Il n’est jamais trop tard

Quand tu écouteras cette chanson, ouvrage dans lequel Lola Lafon racontait sa nuit au musée Anne Frank et qui lui avait en quelque sorte révélé l’urgence de nommer et de ne pas oublier, elle a choisi de poursuivre ce dialogue avec la mémoire et l’histoire. Avant de retourner à la fiction, elle s’est astreinte à l’écriture de chroniques publiées dans Libération entre 2023 et 2024.
Sans céder au didactisme, ce recueil est construit sur le conseil énigmatique de son père : « Veille à garder la bonne distance avec ce que tu traverseras, à retenir l’horizon, comme une leçon toujours en cours ». Cette distance, à la fois pesante et libératrice, devient un fil conducteur dans sa quête d’écriture. Elle permet de prendre du recul face aux événements, de ne pas se laisser emporter par les élans collectifs, et de conserver un espace intérieur imprenable.
Lola Lafon nous confie qu’elle écrit « quand je ne sais pas », lorsque l’incertitude domine. Son livre n’est pas un territoire conquis, mais une histoire en cours, une exploration des singularités qui nous traversent. Elle nous invite à réfléchir sur ce que nous faisons des mots et des expériences que nous partageons, et sur la manière dont nous pouvons les transformer en actes de résistance et de création.
Le recueil est également une méditation sur la précarité et les jugements hâtifs. L’auteure raconte sa rencontre avec une femme sans domicile fixe, dont la simple présence révèle nos préjugés et notre incapacité à voir au-delà des apparences. Elle nous interpelle sur notre responsabilité collective face à ceux que la société laisse de côté, et sur la nécessité de retrouver l’art de la conversation, de l’écoute et de l’empathie.
Du procès Pelicot à sa rencontre avec une femme sans domicile fixe, scrutée et jugée pour ses cheveux teints en blond platine : « Comme c’est laid de penser qu’on peut s’emparer d’une personne qui perd son libre arbitre parce qu’elle n’a plus de maison. »; Des suites du mouvement MeToo au du courage de la grande Sinead O’Connor; Du garçon en difficulté scolaire aux élections législatives; De la montée de l’extrême droite à sa rencontre avec des lycéens lors d’un atelier d’écriture; De son passage dans un refuge alpin et la découverte d’un texte poignant laissé par la gardienne texte à l’attention de son agresseur à l’existence déclinante de son chien qui lui permet d’évoquer la vieillesse, la chroniqueuse nous invite à ne jamais désespérer, à continuer à questionner et à créer, même face à l’adversité. C’est un appel à la vigilance et à l’action, un plaidoyer pour une société plus juste et plus attentive aux voix marginalisées. Son engagement à gauche et ses prises de positions féministes ne sont nullement des slogans, mais naissent de faits, de réalités aussi tangibles que difficiles à supporter. Elle doute, interroge, répare, construit.
L’écriture de Lola Lafon, affûtée et organique, est portée par une quête du mot juste, cette précision qui « remet le débat là où il est vraiment ». Sans céder aux raccourcis ni à l’opinion instantanée. Elle refuse l’immédiateté, préférant « dézoomer », adopter différentes focales sur le monde. Loin d’être un simple miroir du désenchantement contemporain, ce livre est avant tout un manifeste d’attention au monde, un plaidoyer pour le doute et la nuance dans un temps où tout semble se simplifier à outrance.
A l’image de ce slogan lu sur un mur et qui donne son titre au recueil, elle nous pousse à combattre, à ne pas baisser les bras, à nous projeter vers l’avenir. Car oui, il n’a jamais été trop tard.

Il n’a jamais été trop tard
Lola Lafon
Éditions Stock
Essai
227 p., 19,50 €
EAN 9782234097872
Paru le 8/01/2025

Ce qu’en dit l’éditeur

« Ce livre est une histoire en cours. Celle d’un hier si proche et d’un demain qui tremble un peu. Ce présent qui bouscule, malmène, comment l’habiter, dans quel sens s’en saisir ? Comme il est étroit, cet interstice-là, entre hier et demain, dans lequel l’actualité nous regarde. Elle reflète le monde, mais aussi des évènements minuscules en nous, des souvenirs, des questions, des inquiétudes. Ces pages ne sont pas le lieu d’un territoire conquis, d’un terrain marqué de certitudes. Ce livre est l’histoire de ce qui nous traverse, une histoire qu’on conjuguerait à tous les singuliers. » L.L.

