage rendue pâteuse par le mélange de sueur et de fond de teint mâtiné de poudre Armani, trempé sous sa chemise blanche trop épaisse, quand il avait retrouvé toute la direction de la chaîne regroupée dans une loge de 9 m2, gavée de vin bon marché et de petits-fours caoutchouteux parce qu’il n’y avait plus de fric sur le service public – dix professionnels aux yeux décavés par le visionnage sur un petit écran de contrôle de ces deux heures d’émission consacrées à un homme qui n’avait plus aucun avenir en politique et qui auraient clairement préféré rentrer chez eux finir les restes de la veille en regardant la dernière série Netflix –, il n’avait rien montré de sa colère : il arrivait encore à se tenir. Les membres de la direction aussi, qui lui avaient répété que l’émission était formidable et qu’il avait été combatif, façon polie de dire qu’ils l’avaient trouvé agressif et qu’ils s’étaient fait chier. Même mis hors course, Lehman restait un ancien président ; il avait conservé l’aura liée à la fonction, s’il n’était plus un homme de pouvoir, il gardait un rôle sur l’échiquier des influences, il avait encore l’oreille des décideurs de ce monde, de ceux qui rachetaient des médias, télé et presse écrite, comme autant d’enseignes de fringues au bord du dépôt de bilan – officiellement pour sauver/aider/soutenir, l’idée étant d’asseoir leur pouvoir « en jetant les journalistes dans l’arène de la précarité, les laisser s’entre-dévorer et ainsi repérer les plus serviles » ; les journalistes, ironisait Lehman, étaient des produits comme les autres, on les sortait du rayon lorsqu’ils atteignaient leur date de péremption. Oui, comme un vieux couteau suisse qu’on hésite à jeter, Lehman pouvait encore servir. Il avait survécu à toutes les crises politiques, toutes les défaites, et même à la dépression. Il était encore là, debout, agité, traversant les couloirs de France Télévisions d’un pas assuré, le torse bombé, le dos droit, offensif, alors qu’il en était sûr, sa tête était toujours mise à prix. Les journalistes le pourrissaient encore à sortir des affaires, des rédactions d’aigris, des gros cons qui le traînaient dans la boue pour montrer qu’ils en avaient dans les dîners en ville et affirmer qu’ils s’étaient tapé un président ; la politique, qui avait été toute sa vie, n’était devenue qu’un concours de bites.
Boire. Il était près de vingt et une heures et Lehman n’avait rien bu, l’anxiété le dévorait, déréglait sa mécanique interne ; il sentait ses mains trembler, une vague de chaleur éruptive le submerger, la sueur perler dans son dos. Il fallait qu’il prenne quelque chose, ça devenait obsessionnel, boire, l’enregistrement de l’émission avait commencé plus tard que prévu, et après dix-neuf heures l’alcool imposait sa loi tyrannique, le temps comptait double, le trajet en ascenseur semblait durer une éternité, toutes ses pensées étaient désormais orientées vers sa soif.
Dans le miroir de l’ascenseur, il croisa son regard : en vieillissant, il ressemblait de plus en plus au réalisateur italien Nanni Moretti : il avait la même silhouette mince et droite, un visage un peu allongé, de beaux cheveux châtains, fins et négligemment décoiffés, une barbe noire bien taillée, piquée de poils blancs et gris, des yeux noirs et perçants, toujours cernés.
Devant l’entrée de France Télévisions, deux femmes d’une soixantaine d’années l’attendaient pour lui faire signer un autographe, en temps normal il aurait pris le temps de leur parler, de les écouter ; pour chacune, il aurait eu un petit mot, il était naturellement chaleureux, accessible, il aimait les gens, cette connivence affective qui pouvait se former avec d’authentiques militants, mais là, c’était impossible ; il accéléra sa marche sans les regarder, un sourire crispé furtivement esquissé
et déjà il percevait leur déception – il n’est pas sympa en fait ; il ne s’est même pas arrêté ; il a le melon alors qu’il n’est plus rien –, ça glissait sur lui, la soif occupait tout son espace mental
BOIRE
Escorté de ses deux gardes du corps, il rejoignit son véhicule de fonction qui stationnait devant l’immeuble en verre, il avait imposé à l’attachée de presse de sa maison d’édition de rentrer en taxi, il ne pouvait pas la raccompagner, il n’avait pas la force de lui parler, d’écouter ses commentaires sur l’émission.
BOIRE
Au loin, il aperçut Jun, son chauffeur depuis vingt-cinq ans, qui tenait en laisse Nabucco, un patou des Pyrénées, calme et placide, que Lehman avait reçu en présent comme ses prédécesseurs, un cadeau empoisonné qu’il avait gardé par peur de la réprobation publique, alors qu’il détestait les animaux, mais auquel il avait fini par s’attacher – qui était même devenu, pensait-il non sans effroi, l’être qui lui manifestait l’amour le plus authentique, le seul en qui il pouvait avoir réellement confiance. Dès qu’il vit son maître, Nabucco se mit à tournoyer autour de lui en jappant, puis lui sauta au torse, laissant éclater une joie pure.
Une fois à bord, avant même de rallumer son téléphone, Lehman sortit une flasque de son sac et en avala le contenu d’un coup.
En quelques secondes, l’angoisse se dissipa, l’alcool colmatait chaque brèche intérieure. Il ouvrit légèrement la fenêtre, passa sa main dans le pelage soyeux de l’animal.
