Soulignons également la grande qualité de la version audio du livre. Grâce à Anatole de Bodinat, qui a parfaitement saisi l’univers du roman, le suspense est total jusqu’au dénouement. Une belle réussite !
Où ?
Le roman est situé principalement à Fontainebleau et au Mans.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Et si vous pouviez revivre vos souvenirs les plus précieux à travers leurs parfums ? Cette immersion dans le passé, c’est ce que propose l’entreprise Fragrancia à une poignée d’élus grâce à la SVM, une substance psychotrope. Mais tandis que des filières illégales se multiplient, Fragrancia est contrainte de rendre son activité secrète.
Officiellement, Hélias, 24 ans, est aromathérapeute. En réalité, il se forme à devenir un olfate de Fragrancia, ces savants capables de traduire un souvenir en formule chimique. Qui aurait cru que l’hypersensibilité dont il souffre lui permettrait de développer un odorat hors du commun ? Mais quand il croise la route de Nora, bras droit de la fondatrice, prête à tout pour défendre les intérêts de Fragrancia comme les siens, Hélias se retrouve mêlé à une enquête policière et découvre bientôt que le crime aussi a une odeur…
Les critiques
Babelio
Harper’s Bazaar (Téa Antonietti)
Confidentielles
Audiolib (Entretien avec l’auteur)
Le Pavillon de la littérature (Apolline Elter)
Blog Dans la bibliothèque d’Anne
Blog Des plumes et des livres
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Les premières pages du livre
PROLOGUE
— Vous auriez un verre d’eau ? demanda le patient, qui semblait maintenant tout petit, ratatiné au fond de son fauteuil.
Hélias, qui faisait sautiller sa jambe d’excitation, se tourna vers Alain. D’un signe de tête, son mentor indiqua son accord, et le jeune homme bondit vers la fontaine à eau. Un gobelet vide et un soupir de contentement plus tard, le patient se sentait enfin prêt. Hélias retrouva sa chaise et son akathisie. Cette compulsion, qu’il avait maintes fois tenté de contrôler, s’accentuait lorsqu’il était en état de stress. C’est-à-dire à peu près tout le temps.
— Allez-y, monsieur Durin, je vous en prie, vous pouvez commencer, encouragea Alain en regardant le vieil homme, le crayon suspendu au-dessus de la feuille.
Celui-ci s’enfonça plus profondément encore et ferma les yeux.
— Aujourd’hui, j’aimerais revoir la classe de mon maître d’école. Un sacré personnage. À la fois drôle et exigeant. Il nous accueillait sur le perron, dans sa blouse grise, droit comme un piquet. Elles étaient comment ses lunettes, déjà ? Rondes. Non, carrées.
Un instant, le visage du patient se crispa.
— Je ne sais plus bien, mais ça lui donnait l’air sévère. C’était pourtant le plus jovial des professeurs. Sans cesse à plaisanter. Mais on le respectait. Oh, ça oui. Maintenant, les choses se perdent. Mon petit-fils tutoie même ses enseignants. Ça ne serait certainement pas arrivé de mon temps…
— Monsieur Durin, n’oubliez pas les déclencheurs olfactifs, l’interrompit Alain. Il est crucial que vous nous fournissiez plus de précisions sur l’environnement. Ces détails sont essentiels pour obtenir une reconstitution fidèle.
L’homme âgé passa une main fendillée de rides sur son visage concentré et reprit :
— Lorsque l’on entrait, deux par deux (il mima la scène en balançant son bras d’avant en arrière), je faisais toujours en sorte d’être à côté de Louis. C’était mon meilleur ami. Je vous en ai déjà parlé. Mais si. Celui qui est parti dans son sommeil, il y a environ un an. Moi aussi, je voudrais tirer ma révérence comme ça.
Avec douceur, Alain rappela son patient à l’ordre.
