Nage libre

Les Heures de Michael Cunningham. Et une scène qui commence à intriguer les voisins. Se doutent-ils que cette femme qui prend un bain en novembre est engagée dans un processus de reconquête d’elle-même ?
L’explication de son comportement va nous être fournie au fil du récit, par des retours en arrière qui éclairent le passé du couple. Au fur et à mesure des confidences, on découvre qu’il n’ont jamais été vraiment honnêtes l’un envers l’autre. Leur mariage aura plutôt été dû à un concours de circonstances qu’à une histoire d’amour et le beau-père de Kathleen a toujours émis des doutes sur la fidélité de sa bru.
L’image qui symbolise au mieux le drame qui couve, c’est ce Spoutnik 2 en orbite autour de la terre avec la chienne Laika à son bord, condamnée à une mort certaine. La prouesse technologique ne changeant rien à l’issue inéluctable de ce vol. Et voilà comment une histoire de mariage raté dresse aussi le portrait d’une époque, comment un drame intime s’ancre dans un monde plus vaste.
Jessica Anthony choisit de nous livrer les deux versions, celle de Kathleen et celle de Virgil, jouant sans cesse sur la frontière entre l’absurde et le tragique, capturant avec une acuité remarquable les failles de ses personnages. Après Le Convalescent qui nous avait révélé sa finesse d’observation, elle confirme ici la singularité de son regard avec une écriture un peu plus mélancolique qui permet au mieux d’explorer les silences d’une vie conjugale figée dans les conventions.
L’utilisation d’un narrateur à la troisième personne permet en outre une relative neutralité qui offre au lecteur la possibilité de se faire son propre jugement.
Roman d’une grande subtilité, où chaque mouvement dans l’eau résonne comme un cri retenu, cette nage libre n’est pas une fuite en avant, mais un besoin d’exister autrement. Un instant suspendu, un moment de grâce, avant peut-être de replonger dans de nouveaux tourments.

Nage libre
Jessica Anthony
Éditions du Cherche-Midi
Roman
Traduit de l’américain par Claro
144 p., 18 €
EAN 9782749181943
Paru le 9/01/2025

Où ?

Le roman est situé aux États-Unis, à Newark, Delaware et Wilmington. On y cite aussi Rhode Island, Pawtucket, Big Sur et Monterey.

Quand ?

L’action se déroule en novembre 1957.

Ce qu’en dit l’éditeur

Il suffit d’un seul jour pour défaire toute une vie.

1957. Les Russes viennent de lancer leur Spoutnik dans l’espace, au grand dam des Américains. Mais ce n’est pas le seul sujet d’inquiétude au pays de l’oncle Sam. Femme au foyer, Kathleen Beckett fait soudain preuve d’un étrange comportement. Après avoir décidé d’aller se baigner dans la piscine de sa résidence, une piscine où personne ne va jamais, elle se met en tête d’y rester jusqu’à nouvel ordre. Son mari a beau insister – on est en novembre… – rien n’y fait, Kathleen s’obstine à ne pas réintégrer le quotidien du couple.
À partir d’une situation insolite – une femme refuse de sortir de sa piscine – Jessica Anthony tisse un portrait doux-amer de la middle-class américaine des années 1950 et nous fait voyager dans deux psychés peinant à trouver l’harmonie : celle d’une femme ayant renoncé à ses rêves et celle d’un homme ne sachant plus où il en est. Elle nous offre ainsi une radiographie d’une précision rare des rapports conjugaux jusque dans leurs plus intimes secrets.


Les critiques

Babelio 
Transfuge (Damien Aubel) 
Blog Mes p’tits lus 
Blog Sélectrice 
Blog Mademoiselle lit 
Blog Ana lire 

