Pas de larmes





En deux mots

Chargée des cendres de son père, Victoire retourne en Algérie, son pays de naissance. Elle y retrouve quelques connaissances, mais surtout des paysages et des sensations. L’Histoire mouvementée et son histoire personnelle, dans une quête douloureuse vers un apaisement qu’elle espère.



Ma note

★★★ (bien aimé)


Ma chronique

Victoire retourne en Algérie

Au moment où les tensions entre la France et l’Algérie sont vives, Caroline Tiné nous offre de prendre un peu de recul. En explorant une histoire familiale, avec retour de Victoire en Algérie pour disperser les cendres de son père, la romancière parle des blessures du passé, des non-dits et de la quête d’identité d’une femme tiraillée entre deux mondes.

Victoire revient en Algérie, ce pays qui a façonné sa famille et dont elle porte l’héritage comme un fardeau ambigu. Sa mission est claire : disperser les cendres de son père, figure charismatique et complexe, militante de l’indépendance algérienne avant d’en être banni. Mais ce retour est aussi un voyage intérieur, une confrontation aux souvenirs d’enfance et aux non-dits qui ont structuré son rapport au passé. Au fil de son errance entre Alger et Tipaza, Victoire revisite les lieux, les fantômes familiaux et l’Histoire en quête d’une délivrance qu’elle n’osait imaginer. Alors se dessine un portrait bien différent de ce père dont elle transporte les cendres : « Il y eut du chaos dans la tête de Victoire. Elle regarda ce vieil homme endormi dans le brouillard de sa mémoire, créature légèrement tremblante qui avait besoin de se raconter, de dire les mots qu’il n’avait peut-être jamais révélés, d’être sincère, enfin. Comment savoir ? Elle redoutait ses confidences, qui le plus souvent tournaient autour de ses affres de séducteur infatigable, les femmes, ses conquêtes, ses tromperies qu’il fallait garder secrètes, ses ruptures. »
Caroline Tiné excelle dans l’art du récit familial entremêlé à la grande Histoire. À travers une narration alternant plusieurs temporalités, elle fait revivre cette Algérie où ses ancêtres s’étaient établis en 1832 pour y faire du commerce. « Le Père avait été élevé par des parents qui recevaient des musulmans chez eux, ce qui leur avait valu de nombreuses critiques. L’activité principale des Français aisés se limitait à la plage six mois par an. Les femmes, qui ne travaillaient pas, doraient au soleil, se baignaient dans l’eau turquoise, bavardaient entre elles. Lui n’aimait pas la plage, ne se mettait pas au soleil et portait toujours un chapeau de paille. Il était un industriel, répétant à l’envi : «Il n’y a jamais eu de colons dans ma famille. » La colonisation ayant été décidée pour et par l’agriculture, ces derniers exploitaient des hectares de terres en dehors de la ville, tandis que les membres de la famille avaient toujours été des citadins. »
Dans cette fresque où l’intime et le politique s’entrelacent avec finesse, elle retrouve aussi Malika, son amie d’enfance restée en Algérie et dont les blessures sont encore bien vivaces. « On sort à peine d’un enfer qui a duré dix ans. J’ai dû retourner me cacher en Kabylie. J’ai un enfant tu sais, un fils, mais son père a été assassiné par les terroristes algériens, comme le mien, tu t’en souviens, l’a été par les Français. J’en suis arrivée à me demander laquelle des deux guerres a été la pire. Gagner son indépendance pour se retrouver sous l’idéologie de la charia, ça fait réfléchir, murmure-t-elle d’un air songeur. On est en train de revenir à la loi républicaine, mais ces années de plomb ont laissé des traces, cent mille morts au nom de la religion, tu te rends compte. »
Si Pas de larmes est avant tout une quête de soi, il est aussi une tentative de réconciliation. Avec l’histoire familiale et avec une terre natale. Même si les questions demeurent nombreuses – « peut-on s’affranchir de l’« ambivalence » avec une histoire telle que la sienne ? Un mot duel, ambigu, issu du latin ambi («tous les deux ») et valentia (« valeur »). Et si, plus que biculturelle, elle était elle-même une frontière unicolore francoalgérienne, sans le trait d’union qui désunit les deux mots, une frontière devenue son moi intime ? Et si la relation avec son père s’était construite ainsi, en exil, autour de deux sentiments apparus simultanément, l’amour et le désamour, le désir d’une chose et son contraire ? » – il lui reste à trouver un semblant d’équilibre. Par ses touches d’humour et la vivacité de ses dialogues, Caroline Tiné évite le pathos et donne à cette introspection une dimension profondément humaine et universelle.
En refermant ce livre, une sensation demeure : celle d’avoir traversé un voyage puissant, sensoriel et émouvant, où la mémoire et l’oubli s’affrontent dans une danse enivrante.

