En deux mots
Après avoir passé ensemble leur CAP de bouchère, Anne et Stacey se sont perdues de vue. Jusqu’à ce jour où, héritant de la boucherie de son père, Anne propose à son amie de s’associer à elle pour ouvrir la boucherie de leurs rêves. Elles seront bientôt rejointes par Michèle et se feront un plaisir de servir leurs clients et de trancher les chairs avec dextérité.
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
Drôles de dames
Ne passez pas à côté de ce premier roman ! « Les Bouchères » est une petite merveille d’humour noir qui met en scène trois bouchères rouennaises bien décidées à transformer leur métier et à défendre la cause des femmes grâce à leur formidable savoir-faire.
Cela faisait trois ans qu’Anne et Stacey ne s’étaient plus parlées. Pourtant, elles étaient devenues très proches, seules filles à se former au métier de bouchère au milieu de jeunes hommes aussi machistes que faibles d’esprit. Ensemble, elles avaient résisté, s’étaient épaulées et avaient réussi à décrocher leur CAP.
Stacey avait trouvé un emploi à Carrefour et s’était dit qu’après tout Anne n’était pas de son monde. Jusqu’à ce coup de fil et la proposition de s’associer maintenant que le père d’Anne, qui tenait jusque là le magasin, était décédé. Le moment était venu de tenir la promesse faite durant leurs études, ouvrir ensemble une boucherie conçue selon leurs idées.
Finie la boutique traditionnelle : en plein-centre de Rouen, elles ouvrent un établissement qui casse les codes, avec un billot central entouré de chaises de bar sur lesquelles les clients peuvent suivre la préparation de leur commande et où des vitrines dessinées dans ce but, mettent en valeur leurs préparations.
Dès le jour de l’inauguration, la foule se presse. Et grâce à un article dithyrambique du journaliste de Paris-Normandie, le succès ne tarde pas à être au rendez-vous.
Mais dans ce tableau idyllique, des ombres planent. Des traumatismes liés à l’enfance, un père violent, une mère décédée dans un accident de voiture, une autre emportée par un cancer, une vie en foyer et cette pression « à faire la pute » les ont marquées au fer rouge. « En elles coulait le breuvage d’une révolte ».
Du coup, leurs couteaux tranchent bien au-delà du simple, bifteck. Derrière la devanture rose de leur boutique, ces trois femmes découpent leur propre place dans un univers où la force brute a toujours été le monopole des hommes. Les victimes se rebiffent et, à la brutalité masculine, elles opposent une riposte implacable : d’un coup de lame bien affûtée, elles renversent les rôles. Les Bouchères, devient un sanctuaire féminin où la viande se travaille avec une rigueur sans faille, mais aussi une pointe de malice. Les trois femmes prennent un malin plaisir à régler leurs comptes, même si les disparitions mystérieuses ne tardent pas à faire jaser le voisinage.
Sophie Demange excelle à capturer la gestuelle du boucher, ce ballet minutieux des mains qui découpent, séparent, transforment la matière brute en morceaux choisis. Chaque scène résonne d’un réalisme saignant, comme si la chair vibrait encore sous la lame. Mais là où le roman se distingue, c’est dans sa manière de conjuguer la violence à l’ironie. L’humour noir découenne les apparences et affûte des dialogues cinglants, faisant osciller le récit entre thriller carnassier et comédie grinçante.
Dans Les Bouchères, la chair est politique, et la domination masculine un morceau qu’on découpe avec précision. Sans concession, Sophie Demange livre une fable féministe qui dégouline de vitalité. Un roman qui tranche net, laissant une empreinte indélébile sur l’échine du lecteur. Un régal !
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici ! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.
Les Bouchères
Sophie Demange
Éditions de L’Iconoclaste
000 p., 20,90 €
Roman
EAN 9782378804794
Paru le 23/01/2025
Signalons une autre petite merveille, la version audio du roman, servie avec fougue et grand talent par Rachel Arditi. Elle a parfaitement interprété cette fable cruelle.
Où ?
Le roman est situé principalement à Rouen. On y voyage aussi sur la Côte normande, notamment à Fécamp, en passant par Yvetot.
Quand ?
L’action se déroule de nos jours.
Ce qu’en dit l’éditeur
Rouen, dans ce quartier bourgeois, impossible de manquer la devanture rose des Bouchères. Depuis la rue, on peut entendre l’aiguisage des couteaux, les masses qui cognent la viande et les rires des trois femmes qui tiennent la boutique. Derrière le billot, elles arborent fièrement leurs ongles pailletés et leurs avant-bras musclés. Mais elles seules savent ce qui les lie : une enfance estropiée, une adolescence rageuse et un secret.