Les premières pages du livre

« 1
KATHLEEN BECKETT eut un réveil difficile. C’était un dimanche de novembre. Il faisait chaud pour la saison. Elle repoussa les couvertures, roula sur le dos, défit le nœud de sa robe de chambre. Elle n’irait pas à l’église, déclara-t-elle à Virgil, son mari, mais inutile de s’inquiéter. Ils n’avaient qu’à y aller sans elle.
Virgil hésita. Cela faisait six mois à présent qu’ils se rendaient à l’église, et sa femme n’avait encore jamais raté un service. « Tu es sûre que ça va, chérie ? » demanda-t-il en nouant sa cravate.
Kathleen, Kathy pour ses amis, Katie quand Virgil se montrait tendre, hocha la tête. « Je vais très bien, dit-elle. Je n’aurais pas dû dormir dans cette flanelle. Vas-y. On se verra à votre retour. »
Virgil embrassa sa femme sur le front. Leurs fils, Nicholas et Nathaniel, attendaient sur le seuil de la chambre. « Votre mère est patraque, leur dit-il. Allez vous habiller tout seuls. »
Les garçons regardaient fixement leur mère.
« C’est quoi son problème ? » dit Nicholas.
Virgil le fusilla du regard. « Votre mère est patraque, d’accord ? Laissez-la tranquille. »
Les garçons se retirèrent dans leur chambre et mirent leur costume du dimanche. Virgil prépara le petit déjeuner, puis entassa tout le monde dans la Buick Bluebird ’57 familiale flambant neuve et prit la direction de l’église presbytérienne. L’église en question se trouvait à une vingtaine de kilomètres d’Acropolis Place, la belle résidence en forme de pentagone située dans la banlieue de Newark, Delaware, où les Beckett habitaient depuis le mois de mai, depuis que Virgil travaillait pour Equitable Insurance, à Wilmington.
C’est Kathleen qui avait trouvé l’endroit. Ce n’était qu’un appartement, mais il était neuf, tout moquetté de vert, avec pour caractéristique une cheminée à gaz qui s’allumait au moyen d’un interrupteur. Il y avait un réfrigérateur, des étagères allant du sol au plafond pour ranger ses romans et ses livres de cuisine. Dans le salon, une porte vitrée coulissante donnait sur un balcon blanc en fer forgé d’où l’on avait vue sur un petit bassin en forme de haricot dont personne ne semblait profiter depuis que les Beckett s’étaient installés ici.
Peu importait à Virgil où ils vivaient tant que Kathleen était heureuse, mais il avait dû accepter un salaire moindre en allant travailler pour Equitable. Leur maison de Rhode Island était partie quasiment au même prix qu’ils l’avaient payée dix ans plus tôt. Il espérait qu’ils ne resteraient pas longtemps dans cet appartement.
Après Noël, se disait-il, ils pourraient commencer à chercher une maison à Wilmington, mais en attendant la famille parcourait chaque dimanche la vingtaine de kilomètres la séparant de l’église presbytérienne pour écouter le révérend Underhill disserter avec le même flegme sur Jésus et les repas partagés.
Souvent, après le service, Virgil et les autres employés d’Equitable s’attardaient sur un carré de pelouse devant l’église, vêtus de leur costume repassé et coiffés de leur feutre, pour fumer et parler affaires, famille, loisirs, tandis que les femmes, engoncées dans leur crinoline, s’attardaient dans le vestibule pour causer avec le révérend, avant de consacrer leur après-midi à la cuisine et aux cocktails. Aujourd’hui, le temps, inhabituellement chaud pour la saison, poussa tout le monde à fuir le plus vite possible l’église presbytérienne, et le révérend resta là à regarder ses ouailles s’entasser hâtivement dans leurs voitures, en se demandant ce qu’il avait pu dire pour qu’ils détalent ainsi.
Virgil Beckett fut le premier à franchir la porte de l’église. Les accords majeurs du dernier hymne résonnaient encore dans la nef quand il demanda à voix basse aux garçons de mettre leur manteau. J’irai voir d’abord comment va Kathleen, pensa-t-il. Puis j’appellerai Wooz. Le terrain de golf était forcément ouvert par un temps pareil, même s’il n’avait encore jamais joué au golf aussi tard dans la saison.