Pas de larmes
Caroline Tiné
Éditions Albin Michel
Roman
288 p., 20,90 €
EAN 9782226500083
Paru le 1/04/2025


Où ?

Le roman est situé en Algérie, àAlger et dans les environs ainsi qu’à Sidi-Ferruch et Tipaza. On y évoque aussi un exil au Maroc et un autre en France.



Quand ?

L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1832.



Ce qu’en dit l’éditeur

« Surtout pas de larmes », lui enjoignait son père pour couper court aux émotions. Or, lorsque Victoire s’en retourne en Algérie, le pays de ses ancêtres, afin d’y disperser les cendres du patriarche qui vient de mourir, les souvenirs affluent, lumineux et nostalgiques.
La figure du père, militant pour l’indépendance de l’Algérie avant d’en être chassé et de se voir renvoyé en France, se mêle peu à peu au besoin impérieux de se libérer des pans douloureux de l’histoire familiale et d’arracher le fil qui la lie à cet homme brillant, grand séducteur, admiré et redouté à la fois.
Dans cet envoûtant roman, la plume poétique et teintée d’humour de Caroline Tiné épouse magnifiquement cette délivrance jusqu’à la métamorphose finale.
D’Alger la blanche à Tipaza, le retour d’une femme sur les traces du passé et des secrets du père…