Lorsque plusieurs notables du quartier s’évaporent sans laisser de traces, les habitants s’affolent et la police enquête. En quelques semaines, les bouchères deviennent la cible des ragots et des menaces…
Un roman féministe explosif et jubilatoire où chaque page se dévore jusqu’au rebondissement final !
Les critiques
Babelio
Franceinfo (À livre ouvert)
RTBF (L’invitée culture)
Confidentielles
Page des libraires (Aurélie Janssens, Librairie Page et Plume à Limoges)
Collectif Polar
Blog Aude bouquine
Blog Karen Lajon
Blog des rêves dans la marge
Blog Born to be alive
Blog Le voyage de Lola
Blog Sonia boulimique des livres
Sophie Demande présente « Les Bouchères » © Production Éditions de L’Iconoclaste
Les premières pages du livre
« C’était une soirée de début d’été. L’heure où les clients rentrent chez eux préparer la côte de bœuf ou faire griller les brochettes et les saucisses au barbecue. On profite davantage de la vie en été.
Ce soir-là, Anne avait traîné un peu plus tard que d’habitude dans la boucherie familiale. Elle voulait que ses travers de porc soient prêts pour le lendemain. De beaux morceaux longs et plats, qu’elle avait découpés au niveau du thorax de l’animal, prenant soin que les os ne dépassent pas de la viande. Elle avait le sentiment heureux du travail bien fait.
La plénitude de ceux et celles qui aiment leur métier.
Elle avait senti une présence dans son dos. Une présence familière. Elle n’avait pas eu le temps de se retourner pour voir son agresseur, sa masse s’était abattue sur elle, l’avait plaquée contre le billot. Quelque chose de dur, comme un sexe d’homme. Une haleine chargée d’alcool. Elle connaissait cette trouille profonde et ténébreuse.
Le geste était parti, instinctif, le tranchant du couteau de boucher s’enfonçant dans la chair. Le sang qui jaillit. Des cris, puis le silence, seulement le silence.
Le couteau résonnait dans la chambre froide. Stacey rajusta son tablier, comme pour se réchauffer. La fatigue lui sciait le dos, le froid lui mangeait les mains. Derrière le bruit des chaînes qui retenaient une carcasse de veau, elle entendit son téléphone sonner, au loin, dans le vestiaire. D’ordinaire elle ne répondait jamais à un appel sur son temps de travail, mais la sonnerie n’en finissait pas et elle avait tellement envie d’une pause, d’une clope, alors elle considéra qu’elle avait bien mérité ce moment de répit. D’autant qu’à cette heure de l’après-midi, et avec cette saucée, il n’y avait personne à Carrefour. Stacey récupéra son paquet de roulées et son téléphone dans sa banane rose. Elle jeta un coup d’œil à l’écran… Anne, c’était Anne, trois appels, après plus de trois ans sans nouvelles, peut-être quatre sans se revoir. Elle rappela.
– Allô, Anne, c’est Stacey…
– Oui, je sais, je viens de t’appeler.
La voix d’Anne, grave et assurée, intacte. Stacey resta silencieuse. Après tout, c’était elle qui n’avait plus donné signe de vie. Qu’est-ce qu’elle lui voulait ?
– Mon père est mort l’été dernier. Je vais récupérer sa boucherie. Je voudrais qu’on travaille ensemble.
Sa manière toujours neutre d’annoncer les choses les plus tristes comme les plus heureuses.
– Bosser avec toi, jamais de la vie !
La voix gaie et ironique de Stacey. Son côté cash. Le cœur à deux mille pour cent. Les images qui déjà s’emballaient dans sa tête et les questions dans un tourbillon. « C’est génial, c’est pour quand ? » Elle est en contrat à Carrefour, mais elle n’aime pas ce job de toute façon, elle s’emmerde, elle va donner sa démission dès demain ! Ou peut-être vaut-il mieux attendre après-demain ? C’est où déjà ? Elle ne se souvient plus bien où elle est cette boucherie et à quoi elle ressemble. Il y aura d’autres personnes avec elles ? Elles ne commenceront qu’à deux ? Quoi, elle aura l’exclu, hein, bien sûr qu’elle la veut l’exclu ! Et c’est quoi le projet vraiment, c’est quoi comme style de boucherie ?