Il n’y avait presque plus de feuilles sur les arbres.
Virgil avait pensé à sa partie de golf pendant tout le sermon et n’avait aucune idée de ce que le révérend Underhill avait dit. Ayant grandi en Californie, il appréciait l’été indien, et se voyait déjà en chemisette et pantalon, en train de faire un swing, avec la sensation de la sueur dégoulinant dans son dos. Il imaginait l’odeur de l’herbe chaude et brune sous ses pieds, la présence du soleil de novembre dans le ciel. Aussi, tout en se dirigeant d’un bon pas vers la voiture avec les garçons, il se demanda non sans inquiétude si le green serait ouvert et, au cas où il le serait, si les employés auraient pris la peine de le ratisser et le tondre.
« C’est parti », dit-il, et les garçons s’entassèrent à l’arrière de la Bluebird.
Virgil jeta un coup d’œil à ses fils dans le rétro. Ils n’avaient pas dit grand-chose ce matin et étaient avachis sur la banquette. Ils avaient déjà ôté leurs manteaux. Leurs visages étaient roses et luisants.
« Ça va, les gars ? demanda-t-il.
— On n’aime pas les habits du dimanche », dit Nicholas.
Nicholas, le plus jeune des deux, parlait souvent pour son frère et lui.
« On est presque arrivés, dit Virgil. Une fois à la maison, vous pourrez vous changer et sortir. C’est pas un temps magnifique, ça ? Vous voulez pas jouer au base-ball ou je ne sais quoi ? Faire un jeu ? »
Les garçons ne répondirent pas.
Virgil actionna le clignotant gauche de la Bluebird. La voiture cliqueta, et ils attendirent.
Virgil se demanda soudain si Kathleen n’était pas enceinte.
Il ignorait pourquoi il n’y avait pas pensé avant. Même si la plupart des femmes renonçaient une fois la trentaine passée, un troisième enfant à son âge n’aurait rien d’inhabituel. La plupart des employés d’Equitable en avaient trois. Mais la prudence était de rigueur : un homme devait veiller à ne pas se charger inconsidérément. Virgil connaissait mal Tom Braddock, mais ce dernier avait quatre enfants et suscitait la jalousie depuis des années. Mais le mois dernier, l’aîné était soudain décédé. Ça s’était passé juste devant chez lui. Une artère bouchée dans le cerveau – ou était-ce le cœur ? la jambe ? Quoi qu’il en soit, le garçon s’était juste écroulé sur la pelouse, et maintenant Virgil considérait Braddock avec méfiance. C’était la pire poisse qui puisse vous arriver, il le sentait, le genre de poisse qui pouvait vous sauter dessus si vous vous en approchiez trop. Le boss de Virgil, Lou Porter, avait dit à Braddock de lever le pied le temps qu’il voulait, à lui de voir, et tout le monde faisait comme si c’était mieux pour Braddock. La vérité, c’est que personne ne supportait plus sa présence.
Virgil se demanda si ça serait une fille. Ça serait une bonne chose pour Kathleen que d’avoir une fille, pensa-t-il. Il était heureux d’avoir des garçons, mais une fillette pourrait tenir compagnie à Kathy d’une façon différente, et il avait peur parfois qu’elle se sente seule avec tous ces hommes dans la maison.
Quand il arriva enfin à Acropolis Place et gara la Bluebird sous l’auvent, Virgil Beckett vit le bébé aussi clairement qu’il se voyait faire du golf au cours de cette chaude après-midi. Il aida les garçons à descendre, claqua les portières, puis monta rapidement les marches jusqu’à l’appartement 14B et se rendit directement dans la chambre pour voir comment allait sa femme. « Kath ? » fit-il.
Elle n’était pas là.
Virgil resta un moment à contempler le lit. Il était fait au carré.
« Kathleen ? »
Il sortit de la chambre et alla voir dans le salon, la cuisine. Elle n’était nulle part. Il se dit qu’elle était peut-être allée à la pharmacie, quand il entendit Nicholas s’écrier :
« Maman est dans la piscine ! »
Virgil rejoignit ses fils sur le balcon.
Kathleen se tenait à l’extrémité du bassin, dans l’eau jusqu’à la poitrine, ses coudes confortablement posés sur la margelle de béton. Elle portait son vieux maillot de bain rouge, celui du temps de la fac. Il ne l’avait pas vu depuis des années.