Paris se déployait sous ses yeux jamais lassés du spectacle d’une ville qui exhibait à la tombée de la nuit une beauté magnétique, crépusculaire. À quelques mètres des parois vitrées qui avaient été aménagées autour de la tour Eiffel en prévention d’éventuels actes terroristes, des migrants et des sans-abri tentaient de trouver le sommeil à même le sol jonché de détritus, enroulés dans des sacs de couchage de fortune, aux couleurs neutres qui disaient le devoir d’être invisibles, leurs chiens aimants collés contre eux, faisant à la fois office de chauffage d’appoint et de pare-suicide. Sur les quais, des dizaines de campements précaires s’entassaient autour desquels erraient des silhouettes sombres et indifférenciées. Lehman les observait à travers la vitre – « Si je suis président, plus personne ne dormira dans la rue ; si je suis président, je ferai de l’accès au logement une priorité nationale » – quand son portable sonna : c’était sa femme, Hilda. Elle lui dit qu’elle ne pouvait pas l’attendre pour dîner, elle avait pris un somnifère et tombait de sommeil, elle était épuisée, ajouta-t-elle sur un ton où l’on sentait poindre la culpabilité et la peur d’être prise en faute. Il eut envie de lui répondre : « Épuisée par quoi ? Tu es actrice, tu ne pointes pas à l’usine », pourtant il ne fit aucun commentaire, il avait la désagréable impression d’être devenu son père, et au fond ça l’arrangeait bien, elle dormirait, il pourrait boire sans subir ses reproches et ses regards pleins de cette pitié comminatoire.
Le véhicule s’immobilisa à un feu rouge. Soudain une silhouette spectrale surgit, d’une maigreur à faire peur, la moitié du visage arrachée, les pupilles dilatées, le blanc de l’œil injecté de sang, une femme (il n’en était pas certain, disons un être hybride) qui se balançait d’avant en arrière dans un mouvement mécanique inquiétant. Quand « elle » entrouvrit les lèvres pour parler, Lehman eut le temps de voir que sa bouche était presque entièrement édentée. Aussitôt Jun éloigna le véhicule – avec un président, tout pouvait constituer une menace. « On dirait une de ces poupées tueuses en série dans les films d’horreur de fin de soirée sur M6 », nota-t-il tandis que la silhouette cadavérique se mettait à courir derrière la voiture en criant d’une voix caverneuse qui trahissait l’excès de cigarettes ou de crack ; Lehman ne comprenait pas ce qu’elle voulait. « De l’argent, expliqua Jun alors qu’on ne lui demandait rien, tout le monde en manque, on ne peut plus sortir dans la rue sans que quelqu’un nous en réclame. » Nabucco se mit à aboyer avec rage. « Ils prennent une nouvelle drogue, la tranq ou xylazine, un sédatif pour animaux, dit doctement Jun, avec ça vous planez dix fois plus fort qu’avec l’héro ou le crack mais ça mange la tête et les chairs comme une gangrène. » Lehman frissonna, avala une grande rasade d’alcool. Le monde était devenu froid, individualiste, brutal : comment pouvait-on y survivre sans être défoncé ?
2.
Lehman avait découvert par hasard que Richard Nixon, le 37e président des États-Unis – celui dont les conseillers les plus proches reconnaissaient qu’il était froid et insondable –, enregistrait ses pensées les plus secrètes, utilisant son dictaphone comme un outil thérapeutique. Lui qui, dans la sphère publique, n’offrait que des émotions calculées s’y dévoilait tel qu’en lui-même, révélant ses doutes et ses angoisses. Après avoir quitté le pouvoir, Lehman avait commencé à tenir son propre journal audio, il y parlait de politique mais aussi de choses plus intimes et, notamment, de l’échec de son mariage avec Hilda, de vingt ans sa cadette. En rentrant chez lui, Lehman constata que sa femme s’était enfermée dans la chambre d’amis ; depuis un an, ils faisaient chambre à part et n’avaient plus le moindre rapport. Il était clair qu’elle voyait quelqu’un d’autre – et cela ne lui faisait rien. Cette indifférence qu’ils ne cherchaient même plus à masquer actait la fin de leur histoire sans qu’aucun d’eux trouvât le courage de prononcer le mot « divorce », la présence de leur petite fille justifiant cette passivité. Assis à la table de la cuisine plongée dans une semi-obscurité, une bouteille de vin à moitié vide à portée de main, le dictaphone enclenché, il se refaisait seul le film de leur défaite.
Quand je rentre Hilda dort. Notre vie commune consiste à nous éviter.
Longtemps, « les Lehman » avaient formé un couple de pouvoir – l’addition de deux influences renforçait la visibilité médiatique ; on réussissait mieux en couple. Ils faisaient la une des magazines, un livre-enquête avait même été écrit sur eux1, un règlement de comptes rédigé par deux journalistes hostiles dont ils avaient vainement tenté d’empêcher la parution : ils fascinaient moins par leur pouvoir, désormais, que par leur façon décomplexée d’en gérer la chute.
Hilda Müller et Dan Lehman s’étaient rencontrés huit ans plus tôt au cours de la projection au ministère de la Culture d’un film librement adapté de la vie de Helke Sanders, féministe allemande. Issue de la grande bourgeoisie intellectuelle allemande, égérie du cinéma d’auteur, Hilda venait d’avoir trente-cinq ans et avait reçu le prix de la meilleure actrice au Deutscher Filmpreis, l’équivalent allemand des César. C’était une belle femme blonde aux yeux marron, au caractère affirmé, qui ressemblait aux héroïnes des films de Bergman ou de Cassavetes. À l’époque, Lehman était ministre de l’Économie et des Finances, et marié à une écrivaine d’origine italienne, Marianne Bassani. Ils avaient eu une vie de famille stable et équilibrée pendant vingt-cinq ans – ils avaient même maintenu assez longtemps une vie sexuelle –, ce qui ne l’avait pas empêché d’inviter Hilda à déjeuner quelques jours plus tard et de lui déclarer, à la fin d’une discussion sur la profondeur de son interprétation, qu’un jour elle serait sa femme et la mère de son enfant – les banalités habituelles qu’un mâle dominant assène dans le but de mettre une femme dans son lit – mais ce n’est que quelques semaines plus tard, après avoir couché avec elle, qu’il avait eu des sentiments, l’amour n’est souvent qu’une affaire d’érection. Il avait vécu une double vie jusqu’à ce qu’il décide de se présenter à la présidentielle sous l’impulsion des cadres et des militants de son parti ; une photo de lui avec Hilda avait été diffusée dans la presse, prise à leur insu dans un parc de Nantes, au cours d’un meeting auquel Marianne n’avait pas voulu participer. Il n’avait pas eu d’autre choix, aussitôt le divorce civil prononcé, que d’épouser Hilda dans la plus stricte intimité, à la mairie du XIIIe arrondissement. Hilda, qui était alors à l’acmé de sa carrière et avait tourné avec les plus grands cinéastes internationaux, avait mené toute la campagne présidentielle à ses côtés, grisée par l’adrénaline que généraient le combat politique et la sensation de briller comme un astre. Les Français l’avaient aimée : sa beauté fascinait, elle incarnait un mélange d’aristocratie et de fantaisie ; elle avait beaucoup donné d’elle-même, multipliant les apparitions publiques, soutenant des œuvres caritatives, le couple avait, un temps, fait rêver. On racontait qu’elle était à l’origine de la transformation physique de Lehman. Lui qui jusque-là ne s’était jamais préoccupé de son corps s’était mis au sport intensif, avait changé sa garde-robe, sa coupe de cheveux. Il avait toujours été séducteur, charismatique, il était devenu franchement beau. Et il avait été élu. Ça avait été une période de rayonnement intense, ils incarnaient alors l’espoir d’une gauche sociale, unie, multiculturelle, une certaine idée de l’Europe et un couple passionné – le grand amour faisait encore vendre.