Anne sourit au téléphone, attendrie comme toujours par la fougue de Stacey. Elle lui expliquerait tout de vive voix. Il y avait des choses qu’elles devraient organiser ensemble. Il faudrait prendre le temps de réfléchir. Oui, se revoir assurément. Dans un bar et le soir de son choix, au plus vite. Tellement hâte. Ouvrir une boucherie ensemble, un jour. Elles s’en étaient fait la promesse. « Tu te souviens ? »
Le père d’Anne avait disparu l’année précédente, à soixante-cinq ans. Tout le monde pensait que le fils reprendrait l’affaire florissante, mais il avait laissé sa sœur assurer la suite. Après tout, il avait déjà refait sa vie ailleurs, à Marseille, où il avait ouvert un restaurant de poissons. Cela avait fait jaser. Quant à la fille du boucher, on savait qu’elle avait embrassé la profession du paternel, mais enfin, elle était toute jeune et surtout elle n’était pas un homme. Reprendre la boucherie, non, elle n’avait pas l’étoffe, pas l’autorité pour être patron, pas les pieds sur terre. Trop rêveuse. Anne se mit à sourire. Les gens se trompaient. S’ils croyaient qu’elle n’avait pas le cran, pas la poigne… Ils allaient voir. Et elle n’était pas seule, elle aurait Stacey dans son équipe. Quelle émotion de l’entendre tout à l’heure. Elle avait envie de revoir son visage, de sentir sa présence, d’être happée par son incroyable pulsion de vie.
Anne sortait de chez son notaire, où elle avait réglé quelques affaires administratives. Elle traversa le carrefour. Au feu, dans sa voiture, un homme en profita pour la reluquer. Elle feignit l’indifférence. Ah ça oui, c’était un « beau morceau » la petite Anne, comme elle l’avait déjà entendu dire par une bonne pelletée de connards. Mais maintenant qu’elle était patronne bouchère, elle comptait bien les mater. Passé la place du Boulingrin, elle remonta par la rue Jouvenet. À l’angle, presque en face de l’église, la boucherie du père, en plein cœur de la ville de Rouen. Elle attrapa les clés dans son sac, ouvrit la serrure sans trembler. L’émotion la tint immobile un moment. À part les frigos vidés pour éviter la pourriture, tout était resté en l’état dans la boutique. Une intense odeur de renfermé. Anne allait devoir faire revivre le commerce. Mais elle n’était pas inquiète. Elle avait un plan.
Elle s’inscrirait d’abord dans la lignée du père, se montrerait rassurante pour les clients, le temps qu’ils prennent confiance. Parmi la clientèle, les petits vieux seraient les plus faciles à convaincre. Ils l’avaient vue grandir, la « p’tite Anne » ; ils l’avaient vue jouer dans la rue, faire des coloriages au bar-tabac d’à côté, ils lui avaient passé la main dans les cheveux en la félicitant d’être aussi sage. Ils l’avaient également entendue se faire engueuler par le père lorsqu’elle venait chiper des morceaux de jambon. Quand elle avait commencé à travailler au magasin, ils s’étaient émus qu’elle rende maladroitement la monnaie. Certains avaient rougi de la trouver si changée, à l’adolescence, avant de féliciter poliment le père, « quelle jolie jeune fille elle devient, la petite Anne », tandis que d’autres avaient allègrement plongé le regard dans le décolleté de ses seins puissants. « Oui, un beau morceau, la petite Anne. »
Et puis il y avait la clientèle plus aisée, les bourgeois, qui avaient progressivement racheté les maisons des petits vieux. Ceux-là cuisinaient moins, demandaient moins de conseils au père sur les cuissons et les recettes, se contentant de prendre de beaux morceaux pour impressionner le monde. Lorsqu’ils étaient en couple, ils avaient en général trois ou quatre enfants, allaient à la messe le dimanche, et les traditions dictaient encore leur assiette : pas de viande le vendredi, l’agneau pour Pâques, le boudin et la volaille pour Noël. Les hommes travaillaient souvent à Paris, parfois ne rentraient que le week-end à Rouen. Leurs femmes se rendaient à la boucherie avec des poussettes énormes. Certaines avaient l’air agacées, voire épuisées. En matière de nourriture, elles voulaient vraiment bien faire, que leurs petits mangent de la viande blanche en quantité et un peu de viande rouge, impressionner leur mari à son retour à la maison, de quoi rivaliser avec la belle-mère, de quoi tenter de les garder un peu plus longtemps auprès d’elles. Ces clientes-là, Anne allait devoir les amadouer, elle le savait. Dire un mot gentil à propos des enfants, leur offrir un morceau de saucisson pour les faire patienter. Donner des conseils pragmatiques, des recettes simples et efficaces. Porter un tablier de couleur sombre sur lequel les taches de sang ne ressortiraient pas. Tenir la boucherie de manière impeccable. Puis, une fois qu’elle les aurait rassurées, peut-être même conquises, elle se permettrait de laisser tomber les minauderies et d’affirmer son ambition. Ce ne serait plus la boucherie Lueruchet, mais Les Bouchères, elle ne serait pas juste fonctionnelle mais haute en couleur, et il n’y aurait que des femmes, à la rigueur un petit gars employé pour la caisse. Les journaux locaux en parleraient, il n’y avait que très peu de bouchères en France, une femme pour dix hommes tout au plus, les clients viendraient de toute la ville pour voir ça. Leur curiosité serait largement récompensée. La viande y serait vraiment de qualité, bien découpée, finement préparée.