Les critiques

Babelio 
Le petit Marsellanais 

Les premières pages du livre

« La dernière photo
Chaque jour Victoire observait la photo sur la table de chevet de sa mère. Les trois enfants habillés de blanc, jupes plissées et sandales blanches pour elle et Delphine, la sœur jumelle de Benjamin, qui, lui, portait un short anglais à revers tenu par des bretelles en coton rehaussé d’un point de surjet, semblaient sortis de la Bibliothèque rose. Tous les matins avant de partir pour l’école, pendant que sa mère qu’on appelait Mama se préparait dans la salle de bains, elle s’asseyait sur le lit, approchait son visage de l’image posée dans un cadre sans verre contre la lampe en opaline rose, froissait délicatement entre ses doigts le très fin couvre-lit en soie, se penchait plus avant vers la photo, espérant en retirer une odeur, une texture, un chuchotement peut-être. Mais l’image restait morte. On ne voyait plus que les regards éteints d’enfants ballottés qui semblaient surnager en attendant demain.
Elle aurait bientôt sept ans. Les jumeaux, son frère et sa sœur, la suivaient d’à peine un an. La photo datait des derniers jours passés dans la grande maison de l’enfance à Alger. La haute silhouette du palmier en arrière-plan étalait son ombre sur la tonnelle accueillant les glycines. Les jumeaux se tenaient côte à côte, légèrement en retrait par rapport à la barrière blanche en bois peint, contre laquelle elle était appuyée, enfant un peu tragique à la limite des larmes, sur le chemin bordé de bougainvilliers, dont elle devinait la couleur pourpre, la photo étant en noir et blanc. En fermant les yeux, elle essayait de faire surgir le parfum à la fois suave et fleuri qui s’exhalait du jardin qu’elle connaissait depuis sa naissance et qui avait été planté par la grand-mère paternelle à la génération précédente. Elle sentait presque les effluves du jasmin, ou était-ce la fleur d’oranger. Elle avait gardé en mémoire la caresse très douce sur son genou, effleuré ce jour-là à travers la barrière par une fatma enveloppée dans son haïk blanc, qui remontait le chemin vers le centre-ville et avait murmuré quelques mots gentils en regardant ses yeux verts. Elle avait cherché à deviner son visage derrière le mouchoir en tissu brodé qui en dissimulait la moitié et dont elle imaginait la peau dense et dorée comme le pain à la semoule qui cuisait dans le four en terre de la grande cuisine.
La sonorité du nom El Biar, ce quartier que la famille habitait, situé au nord d’Alger, au-dessus de la casbah, et qui signifie « la source » en arabe, ou encore « le puits », se superpose au léger tremblement de ses lèvres avivé par l’image de sa vie d’avant. Depuis le sommet de la colline, elle y distinguait toute la ville, sans être bousculée par la foule qui l’effrayait. Elle se souvient de la promenade quotidienne, depuis la maison jusqu’à la grande place, avec Kheira qui l’emmenait au marché, elle seule parce qu’elle était l’aînée. Elles faisaient un premier arrêt chez le marchand de tabac, situé sur le côté droit de la rue Sadi-Carnot, juste après la poste, pour acheter les Bastos filtre de l’Homme, dont il fumait trois paquets par jour. Si les Bastos venaient à manquer, il fallait se rabattre sur des Mélia. Plus loin dans la rue, c’était le moment de pause au magasin de bonbons ; encouragée par le sourire de la nounou, elle se saisissait des rubans de réglisse qui teintaient la langue en noir, des cônes en papier vert et blanc qui contenaient la poudre d’Antésite au goût anisé, qui explosait sur la langue comme un feu d’artifice. Et elle rapportait à la maison des chewing-gums Globo ou Zigomar qu’elle mâcherait en douce quand sa mère ne la regarderait pas. Elle se souvient de sa main nichée dans celle de Kheira, sous le grand voile blanc qui enveloppait tout son corps, de la tête aux pieds, le tissu soyeux qu’elle se délectait à chiffonner, tandis que la nounou Kheira lui souriait de ses yeux bordés de khôl, au-dessus du triangle en dentelle qui masquait le reste de son visage.
Elle se souvient du moment où Toufik, le cuisinier, ceint de son tablier bleu en grosse toile et coiffé de son fez rouge sur la tête, s’apprêtait à appuyer sur le déclencheur de l’appareil photo. C’était un jour de sirocco, un matin sûrement, le ciel pesait lourd, la mer émergeait du brouillard, on devinait la brume épaisse gorgée de sable du désert qui cisaillait l’horizon, une chaleur sèche grattait la gorge. Toufik avait un regard soucieux. D’ici quelques jours, il les mènerait, elle, la mère et les jumeaux, au paquebot Ville d’Alger qui les embarquerait pour la métropole. Les parents avaient décidé de se séparer. La mère et les enfants iraient s’installer à Paris. L’Homme resterait à Alger. C’était la guerre.
En regardant la photo, elle apprit, chaque jour un peu mieux, à rebroder ses souvenirs, fermer les yeux, respirer fort, s’évader dans un rêve éveillé qui la transportait dans sa vie passée. Le minuscule abri, qu’elle avait confectionné à partir des branches sèches tombées du palmier de l’entrée de la villa, puis caché au pied du grand mimosa derrière la cuisine, non loin de l’auvent où se côtoyaient les hautes poubelles, les mobylettes et le linge qui séchait sur un fil. La table en métal rouillé, autour de laquelle le personnel prenait ses repas, sur des chaises dépareillées dont l’assise était dissimulée sous des coussins que le soleil avait rendus pâles. Il y avait Toufik le cuisinier, Kheira qui s’occupait des enfants et de la maison, et deviendrait la femme de Toufik. Il y avait les deux jardiniers coiffés de turbans ocre au visage creusé de rides profondes qui dormaient dans l’annexe de la grande maison à côté de la bergerie. Il y avait Brahim, le chauffeur, toujours vêtu à l’européenne, et peut-être d’autres dont elle avait oublié le nom. Ils étaient tous kabyles, parlaient une langue musicale, pas l’arabe rauque de la rue. Abritée dans sa cahute, dont le fond en terre rouge était recouvert d’une vieille nappe mauresque subtilisée dans le panier à couture, elle s’imprégnait de toute cette beauté en écoutant chanter Kheira. Elle se souvenait que cela la rendait triste, comme si les belles choses avaient une fin.