Ça ne dura pas.
Il comprit assez vite qu’il avait commis une erreur irréversible. À une femme constante et stable, il avait préféré une femme trophée sur laquelle il n’avait jamais pu compter, une femme enfant dont il devait gérer les oscillations de l’ego et les états d’âme. De tout ce qu’il avait aimé en elle – c’était une actrice hypersensible, vénéneuse, intense – il avait perçu, au quotidien, le versant négatif : elle pouvait être autocentrée, capricieuse, fragile, obnubilée par ses rôles, trop dépendante aussi, de lui, de son agent, de l’approbation d’un milieu qui vous rejetait aussi vite qu’il vous avait encensée. Car une fois passées la passion et l’instabilité qu’elle générait, une fois installés dans une nouvelle routine conjugale, ils s’étaient retrouvés, comme n’importe quel couple de longue durée, à tenir leur comptabilité sexuelle : combien de fois avaient-ils fait l’amour au cours de ces deux dernières années ? Combien de fois avaient-ils eu un vrai rapport ? Et, quand cela arrivait, combien de temps durait-il ? Avaient-ils du plaisir ? Combien de fois par jour pensaient-ils au sexe ? Penser au sexe était-il compatible avec l’exercice du pouvoir ? Avec la perte de pouvoir ? Avait-on encore du désir après quelques années de vie commune ? Et si ce n’était pas le cas, fallait-il en parler à un thérapeute, divorcer, revoir à la baisse ses besoins sexuels pour préserver son foyer ? Pouvait-on se confier à un thérapeute quand on avait été président de la République ? Combien de temps leur couple survivrait-il sans sexe ? Lehman ne se souvenait même plus de la dernière fois qu’il avait fait l’amour avec Hilda. Est-ce que ça lui manquait ? Non – c’était sans doute le constat le plus tragique.
Il s’était senti rapidement écrasé par la charge présidentielle, il n’avait plus réussi qu’à dégager de rares moments d’intimité avec sa femme. Contrairement à d’autres présidents qui avaient connu à la tête de l’État un regain d’activité sexuelle, Lehman avait vu son désir décliner. Hilda ne faisait jamais aucun commentaire direct mais il percevait sa déception quand elle se laissait tomber de l’autre côté du lit en soufflant, les rares fois où ils partageaient le lit conjugal, et il lui en voulait alors de lui imposer cette obligation de performance par sa seule juvénilité, sa façon de déployer son corps nu à travers la pièce comme s’il était fait pour ça et que le sien, caché sous les draps, sans désir ni énergie après une journée à enchaîner les réunions, n’était plus apte à faire jouir sur demande. Il ne pouvait en parler à personne, pas même à son médecin, il se savait condamné à cette solitude intérieure qu’il attribuait à l’exercice du pouvoir et qui n’était pourtant que l’expression de son incapacité soudaine à désirer un corps qui l’avait rendu fou au point de détruire ce qu’il avait mis une vie à bâtir – une complicité et une confiance réciproques qui lui avaient semblé, quand il s’était retrouvé dans un lit avec Hilda, sans valeur et sans intérêt. L’attraction sexuelle, cette utopie mystificatrice, cette illusion dangereuse : quelques années plus tard, de cette attirance irrépressible, il ne gardait même pas un vague souvenir. Il avait voulu l’épouser pour lui prouver son amour alors que le mariage était avant tout une aventure domestique, voire affective quand on avait de la chance. Quand on mourait à cinquante ans, la cohabitation limitée à une trentaine d’années de vie commune était supportable. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, ce n’était pas seulement devenu impensable mais contre nature. Lehman ne rencontrait que des couples malheureux et frustrés, déchirés entre amour de leur famille et besoin de solitude, sécurité et désir de liberté – seule la polygamie offrait un mode de vie supportable.
André Maurois disait : qu’importe qu’un bonheur soit faux du moment qu’on croit qu’il est vrai. Hilda et moi ne nous voyons quasiment pas, sauf pour de rares sorties publiques imposées et des séances photos censées prouver à des lecteurs crédules à quel point nous sommes heureux.
Ils pouvaient l’être, entre les gouttes, notamment quand ils étaient avec Anna. Ils aimaient évoquer ses progrès, ses exploits sportifs, sa manière gracile d’être au monde : Un enfant suffit parfois à masquer les fêlures d’un couple en ruine. Ils cohabitaient à présent au cœur de leur appartement du VIIe arrondissement, à peine animé par les rires de leur petite fille, dans une indifférence mutuelle ; ils organisaient des dîners qui réunissaient de vagues gloires du cinéma ou de la politique ; ils allaient dans des théâtres subventionnés voir des pièces au cours desquelles Lehman s’endormait une fois sur deux. Parfois ils visionnaient un documentaire ou une série ensemble sur le canapé du salon dans une posture presque affectueuse, il lui grattait la tête ou les avant-bras comme on le ferait à un chien.