En CAP, elles n’étaient que deux filles. Et d’ailleurs, à l’époque, Anne pensait encore que pour être boucher, il fallait être un gars. Même si elle se savait femme et s’acceptait physiquement comme telle, elle se ressentait profondément homme à l’intérieur. Alors forcément, quand Anne avait vu Stacey pour la première fois dans la salle de classe du centre de formation d’apprentis, avec ses faux ongles colorés, sa bouche et ses yeux maquillés, ses cheveux longs et méchés, son premier réflexe avait été de se dire que cette fille ne tiendrait jamais en boucherie. Elle aurait trop d’ennuis. Ça n’avait pas loupé. Les gars s’y étaient mis à trois, l’un d’entre eux lui enfonçant le fusil à couteaux dans les fesses, alors qu’elle essayait péniblement de désosser un cochon. Stacey s’était retournée en les toisant d’un regard à pétrifier un troupeau de taureaux tout entier. « C’est lequel ? » Elle avait répété sa question plusieurs fois, le poing levé comme pour cogner. « C’est lequel qui a fait ça ? » Les trois gars s’étaient regardés en ricanant. Mais elle ne les avait pas lâchés. « Vous avez intérêt à me dire qui c’est, bande de gros veaux. » Les garçons avaient continué de rigoler, un peu moins fort, un peu moins fiers. Stacey avait répété, menaçante, « J’attends que vous me livriez le coupable », puis elle s’était fermée. Alors qu’elle avait passé les premiers jours à rire et à minauder, ce qui avait d’ailleurs profondément agacé Anne, Stacey ne disait plus un mot, plus un bonjour à personne, et ne faisait plus rien, sinon travailler comme une acharnée. Un prof avait demandé : « Tu es sûre que ça va ? » Elle avait soufflé un « tout va très bien, monsieur », le visage toujours aussi fermé, si bien que même le prof n’avait pas osé poser plus de questions. Cette fille, ce n’était pas une balance, avait alors pensé la promo, elle savait se taire. Une semaine plus tard, peut-être deux, des gars étaient revenus la voir. « On sait qui c’est. » Elle les avait regardés vaguement, à peine intéressée. « Si vous savez qui c’est et si vous êtes vraiment des bonshommes, alors il va falloir régler le problème. Vous avez une bite et des couilles ou c’est vide dans votre froc ? » Ce n’était pas une simple boutade, mais un défi lancé à leur virilité. Celui qui avait fait ça, c’était Greg, un fils de patron boucher, lui-même fils de patron boucher, et qui à ce titre se croyait tout permis, comme la plupart des garçons pourvus d’un tel pedigree. Il n’avait jamais voulu s’excuser, mais les autres apprentis lui avaient tellement mis la pression qu’il avait fini par quitter la promo pour un CFA parisien réputé de meilleur niveau. Stacey avait gagné la partie. Et l’estime d’Anne.
– Tu t’en sors bien dans la découpe, avait-elle glissé pour l’approcher la première fois.
– Ah ouais, tu trouves ? Pourtant je me suis demandé si j’allais me lever ce matin tellement j’ai mal aux bras, avait répondu Stacey.
Leur statut d’uniques nanas du CFA était bien la seule chose que les deux jeunes femmes avaient en commun. Pour le reste, Anne appartenait clairement, du moins aux yeux de Stacey, à une catégorie à part : légitime, raisonnable, sûre d’elle.
– Toi, tu viens bosser alors que des gars essaient de t’humilier, mais t’hésites à te lever quand t’as mal aux bras ?
Stacey était devenue rouge de honte. Anne lui avait donné une grande claque dans le dos en riant.
– T’inquiète, je rigole, moi aussi j’ai mal aux bras !
