
La passe-visage (Koren Shadmi – Editions Marabulles)
Dans un New York futuriste, une femme répète son texte devant un miroir. Elle tente d’entrer dans son rôle et de trouver la bonne intonation dans sa voix. Ce soir, elle incarne Claire, l’épouse d’un certain Billy, qui cache à ses parents qu’il a divorcé depuis plus d’un an, de peur de lire la déception dans leurs yeux. C’est pour cette raison qu’il fait appel à une actrice pour masquer la vérité. Dans le restaurant chic de Manhattan où ils passent la soirée, les parents de Billy n’y voient que du feu, car cette actrice joue Claire à la perfection. En même temps, elle a un fameux atout dans sa manche, puisque Rose est ce qu’on appelle une « passe-visage ». Grâce à une intervention chirurgicale, elle a acquis le pouvoir de changer son apparence physique de façon instantanée. Du coup, elle est capable d’adopter tous les visages, en fonction des rôles qu’on lui demande de jouer. Comme les autres « passe-visage », Rose loue ses services par le biais d’une application baptisée Quiétu. Pour satisfaire les exigences des clients, elle multiplie les changements d’identité, en se documentant à chaque fois sur les personnalités qu’elle doit endosser, notamment grâce à des vidéos. A la demande d’un père, elle joue le rôle de sa fille, qui ne lui parle plus depuis des années. Pour un ado, elle entre dans la peau de la fille la plus populaire du collège, afin qu’il puisse frimer auprès de ses amis. Pour Sharon, elle devient Frannie, une vieille amie perdue de vue, histoire de la replonger un moment dans sa folle jeunesse. Rose, qui rêve de percer en tant qu’actrice, utilise chacune de ces interprétations pour perfectionner son jeu. Mais surtout, la jeune femme espère que ses prestations sur Quiétu vont lui permettre de gagner assez d’argent pour récupérer la garde de sa fille. Hélas, à force de changer de visage, Rose finit quasiment par oublier qui elle est réellement. De jour en jour, son mal-être physique et mental ne cesse de s’accentuer.

« La passe-visage » est la nouvelle bande dessinée de Koren Shadmi, un dessinateur de comics israëlo-américain. Son nom ne résonne pas encore vraiment de ce côté-ci de l’Atlantique, mais c’est un auteur très connu aux Etats-Unis. Ses illustrations et ses bandes dessinées ont notamment été publiées dans le New York Times, le New Yorker, le Wall Street Journal et le Washington Post. Il a également été nominé pour le prestigieux prix Will Eisner. Ce qui est intéressant avec sa nouvelle BD, c’est qu’elle paraît en français avant d’être publiée en anglais. Cela démontre que sa cote en Europe est en train de monter, notamment grâce à sa BD sur le Velvet Underground, parue en 2024 aux éditions La Boîte à Bulles. « La passe-visage » est un récit d’anticipation qui devrait plaire aux amateurs de la série « Black Mirror » puisqu’on y est plongé dans un avenir proche à la fois crédible et effrayant. C’est une BD dans laquelle on ne s’ennuie jamais: son découpage en courts chapitres, basés sur les différents personnages interprétés par Rose, permet une narration efficace et rythmée. Et puis surtout, c’est une histoire qui est parfaitement dans l’air du temps. A une époque où l’intelligence artificielle et les fake news rendent toujours plus difficile la distinction entre le vrai et le faux, « La passe-visage » est une réflexion plus que pertinente sur la technologie, mais aussi et surtout sur les relations humaines, qui deviennent forcément plus compliquées quand le virtuel s’en mêle. Autrement dit, il s’agit d’une BD qui devrait plaire à tous les amateurs de science-fiction intelligente. A noter que si vous avez aimé « La passe-visage », vous devriez passer un tout aussi bon moment avec « Le Voyageur », une BD plus ancienne de Koren Shadmi, qui paraît également en français ces jours-ci, toujours aux éditions Marabulles.