« Kathy, lança-t-il en riant. Qu’est-ce que tu fais ? »
Sa femme leva la tête, se protégea les yeux avec une main pour bloquer le soleil. Une cigarette dépassait d’entre ses doigts.
Elle aperçut Virgil et agita la main.
Virgil sortit de l’appartement et descendit dans la cour. Le temps qu’il arrive au bord de la piscine, plusieurs voisins avaient ouvert leur baie vitrée et les observaient depuis la rambarde de leur balcon.
Il s’agenouilla. « Kath, dit-il. Ça va ? »
Mrs Beckett sourit à son mari. « Je vais très bien, dit-elle. Jamais sentie aussi bien, d’ailleurs.
— Qu’est-ce que tu fabriques ici ? »
Kathleen Beckett, Lovelace de son nom de jeune fille, avait été athlète dans sa jeunesse. Elle était grande et, naguère, avait été élancée. Elle avait choisi le tennis, et s’était bien débrouillée du temps de la fac, remportant les tournois interuniversitaires féminins en 1947 et 1948 à l’université du Delaware. Une photo de Kathleen en noir et blanc, en robe de tennis, raquette à la main, était toujours accrochée dans la bibliothèque de la fac.
Son héroïne était Margaret Osborne duPont, la championne nationale actuelle qui, en 1957, avait accumulé trente-trois titres du Grand Chelem, dix Wightman Cups. Margaret Osborne duPont, qui vivait sur un vaste domaine à Wilmington, à tout juste trente kilomètres de Newark, et avait la plus grande endurance que Kathleen ait jamais vue chez une joueuse de tennis. Quand Kathleen apprit par le journal que le père de Margaret était mort, elle lui écrivit une longue lettre, pour lui dire à quel point elle l’admirait.
Virgil avait toujours aimé regarder Kathleen jouer. Son long corps flottait sur le court. Son bras droit balayait l’air en un large geste chaque fois qu’elle frappait la balle, et elle émettait parfois un hah ! guttural. Avant la remise des diplômes, Kathleen avait brièvement envisagé une carrière professionnelle – il y avait ce coach, Randy Roman, qui était prêt à la signer quand elle voulait – mais ce n’aurait pas été une vie facile, et Virgil remerciait ce Mr Roman de l’avoir bien précisé. Randy lui expliqua sans détour ce que signifiait vraiment s’entraîner tout le temps, jouer au tennis dans tout le pays – ou, si elle gagnait ici, d’aller jouer en Australie – et Kathleen finit par décliner sa proposition. Elle empocha son diplôme, épousa Virgil et emménagea avec lui à Pawtucket.
Après la naissance des garçons, Kathleen continua de jouer au tennis pour le plaisir. Elle ne gagnait pas toujours – il lui paraissait plus important de laisser ses amies remporter quelques points plutôt que de les battre d’emblée, disait-elle, et en outre elle ne s’était jamais vraiment remise de ses grossesses au niveau du bassin. Elle ne se déplaçait plus aussi vite, ne frappait plus la balle aussi fort. Finalement, elle cessa complètement de jouer, et maintenant Virgil lui répétait chaque jour combien elle était belle.
Dans la piscine, Kathleen abaissa ses avant-bras sur la surface de l’eau et les laissa flotter. Ses cheveux châtains étaient attachés en un nœud humide sur la nuque. Elle agita malicieusement les pieds et Virgil put voir la peau de ses cuisses remuer sous l’eau. Quand ses pieds touchèrent le fond, tout son corps trembla, légèrement.
« J’avais chaud, dit-elle. C’est pour ça que je suis sortie. »
Virgil contempla le ciel bleu et s’inquiéta pour Kathleen. Puis il s’inquiéta pour sa partie de golf. Un mois de novembre chaud était une chose très rare dans le Delaware, et il devait appeler Wooz le plus rapidement possible. Artie Wooz, son collègue le plus ambitieux à Equitable, n’attendait jamais personne, sauf leur patron. À l’égard de Lou Porter, disaient en riant les employés d’Equitable, Arthur Delano Wooz était un puits d’infinie patience.
Il doit faire vingt et un degrés, pensa Virgil, tandis que des oies passaient en V au-dessus de leurs têtes en criant. Était-il midi ?