Ce rituel était inscrit dans la mémoire de Victoire avec parfois quelques variantes, parce que si elle pensait trop longtemps elle ne pensait plus dans l’ordre. Chaque jour avant l’école, elle venait prendre des forces pour affronter les journées incolores auprès du seul fragment de douceur qui restât de son passé, dans la nouvelle chambre de Mama tapissée façon boudoir, depuis qu’ils étaient confinés à Paris. On aurait pu croire qu’elle était nostalgique de l’Homme qui les avait abandonnés, non elle l’avait effacé en quittant le pays où elle était née. Elle était simplement devenue une petite fille fragile, veillant à ne pas montrer qu’un rien la bouleversait.
Un jour la photo disparut. Elle s’allongea sur le canapé-lit. Il faisait froid. Une sensation de flou l’enveloppa. Sa maison s’était évanouie en même temps que la photo. Elle devrait habiter au fond d’elle-même.
Elle regarda autour d’elle, il n’y avait aucune photo sur les murs enrobés de papier fleuri. Une pluie grise frappait les carreaux. Elle fit quelques pas jusqu’à la pièce voisine, le plafond était crasseux, elle colla sa tête contre la vitre. Du haut du deuxième étage, les troncs des grands arbres qui longeaient l’avenue tenaient la lumière à distance. La trace embuée de son visage assombrit la fenêtre, un nouveau jour blafard s’annonçait. Il n’y avait plus de place pour l’enfance dans cette vie-là.
Au grand dam de la tante Ursula qui avait accueilli la petite famille dans son trois-pièces aux portes vitrées, sentait le citron confit et parlait sans jamais s’arrêter, Mama avait acheté un chien, un cocker dont les oreilles tombaient et qu’il fallait promener en laisse dans la ville livide. Quand Tante Ursula s’énervait, un gros grain de beauté posé à l’endroit de la moustache tressautait au rythme de son incessant bavardage. Les enfants riaient en douce. Mais ils aimaient bien Tante Ursula.
Un blizzard glacé soufflait sur Paris. Des bourrasques de neige blanchissaient les toits. Du givre s’était déposé sur les vitres. Les branches du marronnier sans feuilles étaient figées comme des doigts gelés. Le dimanche les enfants patinaient sur le lac pétrifié du bois de Boulogne. Dans l’appartement de Tante Ursula, le chauffage arrivait par rafales nauséabondes à travers des bouches de chaleur vétustes. Pour échapper à la monotonie des jours sans lumière, Victoire, qui avait appris à lire, déchiffrait avec application les articles de journaux qui évoquaient l’Algérie, espérant ainsi devenir une petite grande personne.
En même temps que la guerre d’Algérie avait éclaté, dans les montagnes arides des Aurès, à l’est du désert du Sahara, où vivaient les Berbères, la famille avait explosé et une sorte de pincement à l’endroit du cœur ne la quitta plus véritablement. Les digues avaient lâché, la terre s’était coupée en deux, une sensation de danger s’était installée. Devenue son propre secret, froide à l’intérieur, elle s’entraîna à vivre au-dedans d’elle-même.
Comme si les enfants tristes mûrissaient plus vite que les autres, Victoire s’exerça dans le miroir ovale et doré qui surmontait le canapé déglingué à acquérir un visage impénétrable. Et elle se fit un serment. Guerre ou pas guerre, elle retournerait à Alger aux beaux jours, pas pour l’Homme, elle n’aimait plus l’Homme, mais pour Kheira qu’elle avait quittée sans savoir qu’elle ne la reverrait pas. Les souvenirs ricochaient en elle comme des galets blancs polis par la mer.

Six pieds sous terre
Le soleil brille ce jour-là, les volets rouges sourient sur la maison, c’est l’été sur la Côte basque. Les voix résonnent dans l’escalier au rythme des pieds qui montent, descendent, font chanter les marches usées recouvertes d’un tapis sur lequel on glisse à cause du monte-escalier pour handicapé fixé à la rampe que plus personne ne songe à éviter. Chacun semble s’envoler ce matin-là. C’est le dernier jour du Père, après il ira sous terre. La cérémonie est prévue dans une demi-heure, ils sont trop nombreux pour être à l’heure ; d’un coup l’air devient très chaud et vaguement poisseux, comme si le ciel algérien s’invitait pour célébrer les origines de la famille.
Ils sont presque tous là, les enfants, les petits-enfants, qui s’entassent dans les voitures branlantes du Père ; même à Alger, dans ses jeunes années, il n’achetait pas de voiture neuve, la seule que Victoire eût connue quand ils étaient enfants, c’est la 403 Peugeot gris flambant neuf que Brahim, le chauffeur kabyle, briquait et lustrait avec une peau de chamois jaune avant de conduire son patron au bureau.
Ils arrivent en courant à l’église baroque immense où Louis XIV avait épousé Marie-Thérèse d’Autriche, infante d’Espagne, ce qui ne va pas si mal au Père, lui le fervent opposant à la monarchie distillant ainsi sa dernière blague. Le cercueil est installé sur les tréteaux face à l’autel et les croque-morts posent avec précaution, sur le drap bleu blanc rouge qui le recouvre, une boîte ouverte dans laquelle est allongée la croix d’officier de la Légion d’honneur. Victoire n’est pas sûre que le Père aurait apprécié cet insigne sur son cercueil, mais comment savoir, il aimait les honneurs bien qu’il prétendît le contraire.
La médaille de chevalier lui avait été remise à son retour d’Algérie trois ans après l’indépendance. Des années plus tard, avec la gauche au pouvoir, il avait été promu officier, pour ses services rendus alors qu’il dirigeait une importante usine de papier où il avait instauré une participation aux bénéfices pour tous les travailleurs et réussi à éviter les grèves. Mais son rôle dans la guerre d’Algérie résonne en filigrane. Le Père n’aurait accepté aucune décoration pour des raisons qu’il aurait jugées futiles. Il n’était pas un chanteur de variétés, disait-il, ni un photographe de mode. C’était un homme intègre, affirmera plus tard le curé avec emphase dans un sermon totalement inventé ; il ne connaissait pas le mort, qui ne mettait jamais les pieds dans une église.
Victoire n’écoute pas grand-chose pendant cette messe, en réalité une bénédiction sans communion, aucun membre de la tribu n’étant pratiquant. Elle lutte contre le sommeil, essaye d’éprouver du chagrin, c’est peine perdue. Elle n’arrête pas d’oublier qu’il est mort. Elle écoute vaguement l’Évangile selon saint Matthieu, mais elle est ailleurs, elle est souvent ailleurs.

