Chronique ontarienne, par Jean-François Tremblay…

Par Chatquilouche @chatquilouche

On en parlait dans les journaux au début du mois : un homme de Guelph en Ontario a décidé de ramener sa famille en 1986 pour toute une année.  Exit toute trace de technologie des trente dernières années, exit la télévision.  Au rancart les téléphones intelligents, tablettes, DVD, et tout ce qui n’est pas « d’époque ».  Et ce, pour 365 jours.  (Lire l’histoire complète ici.)

L’idée est venue à Blair McMillan lorsqu’il s’est rendu compte que ses deux fils de 5 ans et 2 ans préféraient jouer sur leur tablette ou à l’ordinateur plutôt que d’aller jouer dehors.

L’homme a décidé alors d’inculquer à sa progéniture des valeurs différentes en leur faisant goûter à sa propre enfance et au genre d’éducation qu’il avait reçue.  La femme de Blair a suivi le pas ; et ainsi la famille fut replongée dans les années 80.  Plus précisément en 1986, année de naissance de McMillan.

Je trouve le principe, pour ma part, trop radical, voire agressif.  J’ai souvent déploré le fait que des parents dans la jeune trentaine (des parents de mon âge et de mon entourage) achètent à leurs enfants des coffrets DVD de séries vieillottes telles Passe-Partout pour tenter de partager avec eux leurs souvenirs de jeunesse.  De ce fait, ce qu’ils font, à mon opinion, c’est imposer leur nostalgie à de petits êtres qui sont, dès lors, privés d’un développement « normal » au sein de leur propre époque.

Comprenez-moi : je ne dis pas que regarder un épisode de Passe-Partout par soir va rendre l’enfant de 2013 déficient, ou que cela causera une entrave majeure à son développement.  Ce que je prétends, c’est que les souvenirs que ses parents tentent de créer chez lui ne sont pas les siens.  Ils le deviendront forcément en regardant régulièrement ces émissions, mais ces souvenirs seront alors en décalage avec ceux de ses contemporains, ces derniers ayant grandi avec Caillou ou toute autre émission jeunesse de leur génération.  En vieillissant, l’enfant aura donc en tête des personnages et d’histoires qui furent créés à une autre époque, il aura ainsi des référents culturels différents des autres enfants de son âge, ce qui pourrait l’isoler.

Est-ce que cela est si mal en soi, que nos parents nous imposent leurs vieilles histoires ?  Les peuples qui s’abreuvent depuis toujours de contes et légendes passées, de génération en génération, ne font-ils pas la même chose ?  Oui, je suppose.  Mais je suppose également que les contes et légendes se sont adaptés au fil du temps, du moins un peu.

Outre ceci, on parle ici de « recréer » une époque entière.  En forçant ses enfants à regarder Passe-Partout (et je connais plusieurs personnes de mon entourage qui l’ont fait et le font encore), le parent désire leur faire vivre sa propre jeunesse, celle-ci étant idéalisée et teintée de rose dans son esprit.

Et c’est ce que tente de faire Blair McMillan, mais à la puissance 10.  Il recrée l’année 1986 en entier pour ses enfants.  Il leur impose, pendant un an, sa propre jeunesse, qu’il magnifie et dont il a sûrement oublié tous les désagréments.

Personnellement, je ne voudrais pas retourner en 1986.  J’avais 9 ans cette année-là, et je n’étais pas malheureux, pas du tout.  Ce n’est pas la question.  Mais il n’y a pas de meilleure ou de pire époque.  1986 avait autant de défauts qu’en a 2013, seulement ils étaient différents.  La nostalgie modifie nos souvenirs, et la mémoire est une faculté qui oublie.  Je suis certain que le monde entier avait autant de soucis à cette époque qu’aujourd’hui.  Et que bien des gens se disaient en 1986 : « C’était tellement mieux dans les années 60… »

Et si la technologie a une quelconque emprise sur vous et sur vos enfants en 2013, c’est que VOUS l’avez laissée gagner.  Elle n’a ni pensée, ni conscience, ni volonté.  Le nombre d’heures qu’on y consacre et la façon dont on s’en sert ne découlent que de la seule responsabilité de l’humain.  Ce n’est ni l’époque, ni la société, ni les modes, ou quoi que ce soit d’autre, qui font qu’on se soumette à ces machines ou à ce qu’elles permettent de faire.  Comme pour n’importe quelle drogue, nous sommes tous et toutes libres de choisir la façon dont nous l’utilisons.

Pas besoin, pour s’en sortir, de ramener toute sa famille trente ans en arrière.  Suffit d’un peu de volonté et de discipline.  Ce que McMillan fait est, selon moi, l’équivalent de se mettre la tête dans le sable.  Incapable de faire face au présent, il se tourne vers le passé.  Et à la fin de son « expérience », je doute fortement que lui ou ses enfants soient davantage en mesure de faire face au présent ainsi qu’à l’avenir.

Comme le disait Doc Brown à la fin de Retour vers le Futur 3 : « Les voyages dans le temps sont beaucoup trop dangereux. »

Laissons le passé où il est, et vivons maintenant.  Le passé peut nous apprendre énormément, de toute évidence, mais tenter de recréer une époque par nostalgie et sur le principe non fondé que les choses étaient « meilleures » est une erreur.

Qui voudrait être immortel?

Jean-Jacques Rousseau posait la question dans L’Émile, et Simone de Beauvoir y répond dans le roman Tous les hommes sont mortels, publié en 1946.

Dans le Paris d’après-guerre, Régine, actrice superficielle, fait la rencontre de Fosca, homme au comportement étrange et au passé nébuleux.  S’attachant de plus en plus l’un à l’autre, Régine percera peu à peu le mystère de Fosca, qui se révélera être un immortel.  Il lui racontera alors, dans le détail, sa très longue vie, depuis sa naissance au 13e siècle en Italie.

Le roman est parsemé de réflexions intéressantes sur la mortalité, la futilité de l’existence et, bien qu’il soit en fin de compte quelque peu déprimant de par ses conclusions, sa lecture est passionnante.  Je vous le recommande.

Notice biographique

Jean-François Tremblay est un passionné de musique et de cinéma. Il a fait ses études collégiales en Lettres, pour se diriger parla suite vers les Arts à l’université, premièrement en théâtre (en tant que comédien), et plus tard en cinéma.  Au cours de son Bac. en cinéma, Il découvre la photographie de plateau et le montage, deux occupations qui le passionnent.  Blogueur à ses heures, il devient en 2010 critique pour Sorstu.ca, un jeune et dynamique site web consacré à l’actualité musicale montréalaise.  Jean-François habite maintenant Peterborough.   Il tient une chronique bimensuelle au Chat Qui Louche.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)