Les critiques

Babelio 
Franceinfo Culture (Edwige Audibert) 
Maze (Marie Viguier) 
Cult.News (Jean-Marie Chamouard) 
Vogue (Marthe Mabille) 
Mediapart (Edwy Plenel) 
Blog Les chroniques de Koryfée 
Blog Joellebooks 


Lola Lafon présente « Il n’est jamais trop tard » © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre

« C’est ce que nous laissent les disparus, ces évanouis, les manquants, les passés trop vite : un puzzle de mots, qu’on aura partagés. Des confidences, des désaccords, des fous rires, des désirs et des doutes. Cette hérédité fragile nous échoit. Qu’en fera-t-on ?
C’est une courte phrase écrite sur une feuille volante, quelques mots que mon père m’adresse après une discussion au cours de laquelle nous ne parvenons pas à nous entendre.
« Veille à garder la bonne distance avec ce que tu traverseras, à retenir l’horizon, comme une leçon toujours en cours. »
Un conseil énigmatique que j’oublie, un papier plié en deux et abandonné dans un cahier. Mais les mots attendent leur tour. Et cette phrase m’attendra.
Aujourd’hui, cette distance me constitue. Elle est pesante, parfois, une empêcheuse de joies immédiates, qui laisse un peu à part, de côté. Elle vient comme un vent contraire, quand on aimerait se laisser emporter.
Mais aussi, cette distance est une respiration, une façon de ne pas être prise par un élan qui ressemblerait à un mouvement de foule. Une tentative de conserver un espace, en soi, imprenable ; pas une place forte, mais un coin de jardin, un rien, un banc face à la mer. Garder la possibilité de se soustraire, le temps d’une suspension, d’une trêve.
Aux écrivains, on demande fréquemment s’ils écrivent chaque jour, et quand, le matin, la nuit ?
J’écris quand je ne sais pas. Quand je ne sais pas si je saurai un jour.
Ces pages ne sont pas le lieu d’un territoire que j’imagine conquis, d’un terrain marqué de certitudes. Ce livre est une histoire en cours. L’histoire de ce qui nous traverse, une histoire qu’on conjuguerait à tous les singuliers.

2023
HIVER
Entre 1994 et 2003, j’ai vécu dans ce qu’on appelle aujourd’hui une « fragilité économique assumée ». J’avais suivi une formation de danseuse depuis l’enfance mais les blessures répétées m’avaient forcée à arrêter. Renoncer à vivre de ma passion était un deuil. Si j’écrivais tous les jours, c’était sans oser songer à en faire un métier.
Je ne cherchais pas ma place sur l’échelle sociale et la possibilité de ne jamais en avoir ne me peinait pas. En revanche, consacrer mes journées à quelque chose que je n’aimerais pas totalement était exclu. Il faudrait accorder mes besoins à mes moyens et pas l’inverse.
Pour subvenir aux nécessités journalières, je fus serveuse dans un salon de thé, un restaurant, vendeuse dans des boutiques de prêt-à-porter et des parfumeries, je répondis aux milliers de lettres d’amour que ses fans écrivaient à un chanteur, je travaillai comme hôtesse d’accueil d’une compagnie d’assurances, d’une maison de disques et au Mondial de l’Auto, je fus figurante et enfin assistante traductrice auprès d’un coach d’acteurs américain.
Cette succession d’emplois suscitait parfois l’étonnement : à près de trente ans, ça n’allait nulle part ; n’avais-je pas envie de « faire quelque chose de ma vie » ?
Ce nulle part, en vérité, était un espace et il m’appartenait : un lieu préservé, libre d’enjeux et de plans de carrière, où écrire. L’écriture ne promettait rien mais permettait tout. On ne pouvait rien en exiger mais il faudrait tout lui offrir.

Vingt ans ont passé. Cet hiver 2023, je prends le train trois fois par semaine, invitée à ce qu’on appelle des rencontres littéraires, des festivals du livre.
Une rencontre est, pour le dictionnaire, le fait de se trouver fortuitement en présence de quelqu’un, le croiser sur sa route, ou se trouver pour la première fois en sa présence.
La rencontre littéraire contredit quelque peu cette définition puisqu’elle est prévue, organisée, elle n’a rien de fortuit ; les discussions y sont chronométrées (une heure et demie, questions des lecteurs comprises). Dans chaque ville et à chaque parution de roman, je reconnais ces visages familièrement inconnus. De leurs vies, je ne sais rien, sauf ce qui nous rassemble : on se « raconte des histoires », avec foi et constance. Nous sommes liés par des êtres chers, qu’ils existent ou pas, des personnes qu’on dit personnages. Ces rencontres sont le rendez-vous d’anciens enfants devenus de discrets fraudeurs de réel.