Vient un moment, au mitan de la vie commune d’un couple légitime, où l’on se fige dans un confort agréable, une affection sécurisante, c’est doux, calme, rassurant ; on se parle avec une tendresse un peu forcée, on se caresse encore un peu : on n’est plus l’un pour l’autre qu’un animal de compagnie.
1. Les Lehman, un couple au pouvoir, de Jacqueline Pouchet et Nathan Weill, Albin Michel, 106 362e au classement Amazon.
3.
Lehman s’était déplacé de la cuisine à son bureau et avait emporté une bouteille de rhum. Il s’assit dans son fauteuil, sortit son dictaphone et commença à parler.
Je crois que l’engagement politique a été pour moi une stratégie de survie. J’avais neuf ans quand ma mère, sculptrice, a quitté mon père pour suivre un artiste en Norvège où elle a refait sa vie, eu d’autres enfants sans plus revenir en France avant mon dix-huitième anniversaire. Mes grands-parents, des juifs communistes originaires d’Europe de l’Est, s’étaient engagés en tant que résistants au sein des FTP-MOI, des militants purs et durs. Mon père, Abraham Lehman, avait voulu échapper à la politique, il ne croyait ni en Dieu ni au communisme : il aimait rire et faire rire mais il n’avait pas réussi à en faire son métier et il avait fini par se résoudre à ouvrir un petit commerce de déguisements et farces et attrapes dans le XXe, à Paris. Il se déguisait, faisait des blagues qu’il mettait en scène pour amuser ses enfants, peut-être aussi échapper à son propre chagrin – il n’en parlait pas, on ne montrait pas ses émotions. Il n’était pas rare que je le découvre avec une perruque rouge sur la tête en rentrant de l’école, ou grimé en superhéros. J’avais dû me construire avec ce père imprévisible et fantasque dont j’avais un peu honte, moi qui, enfant, étais si cérébral, en quête de cadre et de stabilité affective et que mon père surnommait avec une pointe de dérision « la Justice française ».
Après le départ de ma mère, ma grand-mère paternelle s’est installée chez nous pour aider mon père, si bien que j’ai été élevé en grande partie par cette femme très forte, révoltée, militante communiste sans le sou qui m’emmenait partout avec elle, dans les meetings, les réunions, les cafés littéraires – elle écrivait un peu, des poèmes engagés, essentiellement, qu’elle publiait dans des revues confidentielles. Elle était issue d’un milieu juif très religieux – son père était un éminent talmudiste en Pologne – mais elle avait rompu très tôt avec la foi pour s’engager au sein des jeunesses communistes. Elle m’incitait à lire, tout le temps : à vingt ans, j’avais lu l’intégralité des œuvres de Lénine et de Karl Marx.
Lehman avait été successivement membre de la Ligue communiste révolutionnaire (une erreur de jeunesse, concédait-il), militant associatif et antiraciste, conseiller régional, porte-parole du Parti socialiste, député, ministre de l’Économie et des Finances – un politique de terrain, fiévreux, affectif, l’un de ceux que l’on retrouvait chaque semaine sur les marchés de province, ou à la sortie des usines aux côtés des ouvriers. Il ne supportait pas la caricature que ses détracteurs avaient faite de lui : celle d’un homme de coteries, vendu aux élites capitalistes. Comme ceux de Léon Blum en son temps, ses détracteurs lui avaient reproché de ne pas avoir « assez de terre française sous ses semelles » ; il était pourtant un militant de la première heure, il connaissait tous les visages de la France, même les plus laids – et il les aimait tous. Au cours de ses deux campagnes, des caricatures antisémites avaient même circulé : on le voyait, petite marionnette grotesque à nez crochu manipulée tantôt par les Rothschild, tantôt par « l’axe américano-sioniste ». Pour ce spécialiste de l’histoire de la gauche, qui avait fait une thèse de droit sur les rapports juridiques et économiques dans la théorie marxiste et qui s’était fait connaître en politique en écrivant une tribune remarquée en faveur de la justice fiscale, ces visions complotistes auraient pu prêter à rire si elles n’avaient pas été si tragiques : il avait reçu quasi quotidiennement des menaces de mort et des lettres à caractère antisémite.
Quand il avait déclaré sa candidature à la présidentielle, ils avaient été nombreux à remettre en cause sa capacité à fédérer autour de sa personnalité : il venait d’un milieu modeste ; docteur en droit public, il avait échoué deux fois au concours de l’ENA, et il était juif – l’un de ses opposants politiques avait même affirmé publiquement qu’il n’incarnait pas la France rurale, celle des terroirs, à laquelle les Français étaient attachés. Mais les Français lui avaient prouvé qu’il était enfin possible pour un juif d’accéder à la plus haute fonction de l’État. Un juif de gauche avait été choisi pour faire barrage à l’extrême droite et avait été élu avec 51 % des voix : tout un symbole. Il avait créé la surprise, personne ne l’avait vu venir ; attirant par son franc-parler les indécis et les abstentionnistes. Il n’avait pas seulement remporté l’élection par l’effet du front républicain, mais aussi grâce à une campagne de communication bien orchestrée – Lehman, la confiance. Il s’était imposé un temps comme l’homme providentiel, un héritier de Pierre Mendès France, de Pierre Bérégovoy – des hommes d’État modernistes qui avaient cherché à transformer l’économie française tout en préservant une équité sociale. Pendant cinq ans j’ai servi l’intérêt général, mais j’ai assez vite découvert, à la tête de l’État, l’archaïsme et le conservatisme des structures sociales, la force de l’inertie, on ne bouscule pas si aisément ce qui est acquis, en politique, on crée toujours à partir de bases existantes, un mandat n’est pas une page blanche sur laquelle le nouvel élu inscrit sa vision sans contestation ni opposition ; c’est au mieux un ajustement, une correction.