Anne sourit en repensant à cette scène et surtout à la tête qu’avait faite Stacey, mi-honteuse, mi-hargneuse. À l’époque, Anne n’avait que des atouts entre les mains, elle était bonne à l’école, elle maîtrisait presque toutes les techniques de boucherie apprises auprès de son père, et elle était charpentée comme il faut. Stacey, elle, ne partait qu’avec des handicaps. Physiquement, elle était fine et frêle ; scolairement, c’était presque comme si elle n’était jamais allée au collège ; et sur le plan pratique, elle ne connaissait rien, à se demander si elle était déjà entrée dans une boucherie.
Mais Anne avait décidé de faire de cette fille une bouchère. Elle aimait la voir apprendre, progresser et apprécier le métier. Très vite, Stacey avait su manier les couteaux avec une grande dextérité ; elle avait un incroyable sens du détail, elle excellait dans les découpes fines, elle était créative, elle savait mettre en valeur les produits. Les deux jeunes femmes avaient commencé à travailler ensemble, à faire équipe. Une équipe de futures bouchères dans un monde de bouchers. Un duo professionnel qui s’était converti en amitié. Anne se souvenait de sa première soirée avec Stacey. Après un bar, puis deux, des cocktails et des bières, Stacey l’avait traînée dans une boîte de nuit très fréquentée. Anne détestait ce genre d’endroit mais, comme elle commençait à être saoule, elle l’avait suivie. Elles avaient dansé toutes les deux sans se soucier du monde autour, mais quelques minutes seulement, car Anne avait été prise d’une terrible envie de vomir. Le temps de sortir, juste sur les pieds du videur. L’horreur. Mais elles avaient tellement ri. C’était sa toute première vraie cuite.
Puis la vie les avait séparées. Après qu’elles eurent obtenu leur CAP, Anne avait poursuivi en brevet professionnel pour acquérir des notions de gestion. Elle devait travailler aux côtés de son père. Mais elle avait toujours su, sans trop pouvoir se l’expliquer, que le moment des retrouvailles viendrait. Anne s’activait dans cette boucherie qui allait les réunir de nouveau. En parfait automate des protocoles d’hygiène, armée d’une bouteille de vinaigre blanc et d’une éponge, elle récurait. Elle se souvenait de son père derrière elle, lui disant de bien astiquer, de l’obsession de propreté qu’il avait incrustée en elle, ordre après ordre, réprimande après réprimande. Une manie qui avait envahi jusqu’à son corps, ce besoin de se laver les mains toutes les heures, jusqu’à en avoir des irritations, de bien nettoyer sous ses ongles, et tant pis si elle saignait. Mais aujourd’hui elle se sentait plus légère. L’obsession de pureté avait laissé place à un simple goût du clair, du lisse, du propre. Elle regarda la boucherie, sa boucherie. Le billot et les présentoirs étaient nickel, l’odeur de vinaigre avait tout emporté. Une autre étape de sa vie démarrait.
Il était tard, c’était le moment de fermer la boutique. Elle enfila sa veste en cuir, récupéra sa moto, garée juste devant la boucherie avant de partir chez le notaire, une 750 dont elle fit vrombir le moteur. Dans une lumière entre chien et loup, elle piqua une pointe de vitesse, un sourire aux lèvres.
Ces néons à la lumière blanche, criarde, ce carrelage beige, terne, et ce calot ridicule portant le logo Carrefour. Tout était moche et ringard ici. Stacey riait toute seule, c’était absurde : pourquoi était-elle restée dans cette grande surface, un endroit qu’elle n’aimait pas ? Elle servait une cliente et avait envie de lui dire « ça y est, je me casse ! » et de balancer son béret. Plus que quelques jours à tenir, elle devait serrer les dents. Elle allait travailler en boucherie artisanale, avec Anne en plus, la viande serait bonne, le lieu serait beau. Elle regarda ses mains abîmées par le sang. « Merci. »
Toute à ses découpes de jambon, Stacey se souvint de la soirée qu’elle avait passée chez Anne pour fêter leur CAP. C’était sur la rive droite, en plein centre. Anne n’avait pas invité les gars de la promo, « je n’ai pas envie d’une soirée de blagues salaces ni de me faire tripoter ». Elle exagérait un peu, Anne, ils n’étaient pas tous comme ça, certains étaient respectueux. Mais Stacey ne pouvait pas non plus lui en vouloir de se méfier à ce point car, à l’époque de leur rencontre, elles avaient dégusté niveau drague lourde. Ça avait contribué à les souder. C’était presque une question de survie : pour tenir, il fallait s’allier. Dès le premier jour au CFA, on les avait prévenues. « L’apprentissage de la boucherie pour une femme, c’est comme un viol. » Stacey avait cru qu’on exagérait pour les intimider. Ce n’était pas exagéré.