Lui revient en mémoire la scène surréaliste chez le curé de la paroisse qui les a aidés l’avant-veille à préparer la cérémonie. Dans la magnifique sacristie tout en pierres laissée dans son jus dont le style classique et austère contraste étrangement avec les peintures baroques et colorées de la nef, la famille s’était installée, par ordre d’âge, autour d’une table de réunion ovale en plastique noir qui occupait la place d’honneur. Le curé déploya un fascicule obsèques à l’intérieur duquel il fallait choisir un texte dans la colonne A1 et un autre dans la L8. Le silence se fit.
– Nous on choisit des textes intelligents, pas n’importe quel paragraphe débile, asséna alors une des sœurs en haussant le ton. On lit la Bible qui est traduite à partir des manuscrits hébraïques, pas la Bible sulpicienne de l’abbé Crampon, vous voyez de quoi je parle ?
Le vieux curé laissa échapper quelques borborygmes, s’épongea le front et les joues couperosées, retira ses lunettes et se laissa lourdement tomber sur une chaise. Il portait encore les vêtements rouges et dorés de la messe de mariage précédente, mais son teint avait viré au beige, il respirait bruyamment, il avait l’air au bord de la mort.
Victoire fut frappée par la métamorphose de sa sœur cadette, athée, agrégée de lettres. En quelques années Thérèse (ainsi nommée en souvenir de la nurse pieuse qui avait élevé plusieurs membres de la famille de la génération précédente) avait pris l’allure d’une nonne grise, émaciée, fanée, dont les pauvres cheveux fins et blancs semblaient coupés au sécateur. Elle avait commencé sa carrière tardive comme enseignante de français et philo dans des ZEP en banlieue parisienne, s’engagea corps et âme dans le sauvetage des rares élèves de terminale intéressés par la culture, qui n’avaient pas encore quitté l’école. Elle sortit de là exténuée au bout de quelques années, maigre et le teint hâve, et fut nommée, ce qu’elle avait refusé jusqu’alors pour se consacrer aux défavorisés, dans une université de la rive gauche où elle constata rapidement, malgré ses efforts pour leur ouvrir l’esprit à la lutte des classes, avec une immense déception et une vague de ressentiment, que les gosses de riches n’avaient pas besoin d’être sauvés. Pour échapper à cette bourgeoisie dont la compagnie lui donnait des haut-le-cœur, elle se débrouilla pour obtenir un statut de remplaçante. Ainsi, malgré sa bonne volonté, elle n’était plus débordée, corrigeait ses copies à domicile, et trouvait le temps de militer pour l’extrême gauche. Victoire assista parfois à des réunions organisées par sa sœur dans un entresol au fond d’une salle dont le plafond bas, maculé de taches sombres et grasses provenant de la fumée de cigarette – les militants fument énormément –, évoquait une caserne militaire abandonnée ou une antique aile d’hôpital promise à une réfection improbable. Victoire fut médusée de découvrir Thérèse haranguer l’assemblée et communiquer une ferveur quasi mystique, appelant à la destruction de l’ordre établi et des privilèges. Elle ne put cependant s’empêcher de révéler son attachement aux Brigades rouges et le soutien épistolaire qu’elle avait apporté à ceux des révolutionnaires qui se trouvaient toujours en prison dans les années quatre-vingt ; le risque de prosélytisme déplut aux instances supérieures du parti. Thérèse fut discrètement priée de mettre son talent en sourdine, elle en conçut une certaine aigreur, et une grande fatigue l’envahit. Elle se mit en réserve de l’Éducation, renonça à son mandat politique de chef de section, s’inscrivit comme étudiante à un master de théologie dans une faculté catholique. Puis elle décida de consacrer du temps au Père dont la maladie pulmonaire s’aggravait et dura dix ans, jusqu’à ce jour de funérailles. Petit à petit, elle qui avait été si jolie s’était mise à ressembler à l’infirmière qui habitait à demeure dans la maison basque, une sorte de dame de compagnie âgée portant une jupe longue arrivant aux mollets, d’épais collants mousse et des chaussures à semelle crêpe. Et, en même temps qu’elle sombrait dans le sacrifice, Thérèse donnait à qui voulait les entendre des leçons de morale, de culture, de tout, y compris de Bible sulpicienne.
Qui aurait pu prévoir un tel revirement chez cette ancienne toxicomane qui, à peine sortie du lycée, se scarifiait les bras, pratiquait le piercing comme un sport de combat, partout sur le corps, les oreilles, le nombril et même la langue, ce qui l’empêchait de parler et la forçait à hurler tout en zézayant ? Qui aurait pu imaginer que cette gracieuse étudiante blonde, brillante et silencieuse, deviendrait une furie gothique portant sur le haut du crâne une crête de cheveux en brosse teints en noir corbeau ? Maquillée comme une roue de carrosse, ses yeux couleur turquoise lançant des éclairs derrière une épaisse couche de mascara, juchée sur des bottines lacées aux bouts ferrés en forme de coques, portant une imposante tenue de camouflage, elle était aussi rassurante qu’un mercenaire bolchevique ou katangais. Une overdose la laissa sur le flanc, docile et hébétée, et elle récupéra sa chambre d’adolescente chez ses parents. Elle sombra alors dans les études sans desserrer les dents jusqu’au CAPES puis l’agrégation, et se laissa cueillir par un révolutionnaire franco-argentin qui ressemblait à un beau militant guevariste des années soixante-dix, rôdait autour de la fac et s’était engagé à ne pas travailler pour ne pas risquer de voler le salaire d’un employé au SMIC. Comme il fallait bien que l’un des deux gagne sa vie et celle de l’autre, elle retrouva sa couleur de cheveux et son anonyme silhouette, puis intégra l’Éducation nationale. Le couple décida par la suite de ne pas procréer, de ne pas jeter des enfants qui n’auraient pas demandé à vivre sur les fourches décadentes d’un monde pourri.