Il avait voyagé aux quatre coins du monde pour rencontrer des chefs d’État étrangers, incarner un pays dont il fantasmait la puissance, il avait été à la hauteur de la gravité des événements quand des drames nationaux avaient endeuillé le pays, mais il n’avait pas pu imposer de grandes réformes sociales ni réaliser la modernisation qu’il avait promise.
Comme tout président en exercice, Lehman avait été constamment ciblé. Détesté parfois. Sa cote de popularité s’était effondrée, il avait été lâché par la plupart de ses alliés. Un an auparavant, bien que désigné par le Parti socialiste, il n’avait pas été soutenu par les cadors d’extrême gauche et avait échoué à être réélu. Les Français lui avaient préféré la candidate issue de l’aile dure de la droite républicaine. Cette fille d’agriculteurs français, jeune polytechnicienne, devenait, à seulement quarante-deux ans, la première femme présidente de la République française. Ça avait été une campagne pleine de tensions et de fureur : lynché par l’extrême gauche dans un climat douteux aux relents antisémites, critiqué au sein de son propre parti, qui l’avait accusé d’opportunisme électoral à la suite de son appel à une union républicaine avec le centre, démuni face à la dérive populiste et nationaliste, il s’était retrouvé seul, livré à des vents contraires. Il avait vu arriver sans méfiance de jeunes technocrates qui, aux côtés de celle qui allait lui succéder à la tête du pays, avaient su utiliser de nouveaux outils, les réseaux sociaux, l’intelligence artificielle, pour mener une campagne offensive, moderne, interactive, dont il s’était moqué en privé, la qualifiant de propagande fasciste 2.0 – lui avait opté pour une stratégie à l’ancienne avec tracts et affiches sur lesquels on le voyait sourire (le blanchiment de ses dents ayant donné lieu à de multiples moqueries en ligne), une utilisation minimale des réseaux, allant jusqu’à en dénoncer les effets pervers – des attaques qui s’étaient retournées contre lui. Vieillir en politique, c’était aussi découvrir que des choses qui fonctionnaient à votre époque étaient devenues complètement inefficaces et obsolètes. Lehman ? Un homme du passé.
« Les sept minutes les plus longues de ma vie » – c’était ainsi qu’il avait résumé le discours prononcé à la suite de son échec à l’élection présidentielle. Ce discours – son meilleur et le plus émouvant qu’il ait prononcé au cours de sa longue carrière –, Lehman n’en avait pas écrit une ligne ; c’était Éric de Mérieux, son directeur de cabinet, assisté d’un jeune normalien, qui l’avait rédigé. Mais, au pupitre, il l’avait entièrement reformulé. Il s’était élancé sur la scène de son QG de campagne, les traits tirés, le regard vif malgré la déception, il avait évoqué son amour de la France, les valeurs de la gauche et de la République, la nécessité de se placer au-dessus des divergences au nom de l’intérêt supérieur d’un pays qui lui avait tout donné, avant d’affirmer qu’il portait toute la responsabilité de cette défaite. Puis il était rentré chez lui, dans son appartement où il avait passé l’après-midi avec ses plus proches collaborateurs et amis, oscillant entre l’amertume et la colère (il avait même eu, dans l’éclat de quelques secondes, l’envie de se foutre en l’air). Là, il avait appelé sa successeure, celle qui incarnait tout ce contre quoi il avait lutté. Il s’était contenté de lui conseiller avec une ironie sadique de bien profiter de ses derniers instants de tranquillité, prédisant qu’elle sombrerait dans la mélancolie dès sa prise de fonctions. En quelques semaines, elle comprendrait qu’elle n’aurait aucune maîtrise sur les événements qui se produiraient, elle ne pourrait pas transformer le réel, et elle serait seule, tout le temps ; elle ne pourrait compter sur personne : « Si vous voulez un ami à l’Élysée, prenez un chien. »
J’ai décidé de me retirer de la vie politique – la phrase la plus difficile que j’aie été amené à prononcer.
Les semaines, les mois, les années qui suivent un échec en politique sont semblables à ceux qui s’écoulent après un deuil – pourquoi se mentir ? On croit ne jamais s’en remettre. Chaque sortie publique vous rappelle votre mort sociale. N’être plus qu’un acteur secondaire d’un monde où l’on rayonnait, perdre le pouvoir quand on l’a exercé, est une épreuve existentielle.
Certes, il avait conservé quelques avantages : une retraite de 75 000 euros par an, à laquelle s’ajoutaient le salaire de 13 500 euros par mois qu’il percevait en tant que membre du Conseil constitutionnel, la présence à ses côtés 24 h/24 de deux fonctionnaires de la police nationale qui assuraient sa protection rapprochée, une voiture de fonction avec deux chauffeurs, des locaux de 300 m2 rue de Ponthieu et plusieurs collaborateurs. Mais cela ne comblait pas la déception rageuse de ne plus prendre les grandes décisions qui engageaient le destin de la nation, de ne pas avoir été choisi pour un second mandat, de ne pas avoir su convaincre.
La vie politique offrait de grands moments mais engendrait aussi des coups, des frustrations, des trahisons et, bien sûr, des déceptions.
Après son départ, il avait vu de nombreux fonctionnaires rallier les cabinets d’un gouvernement issu de la droite dure : opportunisme ou vengeance personnelle ? Il avait si souvent humilié les énarques, à défaut d’en être un. De cette période, il n’avait gardé que trois collaborateurs : son avocat, Mathieu Brassard, cinquante-trois ans, un génie de la procédure pénale qui avait refusé une place dans son gouvernement, son directeur de cabinet, Éric de Mérieux, un ancien préfet de soixante ans, le gardien des secrets, un homme discret et taciturne, et Paul Lebrun, son plus ancien conseiller, redoutable autodidacte de soixante-dix ans, bouffon génial, l’un des meilleurs connaisseurs de la vie politique, porte-flingue de plusieurs anciens présidents.
Depuis, c’était la confrontation quotidienne avec l’ennui, un emploi du temps qui ne devenait plus qu’une succession de rendez-vous interchangeables. Chaque matin, il se connectait à l’agenda de la présidente de la République sur le site de l’Élysée, il faisait défiler tous les entretiens téléphoniques, les déjeuners, les réunions et les voyages à l’étranger. Cette vie-là lui manquait.