— Excusez-moi, c’est de fermer les yeux, ça me rend bavard. Je disais quoi ? Ah oui ! Avec Louis, quand on entrait dans la classe, on montait sur l’estrade pour récupérer la poussière de craie qui jonchait les planches en dessous du grand tableau noir, puis on allait essuyer nos mains blanches dans le dos des élèves. On se marrait bien. Ça mettait les autres dans tous leurs états.
À la mention de cette anecdote, Alain leva un sourcil et s’empressa de coucher sur le papier les substances chimiques odorantes. Sans le savoir, le patient venait de débloquer la séance. Le cashmeran évoquerait à merveille l’ardoise minérale du tableau. Le plancher ciré serait rappelé par un accord phénylacétate de méthyle et cédrol. Et pourquoi pas du maritima ? Non. Alain ratura la dernière matière première. Trop aqueuse, trop marine. Pas assez sèche et poussiéreuse. L’iris nitrile, voilà ce qui figurerait cette odeur de craie blanche qui chatouille le nez. Le praticien n’en avait pas fini pour autant. Tandis que le vieil homme, lancé dans une description désordonnée de son souvenir, continuait de dépeindre cette classe lointaine, Alain listait, décortiquait et traduisait chaque divagation. Des souliers en cuir par-ci, l’effluve froid de l’encrier par-là, il transformait l’information en matière première et posait le nom des essences sur sa feuille.
Satisfait de ses notes, il fit signe à Hélias de s’approcher. Le jeune homme attrapa la liste, contourna le bureau et préleva dans une armoire toutes les fioles indiquées. Sans un bruit, il traversa la pièce et s’assit devant un plan de travail situé derrière le patient, toujours en proie à ses pérégrinations. Là, l’assistant olfate mélangea les différents composants dans un bécher posé sur une balance de précision.
— C’était une école de garçons. On devait attendre la fin de journée si on voulait voir les filles. Je me souviens que j’avais une petite amie. Elle partageait avec moi ses bonbons Zan. Une gentille gamine.
Hélias s’interrompit et redressa la tête en direction d’Alain. Les bonbons Zan : venait-il de mentionner la réglisse ? Le praticien, qui avait relevé la réaction de son assistant, lui sourit en signe d’approbation. Hélias se leva d’un bond et retourna à l’armoire. Pour parfaire l’atmosphère olfactive du souvenir, cet aspect devait figurer en trace dans la formule. Malgré ses facettes vertes et cuirées, l’isobutyl quinoléine conviendrait.
Une fois le mélange terminé, il le dilua dans la SVM, introduisit le tout dans un nébuliseur et le remit à Alain. Ce dernier attendit tranquillement que son patient finisse son histoire, avant de lui demander.
— Vous êtes prêt ?
Les lèvres tremblotantes du vieil homme lâchèrent un « oui » à peine audible. Alain appuya sur le bouton marche du dispositif et les premières volutes de vapeur s’élevèrent depuis la fente. Il tendit l’appareil au patient.
— Il est temps pour vous de retrouver votre passé, sourit-il.
Sans attendre, celui-ci porta l’objet à son nez et prit une grande inspiration. Une fraction de seconde suffit à ses cellules olfactives pour capter les molécules odorantes qui flottaient dans l’air. L’instant d’après, le souffle coupé, il lui sembla tomber dans le vide. Un plongeon dans les limbes de sa mémoire, un voyage là où personne ne s’aventure : l’oubli. Il était en immersion totale dans les méandres de son cerveau. Le mélange ne faisait pas seulement remonter les souvenirs, mais aussi toutes les émotions et les sensations passées.
L’insouciance, la légèreté et la candeur de l’enfance. Il aurait été incapable de se rappeler quand il les avait ressenties pour la dernière fois. Un jour, elles avaient simplement disparu de ses perceptions.