Entre deux exercices pratiques, un désossage et une découpe, elles avaient toujours droit à des remarques, à des vannes « pour rire », comme disaient les mecs. Ça pouvait aller du « ça va, mon petit écureuil… C’est pas toi qui tournais dans le dernier film porno que j’ai vu hier soir ? » à « une bouche comme la tienne, ça doit bien sucer » ; ou alors « tu as un joli cul, on doit être drôlement bien dedans ! ». Elles se prenaient souvent des mains aux fesses, du moins au début. Car en serrant les dents, elles avaient aussi appris à roder leur défense et à aiguiser leurs couteaux. Anne avait enseigné à Stacey les stratégies, attendre tapie dans l’ombre, se camoufler ; masculiniser son corps en enfilant de grands sweats à capuche ; parler peu, surtout ne pas glousser ; ne pas se parfumer ; « ne mets pas de maquillage, ça les excite trop ! ». Stacey lui était redevable : elle devint sa garde du corps. Elle se rappela une scène mémorable. Un jour, un gars s’était permis de toucher les seins d’Anne en feignant un mouvement maladroit pour attraper une carcasse, et Stacey lui avait retourné la main qu’elle avait plaquée sur le billot. « Elle, tu la touches pas ! » D’un geste, elle avait commencé à lui entailler le doigt avec son couteau de tranchage. Le gars avait hurlé comme un goret tellement il avait eu peur, ce qui avait fait rire toute la promo. C’était ça, se faire respecter en CAP boucherie. C’était ça, passer d’une alliance à une véritable amitié.
Stacey n’avait encore jamais croisé de filles comme Anne. Des filles qui n’ont pas besoin du regard des garçons pour être belles. Des filles qui ne trichent pas. Stacey aimait son style, ses blousons de moto, ses tee-shirts amples, ses Dr. Martens, ses cheveux bruns coupés à la garçonne sur des yeux bleu clair ; elle admirait son corps, les traits de son visage, ses lèvres naturellement rouges. Cette façon d’être puissante sans chercher à l’être. Tout l’inverse de l’image que Stacey avait d’elle.
Une bourgeoise, Anne, une fille de patron boucher. Et elle était intelligente ; la meilleure en travaux pratiques comme dans les enseignements généraux et théoriques. Humble, elle ne se la racontait pas. Anne était devenue sa boussole. La première fois qu’elle lui avait dit « je te propose qu’on se voie après les cours », Stacey avait pensé qu’elles iraient boire des verres entre filles. Mais Anne l’attendait dans une salle de classe. « On va commencer par le français, car c’est là que tu as le plus de retard. Les bouchères ne sont pas analphabètes. » Devant la mine interloquée de Stacey, Anne lui avait demandé : « Tu as confiance en moi ? » Stacey avait décidé que oui, et leur pacte s’était scellé comme ça. Sous ses airs distants et revêches, Anne s’était révélée patiente, douce. « Même si tu es douée dans les matières pratiques, tu n’auras jamais ton CAP si tu n’as pas la moyenne dans les enseignements généraux. » Elle lui avait aménagé des heures de soutien en maths, en histoire-géo, prenait du temps pour lui réexpliquer les protocoles de traçabilité et de sécurité, les règles d’hygiène, la bonne mise en température de la viande. Il suffisait qu’Anne dise « je n’ai jamais vu une élève apprendre aussi vite » pour que Stacey redouble d’efforts, diminue ses sorties nocturnes, fume et boive moins le soir, et se couche un peu plus tôt. Stacey ne serait jamais allée au bout de son CAP sans Anne. Elle avait besoin de quelqu’un pour croire en elle.