J’ai connu ce que la vie offre de plus intense – que puis-je en espérer à présent ?
Il recevait à déjeuner d’anciennes ou de jeunes gloires de la littérature ou de la politique auxquelles il dispensait quelques conseils, donnait des conférences à travers le monde pour lesquelles il était rémunéré plusieurs dizaines de milliers d’euros ; il lisait aussi, des Mémoires politiques essentiellement, qui le renvoyaient à sa solitude. Tous les anciens présidents vantaient les mérites de leur action sous l’apparence faussement modeste du récit d’un dévouement total au service de l’État, racontant avec exaltation leur nouvelle vie. La réalité, c’était que, hors du pouvoir, tout devenait insignifiant. Lehman savait que le discours officiel des hommes d’État, dans ces livres qu’ils publiaient après avoir quitté le pouvoir pour avoir l’impression d’exister encore, était vicié par l’orgueil, aucun d’entre eux n’exprimait son réel intime : le vertige du vide et de la solitude, l’amertume et le sentiment d’inutilité. Et pourtant, ils s’y étaient tous préparés : à peine arrivés au pouvoir, ils n’avaient pensé, de manière obsessionnelle, qu’au moment où ils n’y seraient plus.
L’organisation de son départ et la passation de pouvoir avaient été les moments les plus douloureux de son quinquennat. Lehman les avait traversés en planant, le cerveau anesthésié par l’alcool et les calmants – il fallait bien un substitut aux doses d’endorphine pure que l’action et le rayonnement au plus haut niveau hiérarchique lui procuraient naturellement. Dix jours après les résultats de l’élection, il y avait eu une sorte de chaos au sein même de l’Élysée, certains membres du personnel refusant de travailler au service d’une présidente ultralibérale qui affichait un programme sécuritaire répressif. Les intendants étaient déjà prêts à accueillir les nouveaux locataires : la moquette avait été shampouinée, les bureaux rangés, les affaires avaient été empaquetées et mises dans des caisses qui trônaient au milieu des pièces immenses, vous rappelant que, pour les archives, vous n’étiez qu’un hôte de passage. Lehman avait traversé les couloirs comme une ombre, exigeant que toutes les portes des bureaux soient fermées quand il sortait : il ne souhaitait plus être vu. Le jour de son départ, sa successeure ne l’avait pas raccompagné jusqu’à sa voiture puisque lui-même avait évité de lui serrer la main : à quoi bon mimer une courtoisie de façade ? Ils se haïssaient. Une fois à bord de son véhicule, Lehman était entré dans une rage folle : les crises politiques, il savait les gérer – mais pas ses émotions.
Et puis il y avait eu cette petite main tremblante qu’il avait passée par la fenêtre en guise d’adieu – c’était tout ce qu’il resterait de lui, cette petite main qui avait signé des traités internationaux, serré celles de chefs d’État, caressé les corps des femmes les plus ambitieuses, et qui s’agitait dans le vide comme l’expression d’une capitulation. Ceux qui l’avaient élu l’oublieraient.
Y a-t-il plus grande épreuve que de se voir mort alors qu’on est encore vivant ?
4.
Pourtant, un jour, il avait connu la victoire et la flamboyance qui l’accompagne. Des unes de journaux disséminées un peu partout dans la salle d’attente de son bureau le rappelaient. Je me souviens encore de la montée d’adrénaline, de ce mélange d’euphorie, de joie et de gravité.
Il pensait être prêt pour ce moment, il avait vu les images de l’élection de ses prédécesseurs : Chirac qui se rend à l’Hôtel de Ville, Mitterrand qui se réfugie dans le Morvan, Giscard qui reste seul, sous la caméra de Depardon, oui, il avait vu comment les autres étaient entrés dans la fonction au sens religieux du terme : le jour de l’élection, le peuple pose ses mains sur vous et vous donne des pouvoirs thaumaturgiques. Vous étiez candidat, vous voilà président. Vous êtes aimé, acclamé, le peuple vous transforme pour cinq ans mais vous ne ferez pas de miracles, les gens le verront, vous en voudront, vous direz que vous avez fait de votre mieux, mais ils ne chercheront plus qu’à vous chasser du lieu où ils vous ont placé.
Dan Lehman est élu président de la République.
L’euphorie de l’annonce.
Le sentiment de revanche sur le destin.
Le soulagement et le sentiment de vertige intérieur.
L’effervescence tout autour et la paix en lui : j’y suis arrivé.
Il avait eu besoin de s’isoler après les résultats. Il était resté dans son bureau. Seul. Il avait appelé son père qui était gravement malade. Puis, après avoir raccroché, il avait voulu se retrouver avec lui-même pour réfléchir. Dehors, des militants criaient son nom. C’était la liesse, l’espoir. Il avait tout le monde autour de lui, sauf son ex-femme, Marianne, celle qui avait été de tous les combats et qui, par la force des choses, s’était éloignée. Il l’avait appelée avant de rejoindre son équipe pour la remercier de l’avoir soutenu pendant toutes ces années et discuter avec elle de ce que cette victoire changerait pour leur famille en termes de sécurité et d’exposition médiatique. Puis il était monté sur la terrasse de Solférino avec Hilda. Des photographes avaient immortalisé la scène. L’image serait reprise partout. Un couple de cinéma.
Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit, il était aussi agité que s’il avait avalé une boîte d’euphorisants. Il possédait désormais tous les pouvoirs : constitutionnels, militaires, symboliques. Et le plus grand d’entre eux : le pouvoir de déclencher le feu nucléaire.
5.