Alors que son hypothalamus digérait l’information olfactive, son corps s’embrasa. Une explosion d’anecdotes, toutes plus lumineuses et précises les unes que les autres, refirent surface. Des détails qui lui semblaient perdus depuis si longtemps. Les grimaces de son professeur lorsqu’une réponse était fausse ; les doigts boudinés des élèves qui s’agrippaient à son col quand ils découvraient l’affront poussiéreux ; les lacets toujours défaits de Louis. Louis et son rire qui rebondissait contre les murs de la cour de récréation. Louis et ses genoux égratignés, pleins de terre et de sang. Une irradiation chaude emplit le ventre du vieil homme. Il était euphorique, extatique. Il était à nouveau ce gamin. Fini ce corps flétri, ce corps que le passage inéluctable du temps avait rabougri et courbé. Il se sentait soudain éternel, impétueux et brave, comme seuls peuvent l’être les enfants. Le torse bombé face à l’avenir, défiant de son regard malicieux le monde qui s’offrait à lui. Si jeunesse savait et si vieillesse pouvait… Non. Il piétinait de ses souliers d’écolier l’adage. Si vieillesse se souvenait de ce que jeunesse était. Son âme entière se gorgea de plaisir. Les larmes coulaient le long de ses joues déjà sillonnées par les années. Il était à la fois vide et plein, présent et si loin.
Peu à peu, les effets de la SVM s’estompèrent, emportant avec eux les réminiscences de sa vie d’avant. L’espace d’un instant, son enfance lui avait rendu visite. Lorsqu’il rouvrit les paupières, les parfums de son passé s’étaient évanouis. Il avait la gorge sèche et les yeux mouillés. Alain, qui se trouvait à ses côtés, posa une main réconfortante sur son épaule :
— Bon retour parmi nous.
1.
Quelques heures plus tard, Hélias raccompagna vers la sortie le dernier patient de la journée. Peu au fait de la politique locale, il avait cependant reconnu le maire du Mans, grâce aux affiches placardées un peu partout dans les rues de la ville, mais avait mis un point d’honneur à traiter l’élu comme un parfait inconnu. Son mentor lui avait appris à alimenter la plus stricte des discrétions : « Plus ils abandonneront ce qu’ils sont aujourd’hui, plus ils se souviendront de ce qu’ils étaient hier. » Un aphorisme partagé lors de leurs rendez-vous rituels du vendredi soir, le seul moment de la semaine où Alain s’autorisait un verre d’alcool. Hélias prenait plaisir à l’accompagner, d’autant que, généreux en rumeurs et ragots, Alain lui révélait les nouvelles les plus fraîches de l’industrie, perfectionnant sa formation informelle. Mais ce jour-là, Hélias dut faire l’impasse. Son départ pour le centre olfactif était prévu pour le lundi, et il avait à cœur de laisser derrière lui une paperasserie à jour.
Située aux premier et deuxième étages d’un immeuble de caractère, cette antenne de Fragrancia n’était administrée que par eux deux, un effectif restreint qui obligeait Hélias à être sur tous les fronts. Il nettoya la verrerie, vérifia les quantités des atmosphères et des matières premières, s’assura du bon fonctionnement des nébuliseurs, compléta l’agenda et envoya un rapport détaillé des niveaux de SVM au siège. La maison-mère, responsable de la fabrication du produit, de sa distribution et de son exploitation, encadrait avec la plus grande rigueur son usage. Essentiel aux séances de transe olfactive, ce psychotrope était la clef de voûte de toute l’entreprise. La moindre anomalie dans les comptes rendus aurait engendré une situation des plus compliquées pour l’officine et pour Alain.
Le reste de l’heure fut employé à mettre à jour les fiches des patients dans la base de données. Un à un, Hélias recensa tous les souvenirs odorants de la semaine et les répertoria par nombre d’occurrences. À son grand étonnement, « promenade sur la plage », qui était revenu plus de cinq fois ce mois-ci, n’était pas référencé dans la bibliothèque des accords prêts-à-sentir. Il le signalerait à Alain avant de partir. Enfin, il ajouta l’atmosphère de la classe d’antan à la fiche de M. Durin. Un patient attendrissant. Il parlait beaucoup, se dispersait encore plus, mais ses séances de souvenirs olfactifs renfermaient toujours cette poésie qui se cache dans le banal.