En écho à la diatribe de la sœur à propos des différentes versions de la Bible, aussi long et maigre qu’un échalas, deux fois plus grand que le curé qui ne savait plus où ranger son ventre rond, le frère se leva ou plutôt se déplia, et se tourna vers Thérèse.
– Maintenant tu vas fermer ta gueule, aboya-t-il d’une voix à la fois criarde et ulcérée, sous une moustache poivre et sel dont les poils longs lui chatouillaient les narines, accentuant les tics qui lui criblaient le visage. On ne va pas passer la journée ici, avancez dans vos magouilles, ajouta-t-il à l’intention du curé, on n’a pas que ça à faire, il faut aller vite…
Il fallait toujours aller vite.
La sœur, Thérèse, et le frère, Patrice, nés du second lit du Père, avaient une admiration sans bornes pour leur propre intelligence, et une propension aux colères incontrôlables.
Victoire n’a pas oublié ce jour où, en vacances chez le Père – elle avait huit ans, on était en pleine guerre civile –, alors que les parachutistes sillonnaient les rues et enjambaient les morts à la recherche de cachettes de dissidents, et que le couvre-feu avait été déclaré, on avait envoyé le chauffeur à la nuit tombée chercher des bananes en ville pour calmer la colère du frère. L’enfant âgé de trois ans à peine se roulait par terre, se tapait la tête contre le sol de la cuisine carrelé de zelliges rouges et gris, frappait tout ce qui se trouvait à ses côtés, poussait des hurlements qui vrillaient les oreilles. Il exigeait des bananes, pas des mandarines, non, des bananes. Le chauffeur en rapporta un régime après s’être faufilé tous feux éteints dans les ruelles obscures de la casbah. L’enfant se releva en hoquetant, le visage déformé par une série de tics qui ne disparurent jamais vraiment, puis s’écroula à nouveau sur le sol. Il n’avait plus envie de bananes. Personne n’avait rien dit. Il ne fallait surtout pas contrarier la mère de Patrice, enceinte de Thérèse, laquelle donnait des coups de pied si violents à l’intérieur du placenta que la pauvre femme, sa mère, étouffait une plainte continue annonçant, craignait-on, la sinistre imminence d’un dernier souffle.
Après moult essais rétifs à la violence de son tempérament, le frère, Patrice, trouva sa voie dans la fonction publique. Cela ne fut pas son premier choix, il avait eu des velléités de mise en scène de théâtre, peut-être avait-il les talents d’un artiste camouflés au fond d’une nature contrariée, comment savoir ? Parallèlement il passa plusieurs concours dans la police et atteignit le grade de commissaire. Chez les pieds-noirs, c’était une tradition, on respectait les fonctionnaires, surtout à cause de la sécurité de l’emploi. Le Père, qui avait bien sûr décidé pour le frère, et qui n’avait aucun respect pour la loi en dehors de la sienne, trouva un certain prestige à cette nomination qu’il voyait comme un marchepied vers la DGSE.
Les yeux perdus dans le vague depuis le fracas dissonant de la scène de l’avant-veille entre Thérèse et le curé, Delphine, issue comme Victoire du premier lit du Père, vêtue de blanc comme si elle se rendait à un mariage, ses cheveux bruns ramassés en deux couettes d’épaisseur distincte nouées de chaque côté d’une raie en dents de scie, se balançait sur sa chaise. Elle n’écoutait pas, parce qu’elle n’entendait rien. Depuis la disparition de son jumeau, elle avait pris l’habitude d’adopter à volonté une posture sourde et muette, signifiant ainsi son exclusion d’un monde auquel elle était étrangère. Ou alors elle intervenait à contretemps, provoquant l’hilarité intérieure de Victoire, qui repérait dans l’hystérie de Thérèse et Patrice et les gaffes de Delphine les ingrédients d’une comédie digne des Marx Brothers, ce qui introduisait en sourdine une dose de gaieté dans cette famille où le rire était absent.
Assise sur une chaise en paille au premier rang de la vaste église où résonne l’écho du sermon, les pieds calés sur le barreau inférieur d’un prie-Dieu recouvert de velours rouge mité, Victoire se demande ce qui a pu, voilà deux jours, générer une telle violence verbale dans l’antre du pauvre curé de province. Le chagrin peut-être ? Ou la trouille de rater la mort du Père, comme s’il continuait à diriger les opérations depuis son cercueil ? Il avait régné sur ses cinq enfants à la manière d’un patriarche, s’évertuant sur le tard à réparer les divisions, à former une famille. Une famille de cinglés, mais une famille tout de même. Un mot sans cesse prononcé comme s’il était nécessaire de se convaincre qu’un ramassis de névroses constituait un groupe solidaire. Une famille dans laquelle Victoire, l’aînée, s’est toujours sentie décalée, lointaine observatrice, la distance lui tenant lieu de bouclier contre un possible engloutissement. »