Le jour où elles avaient obtenu leur diplôme, Anne major de promo et Stacey en troisième position, Anne avait ouvert une bouteille de champagne pour fêter ça. Les bulles, c’était tellement chic ! À la deuxième bouteille, Stacey s’était confiée à Anne, pour la première fois en deux ans, car elle n’aimait pas trop parler d’elle. Elle lui avait raconté pourquoi elle s’était décidée à se lancer dans ce métier. « Au début, j’ai eu l’impression de ressembler à un morceau de viande morte. À force de voir toutes ces victimes, j’en aurais gerbé. Mais quand j’ai compris qu’on pouvait rendre la viande belle, lui redonner vie, ça m’a sortie du merdier, ça m’a redonné le goût de vivre à moi aussi. À la fin de la semaine, j’ai décidé que je voulais faire ça ! » Pour Stacey, la boucherie avait des vertus thérapeutiques ; plus elle découpait les morceaux de viande afin de les transformer en un élégant filet mignon ou en une tendre côte de bœuf, mieux elle se sentait. Anne lui avait dit, avec ce feu dans les yeux qu’elle lui connaissait : « Tu verras, un jour j’aurai mon propre business, tu viendras travailler avec moi, on sera les meilleures bouchères de la ville, notre viande sera canon. Les clients n’auront qu’à se tenir tranquilles, ils feront la queue pour nous ! » Elles avaient ri, elles avaient rêvé, elles s’étaient endormies tout habillées et complètement saoules dans le lit d’Anne.
Presque quatre années s’étaient écoulées depuis la soirée du CAP. Stacey avait vingt-quatre ans aujourd’hui, Anne vingt-deux. Au début, elles s’étaient appelées régulièrement, avaient échangé des nouvelles par texto. Puis, alors que c’était à son tour de répondre, Anne n’avait plus jamais renvoyé le moindre SMS. Une, deux, trois semaines. Stacey n’avait pas osé relancer la discussion. Elles n’étaient pas du même monde après tout. Et Stacey n’avait jamais eu pour habitude d’attendre quoi que ce soit des gens. Elle avait toujours trouvé Anne trop bien pour elle. Mais contre toute attente, après trois ans de silence, Anne l’avait rappelée. Mieux, elle lui avait dit : « Stacey, j’ai besoin de toi. »
Stacey essuya le sang de ses mains sur son tablier blanc.
– Stacey, tu rêves ?
C’était Arnaud qui entrait dans la chambre froide. Arnaud Delabarre travaillait à la charcuterie de Carrefour. Il n’était ni beau, ni moche, ni sympa, ni con. Il n’avait pas grand-chose pour lui si ce n’est son bagout, sa démarche de rappeur, ses tatouages, dont l’un montait dans son cou en soulignant sa mâchoire, et qui constituait probablement l’unique raison pour laquelle les filles voulaient sortir avec lui. Il s’était roulé une clope qu’il avait coincée derrière son oreille, et regardait Stacey avec un sourire de mauvais garçon et des yeux guimauves. Une expression qu’il avait dû travailler des heures devant sa glace.
– On sort ce soir ?
Stacey n’avait pas très envie de sortir. Elle aurait préféré rester chez elle, se coucher tôt, savourer la nouvelle de ses retrouvailles avec Anne. Arnaud avait envie de coucher avec elle, c’était clair. Il devait compter dessus. Le désir d’un homme l’amenait souvent à faire des choix contraires à ce dont elle aurait eu besoin.
Elle hocha la tête et lança :
– Oui, carrément, on sort !
Stacey adressa à Arnaud ce sourire séducteur de magazine qu’elle mimait avec naturel, un code social qu’elle avait intégré, toujours sourire à un homme.
– On se retrouve dans trente minutes sur le parking, je t’invite, je t’emmène au Bar Ouf. Et je t’ai même pris un casque… lui susurra-t-il en lui adressant un clin d’œil.
Il savait qu’elle aimerait sa moto.
Stacey passa longtemps ses mains sous l’eau chaude avec du savon, enleva son tablier et le jeta dans la corbeille de linge sale, puis s’enferma dans le vestiaire. Là, elle fit glisser son pantalon de travail le long de ses jambes menues, déboutonna son chemisier blanc Carrefour, révélant son buste étroit, sa poitrine : elle quittait sa fonction de bouchère. Elle s’assit sur l’une des chaises et sortit son tube de crème ; elle adorait ce moment, enduire ses doigts l’un après l’autre de lait Nivea. Elle s’attarda sur le petit doigt de sa main droite, un moignon, une malformation de naissance. Elle avait un peu transpiré pendant le travail et avait ses règles, une odeur de cage à lapin qu’elle inspira précieusement. Stacey avait toujours eu une sensibilité particulière aux odeurs. Elle aimait les effluves forts, les relents de bêtes, de viandes et de chairs. Des parfums intimes, trop intimes pour être dévoilés en soirée : alors elle se bomba de déodorant, enfila délicatement ses collants en faisant attention à ne pas les filer, puis passa sa robe, une robe toute simple au tissu noir qui faisait ressortir sa peau de lait. Stacey était un joli petit bout de femme, pas plus d’un mètre soixante. Elle ouvrit son sac à main pour en sortir un miroir de poche qui lui permit de rassembler sa chevelure rousse en un chignon, de noircir ses yeux, d’empourprer sa bouche, cette bouche aux lèvres fines relevée d’un grain de beauté d’actrice de cinéma, que tant et tant d’hommes avaient complimentée, parfois avec sincérité, souvent par intérêt. Elle passa la porte de service du supermarché, quittant les vapeurs de viande et de sang pour retrouver celles des pots d’échappement du parking.