Une fois la totalité des tâches effectuée, il s’autorisa une pause dans la salle d’attente déserte. Bientôt, Alain le renverrait chez lui. Il en profiterait pour finir de nettoyer sa chambre avant le grand départ. Une pensée anxieuse se forma dans son esprit fatigué. Et s’il n’était pas à la hauteur de sa période d’essai ? Fragrancia n’aurait d’autre choix que de le congédier. Est-ce qu’Alain lui en voudrait ? Non, impossible. Cet homme ne souhaitait que son bonheur. Hélias souffla et renversa la tête en arrière. Au bout de quelques secondes, la position lui blessa la nuque. Il se redressa et parcourut du regard la pièce dans laquelle il se trouvait. Elle était rectangulaire, haute de plafond et baignée de lumière grâce aux deux larges fenêtres, mais se distinguait d’une salle d’attente ordinaire par la quantité de bric-à-brac en tout genre qui l’occupait. Il faudrait qu’il reprenne le tri, à l’occasion. On pouvait à peine se frayer un chemin là-dedans.
Alain était un collectionneur compulsif. Il gardait tout. Des piles de journaux hautes comme des hommes à genoux s’érigeaient çà et là sur les parquets anciens, comme des carottes sédimentaires, témoins des ères successives. D’imposants vases, remplis à ras bord de stylos promotionnels, occupaient une place centrale et, partout aux murs, étaient placardées des centaines de cartes postales provenant du monde entier. Hélias soupçonnait les patients de prendre un malin plaisir à les envoyer juste pour voir où cesserait la fièvre collectionneuse. Pour l’instant, elle se répandait jusque dans les toilettes, mais il craignait que ça ne s’arrête pas là. Une fois, alors qu’il était invité à boire le café chez son mentor, il avait découvert un tiroir truffé de boîtes à camembert. De temps en temps, et de concert avec Claudine, la femme d’Alain, il faisait du tri dans ses affaires, sans que ce dernier ne s’aperçoive jamais de rien.
Hélias ferma les paupières. Avec le stress du départ, il ressentait le besoin de faire le vide à l’intérieur de lui. Il prit une grande inspiration et laissa ses émotions s’écouler, un exercice qu’il avait l’habitude de pratiquer lorsqu’il se sentait anxieux. Soudain, la sonnette de l’entrée perça le silence. Dans un sursaut exagéré, Hélias s’arracha du fauteuil et beugla en direction du bureau d’Alain qu’il s’en chargeait.
Quand il ouvrit la porte, il découvrit deux molosses vêtus de noir, des chaussures à la casquette. Ils avaient même fourni l’effort de garder leurs lunettes de soleil dans le bâtiment. L’apprenti olfate reconnut immédiatement l’accoutrement monochrome.
— Déclinez votre identité, lui ordonnèrent-ils.
— Hélias Révol, assistant d’Alain Fisson, obtempéra-t-il en se massant la nuque.
D’un doigt lourd, le plus petit des deux fit défiler les noms sur l’écran de son appareil avant de relever la tête. La sentence tomba :
— T’es pas homologué. Pousse-toi.
Ce dernier força le passage de l’épaule et son comparse, véritable géant, lui emboîta le pas. Une mallette en aluminium était menottée à son épais poignet.
— Où est l’olfate Fisson ? aboya le premier en scannant les alentours par-dessus ses montures noires.
— Dans son bureau.
— T’attends quoi ? Va le chercher.
Ébranlé par la dureté de l’injonction, Hélias s’immobilisa.