Éric et Mathieu avaient essayé de le joindre mais Lehman n’avait envie de parler à personne, il souhaitait rester seul, son dictaphone à la main, en buvant un rhum du Venezuela. Le liquide réchauffait sa gorge, diffusant ses arômes d’agrumes et de café. À quel moment l’alcool était-il devenu un problème dans sa vie ? Il avait toujours aimé boire, il aimait le vin, la fête, l’effet que ça produisait sur lui, la légèreté, l’acuité, la joie, il devenait un autre quand il buvait, plus vif, plus tranchant ; à l’Élysée, il était plus ou moins parvenu à contrôler sa consommation : rien à midi, trois ou quatre verres le soir quand la pression était trop forte, mais quand les médecins avaient annoncé, quelques semaines après sa naissance, qu’Anna avait un handicap, il n’avait plus rien maîtrisé. Elle était atteinte de surdité profonde – séquelle irréversible d’une infection que Hilda avait contractée pendant sa grossesse. Il lui avait fallu plusieurs mois pour encaisser le coup. Lui qui avait élevé sans problème particulier ses trois premiers enfants se trouvait soudain en difficulté. Hilda et lui avaient fait comme ils avaient pu : ils avaient emmené Anna chez les plus grands spécialistes, avaient appris ensemble la langue des signes. Avant son premier anniversaire, Anna parvenait déjà à communiquer avec eux sur ses besoins élémentaires. Lehman avait eu recours à l’alcool pour tenir. Ça avait commencé subrepticement, un verre ou deux à l’apéritif et puis, progressivement, il avait augmenté sa consommation, n’acceptant plus à sa table que des gens qui buvaient autant que lui. Un soir où il s’était retrouvé nez à nez avec sa petite fille qui tapait sa main sur son cœur, visage crispé, pour dire qu’elle avait peur, il avait eu un sursaut de sagesse et il s’était alors imposé une règle temporelle : pas d’alcool en journée mais, le soir venu, il buvait autant qu’il voulait – parfois jusqu’au milieu de la nuit. Il aimait les dîners festifs à dix ou douze où l’on ne comptait pas les verres, et les soirées en solitaire au cours desquelles il pouvait boire sans se refréner ; il appelait parfois ses amis proches ou son ex-femme, Marianne, au bord des larmes, l’alcool le rendait sentimental. Il espérait, sans trop y croire, que personne, à part ceux qui vivaient avec lui, ne remarquait à quel point il était devenu dépendant. Mais son humeur irascible et erratique le trahissait. Il s’absentait, cessait de répondre aux messages au milieu d’un échange, avait des oublis. Il devenait imprévisible, insaisissable : comment avouer que cette instabilité était due à l’alcool ? Le cacher devenait l’une de ses missions principales : il sortait peu, ou seulement dans des lieux de fête pour pouvoir boire sans être remarqué, il pratiquait des sports de manière intensive car son corps, il le savait, le trahirait aussi. Un homme qui n’était pas capable de se contrôler lui-même, comment pouvait-il incarner le pays et le représenter ?
Lehman avait les yeux vitreux et le sourire béat de l’ivresse qui s’ignore. Sophia, sa gouvernante, frappa à la porte de son bureau. »
Extraits
« Et soudain, il y avait eu dans sa vie cette proposition inespérée : incarner le rôle d’une ouvrière de cinquante-sept ans, assassinée par son compagnon. C’était le nouveau projet du réalisateur Romain Nizan dont elle avait adoré les premiers films, un scénario adapté d’un roman qui avait connu un grand succès de librairie. Rien d’étonnant au premier abord sauf que ce roman, À la recherche du désastre, qui avait été publié trois ans plus tôt, avait été écrit par la première épouse de Dan, Marianne Bassani. Hilda avait reçu le scénario par coursier un vendredi à midi — vraisemblablement, Lehman ne savait rien de ce projet et elle ne lui avait pas demandé son avis de peur qu’il ne la dissuade, c’était quand même une mise en abyme assez perverse de lui proposer d’incarner le personnage principal du livre écrit par l’ex-femme de son mari —, et deux heures plus tard elle avait appelé le réalisateur pour lui dire que ce rôle était pour elle. Elle n’avait pas lu le livre à sa sortie, pour se protéger, elle n’avait jamais supporté la complicité qui liait encore Dan et Marianne, elle ne savait même pas à l’époque que les droits avaient été cédés, elle s’en désintéressait totalement. » p. 76
« Il était nostalgique, tout à coup, de ses années de militantisme et d’engagement, des jours de victoire et de gloire, de l’action, surtout, dans les hautes sphères politiques, au temps où il prenait des décisions qui engageaient l’avenir de son pays ; aujourd’hui, sa marge de manœuvre lui paraissait dérisoire ; les choix du quotidien lui rappelaient qu’il ne gérait plus que lui-même, Il ne pouvait pas finir sa carrière de cette façon. Ses anciens camarades de lutte l’avaient délaissé, oubliant jusqu’aux combats qu’ils avaient menés ensemble. Il les entendait faire son autopsie politique dans les médias. L le savait : la vie politique n’est pas faite de gratitude. À l’antenne, la nouvelle présidente évoquait avec gravité ses fonctions, cette confiance qui l’obligeait et l’ambition qu’elle avait pour la France. Lehman avait été ce politique jeune et arrogant, porté par la rage et la force vitale. Il éteignit brusquement le téléviseur, « Le pire, tu vois, ce n’est pas de céder le pouvoir mais d’être remplacé par quelqu’un que l’on méprise. » p. 99
« Dès la lecture, Nizan avait perçu le retentissement médiatique dont bénéficierait le film : le livre écrit par la première femme du président interprété au cinéma par la seconde, toutes deux issues d’un univers d’auteur, c’était gagnant sur sous les tableaux. Mélanie ne s’était jamais remise de cette trahison. Elle avait supplié, menacé Romain. Ce dernier, qui était un peu attaché à elle, comme toujours l’être humain après quelques rapports sexuels satisfaisants, lui avait proposé être la doublure corps, le film contenant de nombreuses scènes de sexe — au cinéma, il valait mieux filmer le corps d’une femme de trente-deux ans que celui d’une actrice de quarante-trois pour représenter une héroïne de cinquante-sept. Mélanie avait accepté : mère célibataire, sans emploi depuis six mois, elle avait besoin d’argent. Nizan continuait de temps à autre à coucher avec elle — son visage n’était vraiment pas parfait mais le corps, si, tout était à la bonne place, dès qu’il la voyait arriver, le cul moulé dans un jean et un débardeur trop petit, les seins énormes sous le tee-shirt serré, il avait envie d’elle, ça le fascinait et le rassurait, cet automatisme dans l’érection. » p. 113
« Je surjouais l’occupation du terrain de la liberté. Le message était clair : j’étais passée à autre chose. Ça, c’était la version officielle. En réalité, sept ans après notre séparation, je me sentais toujours engluée dans le souvenir de cet amour, je n’avais pas fait totalement le deuil de notre complicité, de notre unité familiale, je m’étais moi aussi raconté une histoire dans laquelle son mariage avec Hilda n’était qu’une parenthèse, et la naissance de leur enfant un accident, parce que tout en lui me manquait : notre connivence intellectuelle, son intensité, son rire, cette cérébralité abrasive, son sens politique, sa combativité, son amour. Et le sexe avec lui. » p. 145
« Tu n’imagines pas la violence des rapports, au pouvoir. Je trouve les gens très durs avec les hommes politiques, ils ont choisi un métier d’intérêt public, ils donnent tout, ils s’en prennent plein la gueule.