Si je ne sais plus dans quelle ville elle a eu lieu, je n’ai rien oublié de cette conversation-là, en février : elle est assise au premier rang, la jeune fille a une quinzaine d’années. Lorsque vient le moment des échanges avec le public, sans attendre qu’on lui passe le micro, elle lève une main vers moi, comme au lycée : Bonjour, croyez-vous en Dieu ?
Dans la salle, on se tourne vers elle, certains sourient, amusés, d’autres sont interloqués, quelle curieuse question. Je ne sais pas répondre rapidement à ceci, je le lui dis. Elle hoche la tête. OK. Mais si vous croyez, même un peu, poursuit-elle, avez-vous pensé à votre rencontre, un jour, avec Anne Frank ?
Certains s’agacent, pourrait-on revenir à de « vraies » discussions, plus littéraires ? L’animatrice de la soirée s’apprête à donner le micro à un monsieur, mais la jeune fille reprend : me suis-je déjà demandé ce qu’elle me dira, Anne Frank ? Le jour où je la rencontrerai ?
Elle me regarde ; elle attend. Elle règne sur le silence qu’elle a instauré. Il y a, ce jour-là, une frontière palpable entre l’adolescente qui n’a rien à faire de la prudence d’un conditionnel et nous, les grandis, qui ne croyons plus tout à fait au futur.
Comme ils ont tort, ces adultes, dans la salle, qui prétendent que la jeune fille ne parle pas de littérature : en quelques mots, elle propose un monde, un au-delà pragmatique dont les dieux sont absents. Elle donne corps aux mots et nous emmène dans sa fiction.
Ce face-à-face qu’elle imagine, l’a-t-elle déjà écrit ou est-ce un rêve ? lui demande une femme dans le public. C’est un peu pareil, rêver ou écrire, répond l’adolescente.
Les mots de la jeune fille ne me quittent pas de l’hiver, une phrase, en particulier, une image, flotte comme un chagrin. Elle m’est chère. Je ne l’écris pas ici, elle est au secret d’un carnet. Là, dans un document Word ou dans la mémoire de mon téléphone, j’empile des paragraphes, un désordre de phrases entendues, lues ci et là, des faits d’actualité aussi, ou des passages d’un livre à relire.
Ces notes sont une matière, des couleurs et des textures, des humeurs disparates, un puzzle qui ne révèle aucun paysage connu. À quoi servent-elles, ces notes ? À rien de précis, les mots ne « servent » pas, ils ne sont pas à notre service. Ils se prêtent à nos tentatives. On essaye de rattraper ce qui se dissipe, on revient sur ses pas et sur ceux des autres, on ne quitte pas trop vite les lieux, on tente de contredire notre persistance à avancer : écrire comme on retient, par la main ou par le cœur. Comme on raconte à un ami des silhouettes furtives, à peine rencontrées, tout juste croisées.
Dans le train, j’entends une jeune femme dire qu’elle a « coché toutes les cases qui comptent dans la vie ».
Peut-être écrit-on aussi pour garder la trace des cases qu’on aura sautées, par inadvertance ou par choix. Celles dont on se sera extirpée, aussi. Le langage est un geste, écrire, un mouvement.