Le colosse derrière déboutonna sa veste. Dans sa confusion, le jeune homme confondit l’étui à lunettes fixé à sa ceinture avec un holster en cuir. Sa respiration s’accéléra et il recula d’un pas. Le type, comblé qu’on prenne enfin son accessoire au sérieux, afficha un large sourire. Avec son air de vaquero sur le retour, le genre qu’on ne sélectionnerait même pas pour un western spaghetti, Hélias interpréta le rictus comme une menace. Sa vision se rétrécit et son souffle devint court et chaud. La peur se répandait en lui. Les émotions d’Hélias avaient la particularité d’être si violentes qu’elles provoquaient souvent des crises. Il allait, une fois de plus, perdre le contrôle. C’était une certitude. Cette pensée fugace ne fit qu’empirer la situation. Une tumeur d’anxiété se plaqua contre son sternum. Tout ce qu’il cherchait pourtant à éviter. Il tira un jeton en métal de sa poche et le tritura. « Lâche prise, lâche prise », murmura-t-il silencieusement en fermant les yeux.
— C’est mon étui à lunettes tactiques qui lui fait cet effet ? Eh bah. Toi qui me traitais de beauf.
Son compagnon haussa les épaules.
— Regarde-le. Il est surtout ravagé.
— Ça suffit, intervint Alain en sortant de son bureau.
Les deux coursiers s’arrêtèrent net.
— Olfate Fisson, nous avons des ordres stricts. Il nous…
— Taisez-vous, tonna-t-il.
Il leva les bras, faisant apparaître, au niveau du poignet, le tatouage d’une rose parée de quatre épines.
— Et laissez mon assistant tranquille, reprit-il plus calmement.
Il fouilla dans son portefeuille et leur tendit une carte noire qu’ils s’empressèrent de contrôler.
— Je ne sais pas où Cornélia vous recrute, mais il va falloir que je lui touche deux mots des critères de sélection.
Alain leur donna un code à cinq chiffres. Un cliquetis métallique plus tard, les menottes s’ouvrirent et la mallette lui fut léguée. L’olfate s’assura de l’intégrité des bandelettes de scellages collées contre la fente avant de congédier les deux hommes d’un geste impatient. Hélias recouvrait peu à peu ses esprits.
— Tu t’es très bien débrouillé, le rassura Alain. Tu ne t’es pas laissé submerger.
Il ferma sa main sur celle d’Hélias, stoppant net l’agitation frénétique du jeton. Le jeune homme fourra la pièce dans sa poche et détailla la mallette. Il écarquilla les yeux. Il n’avait jamais vu de serrure biométrique auparavant. Alain ricana.
— Nouveau protocole. Elle ne répond qu’à mes empreintes. Gros orteil qui plus est. Au cas où on voudrait me couper la main. (Il agita les doigts.) Je ne sais pas où ils trouvent toutes ces idées. Tu devines ce qu’il y a dedans ?
— De la substance volatile mémorielle, j’imagine, répliqua le jeune homme sans cacher son admiration pour le précieux fluide.
Alain acquiesça.
— Allez. Viens m’aider à ouvrir ce machin ! Deux cerveaux ne seront pas de trop !
2.
Au même moment, à quelques centaines de kilomètres, une berline noire rutilante se garait dans une rue non loin de l’hôtel de ville. Le chauffeur coupa le contact, rabattit le pare-soleil et jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. À l’arrière, sa supérieure était plongée dans la lecture d’un article.
— Nous sommes arrivés, madame.
Nora releva la tête et observa les alentours. Rien n’indiquait qu’ils étaient à Melun. Elle dut le croire sur parole.
Elle sortit un miroir de poche et vérifia sa mine. Radieux, son visage de jeune trentenaire ne trahissait pas la fatigue accumulée depuis qu’elle occupait son poste. Seuls quelques cernes ombrageaient le dessous de ses yeux. « Ils sont l’apparat des gens qui travaillent », lui avait assuré un jour sa mère. Nombre de ses collègues avaient présagé qu’elle vieillirait avant l’heure sous les ordres de l’excentrique directrice de Fragrancia. Après un quinquennat de bons et loyaux services, elle conclut en s’inspectant qu’ils pouvaient tous remballer leurs prophéties. Nora fourra le miroir dans son cabas et sortit du véhicule.
