Cher Chat,
Afin de mettre en pratique un séminaire universitaire que je viens de suivre sur feu Michel Montaigne, regretté essayiste, permettez que je m’essaie à mon tour et que j’en abuse. J’ai par nature l’éthos excessif et en terrain familier, j’ai facilement le genre qui s’épanche. C’est donc sans modération que je lève aujourd’hui mon essai à la santé de celui qui me fit gravir sa propre Montaigne cet hiver. Ai-je atteint le sommet ? L’atteint-on un jour ? Je m’autorise à en douter puisque là est le fondement du genre défendu.
La modestie ne m’étouffant pas, je tiens tout de même à mettre toutes les chances de mon côté et c’est par excès de zèle que je commencerai mon essai sur les excès par un humble topos* bien senti. En effet, je ne suis que disciple et tout comme Platon n’a fait qu’accoucher de la pensée de Socrate, je tiens à souligner que si je brille ici, ce n’est évidemment que grâce aux feux de la maïeutique de mon bon Chat.
J’aurais d’ailleurs aimé vous citer comme Montaigne citait Sénèque, mais je vous sais vertueux et je préfère opter pour un homme d’excès puisque tel est le sujet sur lequel je me propose de cheminer par sauts et par gambades, entrechats et hautes voltiges.
Donatien Alphonse François de Sade, divin marquis de son état, disait donc que c’est seulement en côtoyant l’excès que l’on trouve la liberté. J’ai toujours été spectatrice de mes propres excès. Ont-ils fait de moi une femme libre ? Et surtout, puisque le genre de l’essai se doit de peindre l’humaine condition, toutes les femmes de ma génération sans excèsption se retrouveront-elles derrière le portrait de la quadragénaire émancipée que je suis ?
Je prends donc la liberté de dresser une liste non exhaustive des excès, bacchanales, démesures, incontinences, redondances, surplus et hyperboles de ce siècle afin de faire l’école buissonnière sur l’idée que l’outrance pourrait ou non affranchir. Nous pouvons d’ores et déjà constater en tout cas qu’une orgie de synonymes libère le langage.
Je pèche donc volontiers avant tout par excès de zèle, vous l’aurez bien compris. J’ai la flatterie bien aiguisée et je manie l’éloge comme l’épée. En touchant à répétition le cœur de l’autre, le compliment s’avère une arme efficace pour obtenir un peu plus d’empathie et éventuellement, face à des obligations, un peu plus de latitude et de liberté. Par contre, il faut savoir doser l’excès, car une congratulation trop appuyée peut finir par paraître insincère et suspecte. L’arme peut donc être à double tranchant.
Je succombe régulièrement aux excès de la bonne chère, ce qui entraîne très rapidement un excès de poids, puis un excès de culpabilité qui m’amène alors à une quelconque pratique sportive, qui si elle est excessive me permet de retrouver rapidement une certaine liberté dans le mouvement. Face à des excès de gras, le taux de cholestérol prend facilement des libertés et échappe aux normes. Quant aux excès d’alcool, il faut bien convenir qu’ils nous libèrent de nos inhibitions.
J’ai été tenté, l’âge avançant et l’expertise se précisant, par l’excès de pouvoir, mais étant donné que ma liberté s’arrête là où commence celle des autres, cela a vite posé problème.
J’ai cumulé les excès de vitesse et j’ai en effet joué avec la liberté de ne pas payer mes infractions. Mais il est impossible de compter sur un excès de sensiblerie de la part des gardiens de la liberté.
J’ai voulu dans ma prime jeunesse aimer à l’excès. « Tout est bon quand il est excessif », dixit mon libertin d’aristocrate. Je me suis donc donnée corps et âme en tout excès de confiance. L’amant choisi avait le prêche missionnaire, mais se laissa vite convertir à de moins religieuses positions. L’excès en tout étant la vertu de la femme, l’homme fut rapidement conquis par l’étendue vertueuse de mes vices et versa et me susurra : je vous en prie, madame, prenez donc d’autres libertés. Mes excès le menant maintes fois à la délivrance, j’en concluais donc que l’excès libère. Mais de petites morts en petites morts, l’homme finit par manquer d’oxygène. L’air de la geôle des plaisirs se vicia et le cercle devint vicieux, car plus j’offrais d’amour et plus j’en désirais en retour, accaparant le corps et l’âme de l’autre qui finit par prendre peur et me rendit ainsi ma liberté. Ce qui, vous le constatez, vérifie l’adage du marquis qui, je vous le rappelle, affirme qu’en côtoyant les excès, on trouve la liberté.
Évoquons pour conclure, si vous le voulez bien, les excès reliés aux fêtes de fin d’année qui si elles sont derrière nous n’en finissent pas de revenir. Si je suis pourtant libre de ne pas participer à la grande Christmas féérie, je vous avoue que je finis toujours par céder au déchainement collectif, car Noël est le moment par excellence de tous les débordements.
Cela a commencé il y a deux millénaires, alors que trois mages inconscients offraient à un pauvre petit Jésus, qui ne demandait pourtant rien à personne, de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Nous savons tous aujourd’hui où ces excès menèrent l’enfant qui prit la liberté de se poser comme sauveur du monde. Un peu excessif, non ? S’il a certes tiré une épine du pied des bourgeois de Cana en multipliant à l’excès les pains lors de noces mal organisées, il ne me semble pas qu’il ait pris d’autres libertés pour enrayer une famine plus conséquente. On n’a décidément pas toujours l’excès placé au bon endroit.
Noël se décline donc, depuis la bévue des rois mages, en excès variés. Excès de party. De bureau, de club de loisir, de famille et, pire encore, de belle famille, celle-là même qui vous a justement privé de liberté, il fut un temps.
Excès de cadeaux aussi. Libres d’acheter ce que nous voulons, nous ne sommes malheureusement pas libres de recevoir ce que nous voulons.
Excès de nourritures terrestres en tout genre. Et là, Donatien Alphonse François voit juste puisque suite à des excès gastronomiques, vos intestins en viennent toujours à prendre quelques libertés.
J’aurais pu aborder aussi la religion qui, poussée à l’excès, tue la liberté de pensée, mais je risquerais sous un excès d’adrénaline de prendre position de manière trop drastique et le genre de l’essai m’en voudrait de jouer les détracteurs. Faisons donc semblant de rien, le Chat, vous lirez bien assez entre mes lignes inachevées le pourquoi du comment, le que sais-je du qui suis-je.
Alors que choisir ? Un trop de trop ou un pas à pas ? L’excès ou le pas assez ? L’essai est un genre inachevé. Je vous laisse donc la liberté d’en décider.
Un dernier excès que je vous adresse, à vous mon maître Chat, si vous le permettez. Laissons de côté Sade et écoutons La Bruyère qui avance très justement qu’il n’y a guère au monde un plus bel excès que la reconnaissance. N’hésitez donc plus et prenez, cher Chat, la liberté d’être excessif dans la reconnaissance de mon écriture.
Sophie
* Un topos est un sujet littéraire qui revient souvent jusqu’à constituer un thème récurrent et attendu dans la littérature. Par exemple, dans un roman, le topos de la rencontre amoureuse.
Notice biographique
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis 15 ans. Elle vit à Chicoutimi où elle enseigne le théâtre dans les écoles primaires et l’enseignement des Arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire. Parallèlement à ses recherches doctorales sur l’écriture épistolaire, elle entretient avec l’auteur Jean-François Caron une correspondance sur le blogue In absentia à l’adresse : http://lescorrespondants.wordpress.com/.