— Je n’ai aucune estime pour lui, il a détruit la gauche. Il n’a rien fait de ce qu’il avait promis, c’est un traître.
— Tu devrais être content, il n’a pas été réélu.
— Son erreur, ça a été de se représenter. Quand le peuple te dit une fois qu’il ne veut pas de toi, il ne faut pas le redemander en mariage. » p. 168
À propos de l’autriceKarine Tuil © Photo DR Caradisiac
Karine Tuil est née le 3 mai 1972 à Paris. Diplômée de l’Université Paris II-Assas (DEA de droit de la communication/Sciences de l’information), elle prépare une thèse de doctorat portant sur la réglementation des campagnes électorales dans les médias en écrivant parallèlement des romans. En 1998, elle participe à un concours sur manuscrit organisé par la fondation Simone et Cino Del Duca. Son roman Pour le Pire y est remarqué par Jean-Marie Rouart, alors directeur du Figaro littéraire. Quelques mois plus tard, son texte est accepté par les éditions Plon qui inaugurent une collection « jeunes auteurs ». ‘Pour le pire’, qui relate la lente décomposition d’un couple paraît en septembre 2000 et est plébiscité par les libraires mais c’est son second roman, Interdit, (Plon 2001) – récit burlesque de la crise identitaire d’un vieux juif – qui connaît un succès critique et public. Sélectionné pour plusieurs prix dont le prix Goncourt, Interdit obtient le prix Wizo et est traduit en plusieurs langues. Le sens de l’ironie et de la tragi-comédie, l’humour juif se retrouvent encore dans Du sexe féminin en 2002 – une comédie acerbe sur les relations mère-fille, ce troisième roman concluant sa trilogie sur la famille juive. En 2003, Karine Tuil rejoint les Éditions Grasset où elle publie Tout sur mon frère qui explore les effets pervers de l’autofiction (nommé pour les Prix des libraires et finaliste du prix France Télévision). En 2005, Karine Tuil renoue avec la veine tragi-comique en publiant Quand j’étais drôle qui raconte les déboires d’un comique français à New-York. Hommage aux grands humoristes, il obtient le prix TPS Star du meilleur roman adaptable au cinéma. En 2007, Karine Tuil quitte le burlesque pour la gravité en signant Douce France, un roman qui dévoile le fonctionnement des centres de rétention administrative (en cours d’adaptation au cinéma par Raoul Peck). Karine Tuil a aussi écrit des nouvelles pour Le Monde 2, l’Express, l’Unicef et collaboré à divers magazines parmi lesquels L’Officiel, Elle, Transfuge, Le Monde 2, Livres Hebdo. Elle écrit actuellement des portraits de personnalités du monde économique pour Enjeux les Échos. Son septième roman, La domination, pour lequel elle a reçu la Bourse Stendhal du ministère des Affaires étrangères a été publié chez Grasset en septembre 2008 (sélection prix Goncourt, prix de Flore). Il paraît en livre de poche en août 2010. Son huitième roman Six mois, six jours, paraît en 2010 chez Grasset . A l’occasion de la rentrée littéraire 2010, Grasset réédite son deuxième roman Interdit (prix Wizo 2001, sélection prix Goncourt). Six mois, six jours a été sélectionné pour le prix Goncourt, Goncourt des lycéens et Interallié. Il a obtenu en 2011, le prix littéraire du Roman News organisé par le magazine styletto et le Drugstore publicis. Son neuvième roman intitulé L’invention de nos vies est paru en septembre 2013 à l’occasion de la rentrée littéraire aux éditions Grasset pour lequel elle a été parmi les 4 finalistes du prix Goncourt. Il est traduit en Hollande, en Allemagne, en Grèce, en Chine et en Italie. Il a connu un succès international et a été publié aux États-Unis et au Royaume-Uni sous le titre The Age of Reinvention chez Simon & Schuster. Le 23 avril 2014, Karine Tuil a été décorée des insignes de chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par Aurélie Filippetti, Ministre de la Culture et de la Communication. Le 23 mars 2017, Mme Audrey Azoulay, Ministre de la Culture et de la Communication lui décerne le grade d’officier de l’Ordre des Arts et des Lettres. Son dixième roman L’insouciance est paru aux éditions Gallimard en septembre 2016. il a obtenu le prix Landerneau des lecteurs 2016, a été sélectionné pour divers prix littéraires parmi lesquels le prix Goncourt, le prix Interallié, le Grand prix de l’Académie Française. Traduit en plusieurs langues, il a obtenu le prix littéraire de l’office central des bibliothèques. Les choses humaines, paru en 2019, a été couronné par le Prix Interallié et le Prix Goncourt des lycéens avant d’être adapté au cinéma en 2021 par Yvan Attal. Après La décision (2022) et Kaddish pour un amour, son premier recueil de poésie paru en 2023, La guerre par d’autres moyens est son treizième roman. (Source: karinetuil.com / éditions Gallimard)
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