— J’en ai pour une vingtaine de minutes, François, n’hésitez pas à aller faire un tour, lança-t-elle au chauffeur avant de claquer la portière.
En cette fin d’après-midi, le centre-ville piquait déjà du nez. Une poignée de passants, touristes désorientés, bravaient cette ambiance apathique. Ces effrontés finiraient par rentrer dans le rang. Les uns après les autres, les commerçants de la rue du Général de Gaulle baissaient des rideaux métalliques aussi fatigués qu’eux. Non loin, après avoir fouillé la ville de fond en comble, l’Almont retrouvait enfin la Seine.
La jeune femme jeta un œil à son portable. Pile à l’heure. Alors qu’elle franchissait la grille, un employé de mairie la prévint que le parc fermait bientôt. Elle le remercia et poursuivit sa route.
Le point de rendez-vous, un arbre solitaire près d’un banc, se dessinait devant elle. Ali Abbad, officier de police judiciaire, lui avait envoyé la description du lieu par message quelques heures plus tôt. Même ses talons qui crissaient contre le chemin gravillonné semblaient ricaner de la situation. Toute cette mise en scène ne ressemblait pas à l’enquêteur.
Au loin, elle le vit écraser sa cigarette contre les lattes en bois et fourrer le mégot dans sa poche avant de se lever pour aller à sa rencontre. Il était mal rasé, débraillé, comme s’il n’était pas rentré chez lui depuis plusieurs jours. Un long trench-coat au col remonté jusqu’aux yeux aurait parfait le cliché. Arrivé à son niveau, il trébucha et laissa échapper un dossier.
— Ça va ?
Nora se baissa pour l’aider à ramasser les feuilles éparpillées par terre.
— Désolé.
En se relevant, Ali charria au nez de la jeune femme la fougère moderne qu’il achetait en grande surface depuis ses vingt ans. Ce cocktail lavande, mousse de chêne, coumarine et clope était sa signature olfactive. Son élément distinctif principal. Après l’avoir époussetée de sa manche, il lui tendit la chemise.
— J’ai encore une fois besoin de vous.
Il se ralluma une cigarette et lui présenta le paquet. Elle refusa.
La convocation concernait une histoire de viol en soirée. En survolant les pages du dossier, Nora apprit que les souvenirs de la femme à l’origine de la plainte lui faisaient défaut. Elle échouait à chaque tentative de décrire son agresseur. Quelques échos liés aux sévices lui revenaient sporadiquement et déclenchaient des crises d’angoisse. Un état post-traumatique jugé habituel par le psychologue chargé de l’accompagnement des victimes. Les interrogatoires menés sur les jeunes hommes présents à la soirée n’avaient rien donné : personne n’avait vu quoi que ce soit. Une véritable réunion de malvoyants. L’unique certitude de tout le compte rendu ? La PJ ramait sévère.
— Avec ce qu’il se passe en ce moment chez Fragrancia, j’ai peur de devoir décliner toute nouvelle mission.
Nora voulut restituer le dossier à l’officier, mais il ne l’accepta pas.
— Je me débrouillerais autrement si j’avais le choix. Le procureur refuse de continuer l’enquête si vous n’intervenez pas pour valider la piste.
— Quelle piste ?
— Un suspect. Il vous suffit de confirmer nos doutes.
— Je suis désolée, mais nous ne pouvons pas vous venir en aide.
Elle avait évité d’employer un ton compatissant. Être jugé théâtral dans ce genre de moment était tout sauf productif.
Ali sortit son téléphone portable.
— La semaine dernière, des collègues de Marseille m’ont envoyé des photos d’une saisie.
Nora lui attrapa le cellulaire des mains et décortiqua chaque image. On pouvait y voir le démantèlement d’un laboratoire clandestin. Des hommes aux uniformes floqués de l’écusson de la brigade des stupéfiants posaient à côté de grands bidons bleus. Elle se demanda s’ils souriaient derrière leurs masques FFP2.
— Combien ?