« Bon sang, Mrs Beckett, dit-il. Tu ne t’es pas encore assez rafraîchie ? »
Kathleen se laissa couler, prit une pleine gorgée d’eau et refit surface, en la recrachant. D’ordinaire, elle riait quand il l’appelait « Mrs Beckett », mais pas aujourd’hui.
« Je fais juste trempette, dit-elle. Nous avons une piscine, après tout, et personne ne s’en sert. Quand on a emménagé ici, on nous a parlé de la piscine. Elle est ouverte, et les garçons n’y vont jamais. Alors j’ai eu envie d’en profiter. »
Elle fit un bond dans l’eau et salua les garçons.
Ils ne lui rendirent pas son salut.
Virgil baissa la voix. « Kathleen, dit-il. Tu es enceinte ? »
Sa femme ferma les yeux. Elle cracha de nouveau de l’eau, tira sur une bretelle de son maillot de bain.
Quand avait-il vu ce maillot pour la dernière fois ? se demanda-t-il. Ça remontait à au moins huit ans. Pas depuis les années 40. Le maillot était démodé, avec une sorte de volant à la taille, et Virgil n’aimait pas la façon dont les fines bretelles entaillaient à présent les épaules charnues de Kathleen, laissant des marques rouges sur sa peau, soulignant ses hanches. Le tissu était si usé qu’il pâlissait autour des seins, et Virgil s’aperçut avec horreur que s’il regardait attentivement, il pouvait distinguer les tétons de sa femme, ronds comme des cœurs de cible.
Le maillot semblait sur le point de se déliter d’un instant à l’autre.
Virgil s’accroupit au bord de la piscine, comme son maître nageur du temps de la fac. À la différence de sa femme, ce n’était pas un athlète ; il n’avait nagé que pendant un seul semestre, et n’avait jamais remporté de rencontre sportive. Perdre n’avait jamais été un souci pour lui. Bien que n’étant pas très grand, Virgil Beckett avait été un des hommes les plus séduisants du campus – les gens l’appelaient « Tab », en référence à Tab Hunter, le beau gosse d’Hollywood. Quand il était petit, sa mère, une beauté blonde et élancée du nom d’Elizabeth – Bitsy –, lui avait dit de ne pas s’inquiéter : inutile puisqu’il était beau.
Virgil essaya de ne pas penser à leurs voisins, qui étaient apparus sur leurs balcons. C’étaient des personnes âgées, n’ayant rien de mieux à faire après l’église et avant le repas.
Plusieurs d’entre eux les montraient du doigt.
La scène commençait à lui rappeler la fois où, à Pawtucket, avant la naissance des garçons, Kathy avait déboulé à son bureau vêtue d’un simple imper sur sa chemise de nuit. Cette dernière, longue et froissée, dépassait du bas de l’imper. Et lui donnait l’air d’une folle. Il aurait préféré qu’elle soit nue, avait-il toujours pensé, et maintenant voilà qu’elle était dans la piscine, en novembre.
« Arrête de te balancer comme ça, bon sang », dit-il.
Kathleen fixa la surface de l’eau. « Pourquoi ? »
Virgil eut un mouvement de recul. Il n’était pas collet monté, mais n’était pas non plus très à l’aise face à l’inattendu. Toute sa vie, il avait préféré trouver des arrangements avec ce que le destin lui réservait.
Il avait fait la guerre, comme tout le monde, et pour la plupart des hommes l’expérience les avait soit poussés à devenir des meneurs soit détruits. Rien de tout cela n’était arrivé à Virgil Beckett. En mai 1944, il avait débarqué par bateau en Italie en vue d’une attaque dans le sud de la France qui n’avait jamais eu lieu, et il avait passé quinze jours à jouer les touristes dans un Naples en ruine, hébété. Le jour où il se tordit la cheville en sortant les poubelles, il fit croire qu’elle était cassée, et se retrouva à errer avec des béquilles dans les couloirs de l’hôpital pendant encore quinze jours, flirtant avec les infirmières italiennes jusqu’à ce qu’on accepte de le renvoyer chez lui. À l’automne, quand il s’inscrivit à l’université du Delaware, il continua de boiter un certain temps parce que les filles semblaient aimer le voir blessé. C’est ainsi qu’il rencontra Kathleen.