Janvier
Il se lève posément de son strapontin, lisse son pantalon du plat de la main et, aux voyageurs tout autour, déclare : Ça/n’est/pas/possible/ça/n’est/pas/possible.
Il tonne, ouvrant largement les bras, comme s’il nous invitait à conspuer l’inefficacité d’un dieu quelconque, pas/possible/ça !
La phrase tourne en boucle, mêlée aux grincements du métro, une scansion de fer. Ses imprécations créent le vide autour de lui. On l’évite. On le fuit, je le fuis, je parcours toute la rame de métro dans l’espoir de ne plus l’entendre, ses mots sont les miens, les nôtres : bien sûr qu’on le sait, que ça n’est pas possible, ça. Chacun d’entre nous porte son « ça », mais on le tait, on l’enfouit, surtout au moment des célébrations de fin d’année où on se doit d’afficher allégresse et sérénité. Quelle tâche impossible…
Les « fêtes » nous vrillent le cœur, elles écorchent, épuisent ; qu’on s’y jette avec l’espoir de les « réussir », de retrouver une féerie fantasmée datant de notre enfance, ou qu’on les contourne. Ce que les fêtes célèbrent est une addition de normes, une impitoyable suite de critères affectifs ou économiques : famille épanouie, enfants photogéniques, appartement décoré, cadeaux de goût, mets d’exception. L’injonction à être réunis et ravis de l’être nous laisse un peu sonnés aux premiers jours de l’année nouvelle.
Janvier est un mot dérivé de Janus, nom du dieu des portes, des transitions, des passages et des commencements dans la mythologie romaine.
Janvier ferme la porte au nez du faste clinquant de décembre, pour faire place à des lueurs délicates, incertaines, celles de mots inusités le reste de l’année : les vœux.
Tous les ans, on s’y pliera. On enverra SMS, vocaux, GIF. On sera banal sans s’en soucier, on sera grandiloquent sans complexe, on s’emparera de mots immenses, BONHEUR SANTÉ AMOUR, on mentira avec fougue à des quasi-inconnus, des noms qui stagnent dans nos répertoires téléphoniques depuis des lustres.
Le début d’année court-circuite les convenances : quelle douceur, cette urgence à envoyer un SMS de vœux à une voisine à laquelle on n’ose pas même proposer un verre.
On refait communauté. On se veut du bien, on s’enquiert les uns des autres, on se met en quête de belles pensées, de poèmes à offrir. On s’autorise à baisser la garde, à délaisser notre tendance à l’ironie. On se souhaite une bonne santé sans craindre la moquerie. On dit je te souhaite comme on enlace. On dit douceur, on dit allégresse, des mots qu’on n’écrit jamais. Envolé notre cynisme chic.
Janvier nous révèle à nous-mêmes, plus inquiets, plus fragiles : oui, on se souhaite d’être en bonne santé parce qu’on a peur, on se souhaite de s’aimer parce qu’on a peur. Est-ce ridicule ? Certainement. Moi qui me targue de n’être superstitieuse en rien, je conserve le SMS exalté d’un ou une inconnue, je n’oserai l’effacer qu’une fois l’année achevée. On ne sait jamais.
Quant à nos souhaits les plus secrets, nos bonnes résolutions, janvier est indulgent : il sait qu’elles n’auront aucun effet, on ne sera pas plus discipliné qu’en 2022, mais qu’importe ; Virginia Woolf elle-même, le 2 janvier 1931, se promettait d’« être libre et douce avec moi-même, ne pas me perdre dans des fêtes : plutôt m’asseoir, seule et en privé dans la pièce, pour lire ».
On m’opposera que c’est bien joli, mais n’est-ce pas un déni de réalité en ces temps de guerre, de révolutions réprimées, de lois assenées à coups de 49.3 ?
Pourquoi, comment se souhaiter quoi que ce soit en ce moment ? On est rouillés, sait-on encore en faire, nous qui sommes tellement rompus à commenter l’actualité, rompus à constater amèrement ou rageusement, toujours constater ce sur quoi on a si peu de prise ?
C’est/pas/possible/ça ! répète le monsieur du métro…
Comment ne pas s’incliner devant la noirceur d’un horizon chaotique ? C’est précisément pour ceci, parce que rien, en ce début d’année, ne semble possible, qu’il nous faut persévérer à prendre à bras-le-corps les mots fatigués.
Si écrire, c’est croire au langage, chaque année, à la même date, nous renouvelons ce modeste acte de foi, en quête d’un écho dans l’obscurité, nous souhaitons à tâtons. Regardez-vous essayer. »

À propos de l’autrice
LAFON_Lola_© Lynn_S_KLola Lafon © Photo Lynn S.K.

Lola Lafon est l’autrice de sept livres, tous traduits dans de nombreuses langues, dont La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014), récompensé par une dizaine de prix, Chavirer (Actes Sud, 2020) qui a reçu le prix Landerneau, le prix France Culture-Télérama ainsi que le choix Goncourt de la Suisse et Quand tu écouteras cette chanson (Stock, 2022), Prix Décembre, Prix Les Inrockuptibles et Grand prix des lectrices ELLE 2023. (Source : Éditions Stock) 

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Vita de Julia Brandon : L’Art de la Rédemption à Travers la Souffrance