— Cent litres. De la très mauvaise qualité. La moitié des consommateurs s’intoxiquaient avec cette SVM frauduleuse. Mes collègues ont fini par les interroger directement dans leurs chambres d’hôpital. Mais pas d’inquiétude. On a fait comme pour les fois précédentes. Tout a été détruit et on a collé d’autres chefs d’accusation aux apprentis-chimistes. Ils sont partis au trou pour un bon bout de temps.
Ali récupéra son téléphone.
Nora trouvait la tentative grossière et ne manqua pas de le faire savoir à l’agent. Menacer l’entente entre la police et Fragrancia relevait du ridicule. Bien sûr, l’entreprise avait besoin d’eux pour garder son activité secrète, mais les forces de l’ordre auraient beaucoup à perdre si elles devaient se passer de leurs services.
— Ne commençons pas à tomber dans l’intimidation de bas étage, voulez-vous ? Personne n’y gagnerait.
Nora rendit le dossier. Il fut accepté cette fois.
— Dès que l’agenda nous le permettra, vous pourrez de nouveau compter sur notre collaboration.
Les deux marchèrent en silence sur plusieurs mètres. Les températures baissaient à mesure que le jour déclinait et, entre deux bouffées de cigarette, Abbad souffla sur ses mains pour les réchauffer.
Tandis que Nora se félicitait intérieurement d’avoir évité l’enfer logistique de cette mission, avec la gestion des olfates, des décrypteurs et les scenarii à inventer, une pensée la perturba.
— Pourquoi cette enquête plutôt qu’une autre ? D’ordinaire, vous ne nous sollicitez jamais pour du fait divers. Entendez-moi, une gamine agressée en soirée, c’est malheureux, mais de là à faire appel à Fragrancia, n’est-ce pas disproportionné ? Surtout quand notre collaboration doit rester officieuse.
Ali tira si fort sur sa cigarette qu’il la consuma intégralement. Il connaissait la victime. Cette information déplut à Nora. Mais au moins, elle comprenait mieux son attitude et ses menaces de flic de série B. Il était émotionnellement impliqué dans cette affaire. Nora se méfiait toujours des sentiments. Surtout chez les autres. Ils excellaient dans l’art de pourrir tout ce qu’ils touchaient.
— Et si la séance avait révélé la responsabilité de votre type mais que vous n’aviez trouvé aucun indice complémentaire ? Vous auriez fait quoi ? Pas besoin de vous rappeler qu’une preuve obtenue grâce à la SVM ne peut apparaître nulle part dans le dossier pénal.
Pour la première fois, les yeux d’Ali quittèrent ses pompes et rencontrèrent les siens.
— Occupez-vous de prouver sa culpabilité. Je me chargerai du reste.
Nora se retint de rétorquer qu’il ne répondait pas à la question. De toute façon, elle se fichait de ce qu’il pouvait bien faire dans ce cas-là, elle ne l’aiderait pas. Soudain, l’agent de la mairie surgit du néant, ou peut-être d’un bosquet.
— Bon, ça suffit maintenant. J’ai déjà prévenu la dame que le parc fermait. Je vais vous demander de libérer les lieux.
Nora s’excusa et ils prirent le chemin de la sortie. Devant la grille, Ali retint Nora par le bras et, dans un souffle chargé de tabac et d’alcool, lui chuchota :
— Étincelle.
La jeune femme eut un mouvement de recul. Elle dut user de toute sa volonté pour ne pas trahir sa stupeur. Sans attendre de réponse, Abbad glissa le dossier dans le sac de Nora et disparut au croisement de la rue Contrescarpe.
— Merde, lâcha-t-elle.
Il la tenait. »
À propos de l’auteur
Paul Richardot © Photo DR
Né en 1992, Paul Richardot a grandi en Mayenne. Diplômé de l’École Supérieure du Parfum à Paris, il compte aujourd’hui parmi les acteurs de l’industrie cosmétique française. Fragrancia est son premier roman. (Source: Éditions JC Lattès).
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