Extraits

« Il y eut du chaos dans la tête de Victoire. Elle regarda ce vieil homme endormi dans le brouillard de sa mémoire, créature légèrement tremblante qui avait besoin de se raconter, de dire les mots qu’il n’avait peut-être jamais révélés, d’être sincère, enfin. Comment savoir ? Elle redoutait ses confidences, qui le plus souvent tournaient autour de ses affres de séducteur infatigable, les femmes, ses conquêtes, ses tromperies qu’il fallait garder secrètes, ses ruptures.
Un don Juan romantique qui ne se contentait pas de séduire, mais tombait amoureux, se lassait, puis s’apitoyait sur lui-même, n’exprimant aucune souffrance autre que l’inconfort d’un chagrin d’amour sans importance. » p.80-81

« — Je suis restée fidèle aux patrons, dit-elle, le café d’origine a été détruit par les islamistes pour décourager et punir les femmes qui osaient s’y rendre. On sort à peine d’un enfer qui a duré dix ans. J’ai dû retourner me cacher en Kabylie. J’ai un enfant tu sais, un fils, mais son père a été assassiné par les terroristes algériens, comme le mien, tu t’en souviens, l’a été par les Français. J’en suis arrivée à me demander laquelle des deux guerres a été la pire. Gagner son indépendance pour se retrouver sous l’idéologie de la charia, ça fait réfléchir, murmure-t-elle d’un air songeur. On est en train de revenir à la loi républicaine, mais ces années de plomb ont laissé des traces, cent mille morts au nom de la religion, tu te rends compte. Et toi, tu en es où ?
— C’est fou comme tu es restée la même, dit Victoire.
— Toi aussi, dit Malika en retrouvant le sourire. Et on a toujours les mêmes couleurs, toi claire, moi foncée, dit-elle avec un clin d’œil. Tu te souviens comment les gens nous regardaient en biais ? » p. 124