Par une journée humide d’octobre, Virgil tuait le temps dans la cabine audio de la bibliothèque, sa cheville en hauteur, les bras posés sur les montants de ses béquilles. Il écoutait des disques de Charlie Parker en rêvant de faire partie d’un célèbre quatuor de jazz, de jouer du saxo dans une grande salle devant un vaste public. Il aimait surtout « Hot House » et « Anthropology », mais également des morceaux plus lents, comme « All the Things You Are ». C’est ce dernier qu’il écoutait quand il remarqua une brune élancée assise à une table non loin de sa cabine, en train de lire. Ses cheveux châtains, épais et brillants, étaient divisés en deux, et elle portait une robe blanche à volants qui l’avantageait.
Virgil contempla la robe pendant de longues minutes avant de réaliser que c’était une tenue de tennis.
Quand il trouva le courage de partir, il passa en boitillant devant la table et sentit une décharge dans son corps quand Kathy leva les yeux vers lui, murmura « Faux-cul » et sourit.
Bien que n’étant pas Bitsy Beckett, Kathleen Lovelace était jolie et savait se maquiller pour se mettre en valeur. Elle riait facilement, ce qui accentuait son charme. La première fois qu’ils firent plus que s’embrasser, il se faufila par la fenêtre de sa chambre, et elle devait se douter avant lui de ce qui allait se passer : sa coloc ne reviendrait pas avant deux heures, dit-elle. Elle avait changé les draps.
Virgil ignorait à quoi s’attendre mais fut agréablement surpris quand Kathleen le fit asseoir sur son lit, déclara que, pour des raisons évidentes, il ne pourrait y avoir pénétration, et lui proposa une courte liste d’autres options acceptables. De toute façon, il avait oublié d’apporter un préservatif, lui dit-il, penaud. Kathy savait ce qu’elle aimait et quand elle l’aimait. Elle n’avait aucune envie d’essayer quelque chose de nouveau, et ça ne changerait pas, ni pendant les trois ans où ils sortirent ensemble, ni après neuf ans de mariage. Elle ne lui parla pas des autres garçons ; et jamais il ne posa de question. Il l’invita à se lover sous son aisselle (qu’elle baptisa le « donjon du rat musqué »), soulagé d’avoir rencontré cette grande fille ravie de tout prendre en charge. Virgil Beckett se sentait à l’aise auprès de Kathleen Lovelace, et, quand tous deux décrochèrent leur licence, il lui offrit une bague, qu’elle accepta. Bien qu’il se soit parfois fait du mouron pour Kathy au fil des ans, Virgil n’avait jamais été, pas une seule fois, inquiet quant à la bonne marche de leur mariage.
« Bon, tu comptes rentrer ou pas ? »
Kathleen fit signe que non.
Virgil mit une main dans l’eau.
« Les gens attrapent la crève pour moins que ça, tu sais, dit-il.
— Je ne crois pas, dit sa femme en écartant quelques mèches mouillées de son cou. Je me sens merveilleusement bien, en fait. Mais si tu as froid, tu devrais rentrer. » Elle agita la tête et sourit. « Je fais juste trempette, c’est tout, dit-elle. Les garçons peuvent me rejoindre s’ils veulent. »
Virgil leva les yeux vers son balcon, où ses fils étaient restés plantés dans leur costume du dimanche. »

Extraits
« Elle allait lâcher le morceau, et quand il aurait fini de lui dire la vérité sur l’homme qu’il voulait être, mais n’était pas, elle pourrait lui dire la vérité sur la femme qu’elle était. Voulait être. Kathleen était prête à tout lui dire. »

« Mais Kathleen n’était pas encore prête à sortir de la piscine. Une fois qu’elle serait sortie, tout retournerait à la normale, et la normale n’était plus acceptable. » p.135

À propos de l’autrice
ANTHONY_Jessica_©Matt_CosbyJessica Anthony © Photo Matt Cosby

Jessica Anthony vit à Portland. Après Le Convalescent, son premier roman, elle a publié Nage Libre, second ouvrage traduit en français. (Source : Le Cherche-Midi Éditeur)

Page Wikipédia de l’autrice (en anglais) 
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Vita de Julia Brandon : L’Art de la Rédemption à Travers la Souffrance