Les faux ongles bleus de Stacey tapotaient rythmiquement le verre alors qu’elle attendait Anne à la terrasse du Queen, tout en fumant. Ce bar était devenu son QG, quartier rive droite, près de la place Saint-Marc. On y croisait tout le monde, du poivrot au bobo LGBTQIA+, jeunes et vieux, c’était grâce à la patronne, à sa gouaille et à sa poutine frites-fromage-bière. Emmitouflée dans son bomber argenté, Stacey se demandait si Anne et elle avaient changé physiquement. On n’est plus tout à fait les mêmes après quatre ans.
Elle arrivait justement. Sa démarche était différente. Elle portait des talons.
– Tu es montée sur échasses toi maintenant ?
Ce n’était pas vraiment ce que Stacey aurait aimé dire à Anne après toutes ces années. Mais c’est ce qui était spontanément sorti de sa bouche.
– Salut, Stacey ! Merci pour l’accueil…
– Désolée, je voulais pas, c’est juste, ça m’a fait bizarre… je t’ai toujours connue en baskets.
Stacey bredouillait mais Anne souriait, faussement vexée.
– T’inquiète, j’ai toujours mes baskets, mes Doc, mes jeans et mes sweats à capuche… Je fais juste un essai depuis quelques jours… À voir ta tête, je ferais mieux de laisser tomber.
– Non, enfin, je veux dire, pourquoi pas les talons, mais… disons que ceux-là ils font un peu… Un peu madame. Peut-être des talons plus larges, j’en ai des comme ça, des derbies, tu sais ? On pourrait aller t’en acheter ensemble si tu veux…
Anne riait, elle était déjà passée à autre chose, les vêtements, ça n’avait jamais été si important pour elle. Elle s’était assise sur une des chaises en plastique.
– Tu veux boire quoi ?
– Je ne sais pas, comme toi.
Stacey demanda deux Picon bière à la serveuse.
Les deux filles se dévisagèrent un moment, essayant de déchiffrer le temps sur leurs visages.
Anne avait toujours sa coupe à la garçonne, mettant en avant ses traits, naturellement bien dessinés, son nez fin et sa bouche pulpeuse. Stacey remarqua ses boucles d’oreilles, de vraies perles blanches. Anne était plus mince, moins pouponne. Le relief dans son regard bleu glacier s’était sculpté, encore plus saillant. Et toujours cette même détermination.
Stacey avait mis ce soir-là un fard à paupières pailleté, qui faisait ressortir ses yeux noisette, et un rouge à lèvres fuchsia très saillant sur sa peau de rousse. Elle arborait comme souvent une panoplie d’artifices. Piercing, faux ongles, multiples bagues. Elle avait toujours eu un style effronté, mais elle n’était plus la jeune fille vulgaire qu’Anne avait connue à une certaine époque.
Après quelques gorgées de bière, elles parlèrent du projet. C’était la boucherie qui les avait fait se rencontrer, c’était la boucherie qui scellerait leurs retrouvailles. Anne montrait à Stacey des photos du commerce paternel sur son téléphone. Elle lui expliquait qu’il fallait tout casser, enlever le comptoir, le présentoir, tout.
– L’espace est minuscule, alors pourquoi séparer cette pièce en deux ? Quand les clients entrent, ils débarquent dans un couloir. J’aimerais nous mettre au milieu…
– Nous mettre au milieu ?
Stacey avait un peu de mal à la suivre.
– Au milieu des clients ! On installe un billot en plein milieu. On coupe, on prépare, on emballe, tout ça avec les clients autour de nous.
– Et la caisse ?
– Ça ne prend pas de place, dans un angle.
– La vitrine ? On la met où ?
– Tu es toujours aussi douée en dessin ? »
À propos de l’autrice
Sophie Demange © Photo DR
Sophie Demange n’est pas bouchère mais découpe les personnages et les chapitres comme personne. Directrice au sein d’un établissement médico-social, elle est confrontée à la violence faite aux femmes et aux enfants. Les Bouchères est son premier roman. (Source : Éditions de l’Iconoclaste)
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