« — Je suis venue enterrer mon père au cimetière Saint-Eugène, mais c’est bien plus important pour moi de te retrouver, dit Victoire. Tu représentes les seules vraies belles années de ma vie.
— Ça m’a fait un choc d’apprendre la mort de ton père. Pour moi il était indestructible, un symbole de tolérance et de liberté. Quelle chance tu as de lavoir gardé si longtemps ! Le mien est parti bien trop tôt. Mais on peut être fières de nos pères, ce sont deux héros.
Victoire baisse la tête.
— Je t’ai apporté la photo, chuchote Malika. J’ai hésité, je n’étais pas sûre que ce soit une bonne idée de remuer le passé, Mais on est liées par ça, la guerre, celle qu’on a vécue, et le courage de nos pères. » p. 125

« Tout jeunes enfants, chaque jour quand ils rentraient de l’école parisienne, ils retrouvaient leur mère qui n’avait pas quitté son lit de la journée, inconsolable du départ de l’Algérie, anéantie par les mensonges d’un mari infidèle, À la nuit tombée, elle se noyait dans l’alcool, s’épuisait sur des tâches domestiques inutiles, parcourait l’appartement en claquant violemment les portes, s’embarquait enfin dans de bruyants monologues. » p. 155

« — Les harkis ? Tu leur as pardonné leur trahison ?
— Je les comprends mieux aujourd’hui, dit Malika. Je n’oublie pas qu’ils ont payé très cher leur fidélité à la France qui les à trahis. Je n’oublie pas que les fellaghas en ont massacré des centaines, je n’oublie pas qu’ils ont été livrés à la vindicte populaire par une partie de l’armée française, que la France les a parqués et accueillis comme des chiens dans des camps innommables. Leur sort restera la honte de la France.
— Je suis d’accord, dit Victoire, on en a déjà parlé. » p. 189

« Ses ancêtres s’étaient établis à Alger dès 1832 pour y faire du commerce. Le Père avait été élevé par des parents qui recevaient des musulmans chez eux, ce qui leur avait valu de nombreuses critiques. L’activité principale des Français aisés se limitait à la plage six mois par an. Les femmes, qui ne travaillaient pas, doraient au soleil, se baignaient dans l’eau turquoise, bavardaient entre elles. Lui n’aimait pas la plage, ne se mettait pas au soleil et portait toujours un chapeau de paille. Il était un industriel, répétant à l’envi : «Il n’y a jamais eu de colons dans ma famille. » La colonisation ayant été décidée pour et par l’agriculture, ces derniers exploitaient des hectares de terres en dehors de la ville, tandis que les membres de la famille avaient toujours été des citadins. » p. 241

« En relisant ces lignes, aujourd’hui dans ce refuge, une émotion la submerge, elle ne sait plus qui est l’homme, qui est le père. Les oscillations qu’elle traverse vont de l’un à l’autre, comme si elle avait adopté une posture en biais, jamais vraiment droite, posée sur un fil vacillant entre deux mondes. Peut-on s’affranchir de l’« ambivalence » avec une histoire telle que la sienne ? Un mot duel, ambigu, issu du latin ambi («tous les deux ») et valentia (« valeur »). Et si, plus que biculturelle, elle était elle-même une frontière unicolore francoalgérienne, sans le trait d’union qui désunit les deux mots, une frontière devenue son moi intime ? Et si la relation avec son père s’était construite ainsi, en exil, autour de deux sentiments apparus simultanément, l’amour et le désamour, le désir d’une chose et son contraire ? Il lui resterait alors à tendre le fil et à regarder droit devant elle comme le font les funambules pour trouver leur équilibre sans tomber dans le vide. » p. 255

À propos de l’autrice
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Caroline Tiné © Photo DR

Caroline Tiné, journaliste puis directrice de la rédaction de Marie Claire maison, a publié deux romans aux éditions Albin Michel : L’Immeuble, prix du Premier roman en 1990 ; Le Roman de Balthazar, prix du Lion’s Club international en 1993. Ont suivi Le Fil de Yo, publié aux éditions JC Lattès en 2015, finaliste du prix de la Closerie des Lilas, et Tomber du ciel, aux Presses de la Cité, en 2020. (Source : Éditions Albin Michel) 

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