Interview : Barbara Canepa (pour End, Skydoll)

Voici l’interview à cœur ouvert de Barbara Canepa


L’étonnante et exigeante dessinatrice de « SKYDOLL » (avec Alessandro Barbucci) et « END » (avec Anna Merli) nous livre son approche et sa vision de la vie en 20 minutes intenses d’interview.
Interview réalisée dans le cadre du Festival Delcourt/Soleil, le samedi 21 septembre 2013. Share

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J. Bonjour Barbara, peux-tu me dire comment est né “End” ?
B. C. Tu veux la vérité ?

J. Oui, je préfère
B. C. À un moment, j’ai dû faire un projet sans Alessandro. À l’époque, il y avait une telle confusion dans l’esprit des gens avec mes séries, comme W.I.T.C.H, MONSTER ALLERGY ou SKY DOLL.
On était toujours « Barbucci & Canepa » et la plupart d’entre eux ignoraient qui faisait quoi, excepté pour les couleurs. J’étais un peu triste, car je suis auteur sur toutes ces séries.
J’ai voulu montrer qui j’étais, exprimer mon univers. Et grâce à END, les gens ont pu enfin comprendre – par exemple – que la partie tragique de SKY DOLL, c’est surtout « ma patte  » et que je suis dessinatrice et scénariste à part entière.
Depuis longtemps, j’avais cette histoire en tête. À un moment l’amour que j’avais pour les tableaux préraphaélites, l’Art Nouveau, les illustrateurs victoriens comme Rackam, Dulac ou Bauer, s’est imposé à moi. Je ne savais pas vers quoi partir, mais je savais que la thématique devait être la mort, comme dans SKY DOLL dont c’est le sujet principal (même si ce n’est qu’en seconde lecture).

J. Ah ?
B. C. Oui, Noa se pose une question : “suis-je vivante ou non ? Jusqu’à quel point est-on vivant ? Quelle est la différence ?”
Je voulais traiter de cette question d’une autre façon. Je voulais aussi retrouver cette sensation d’adolescente, ou même de pré-adolescence, bien avant (vers 9 ans) lorsque l’on prend conscience du fameux « un jour, je vais mourir ».
Moi, je l’ai compris quand j’étais très petite. Mon père est mort lorsque j’avais 5 ans. Ma mère ne me l’a dit qu’à mes 9 ans. Pendant quatre années, elle m’a dit qu’il voyageait. J’ai eu un manque pendant ces quatre années, où la mort était toujours présente, mais on n’en parlait pas. Et je pense que cela m’a marqué à vie, justement.

J. C’est une façon d’exorciser cette peur ?
B. C. Je me suis fait cette réflexion : je suis obsédée par la mort? Sans rigoler, dès que je me réveille, je me demande « quand vais-je mourir ? ».
Mais attention ! Je suis quelqu’un d’attaché à la vie, d’optimiste, pas du tout dépressive, bien au contraire ! Avec cet amour énorme pour la vie, j’ai peur de tout perdre, des fois. D’un coup ! Tout ça est un poids qui me pèse des fois dans ma vie personnelle.

J. C’est ce qui est étonnant dans END. Cela commence par la mort, en préambule, mais tu ne te concentres pas sur des sentiments de peur ou de tristesse.
B. C. Elisabeth est prisonnière dans un univers, comme je le fus dans ma jeunesse, durant ces 4 ans où personne ne m’a dit la vérité. L’histoire de END, c’est la métaphore de ma vie, en fait. Elisabeth vit dans des « limbes » magnifiques qui la protègent, de même que j’étais protégé par ma famille à l’époque.
En plus, elle a un pouvoir que je désirais avoir quand j’étais enfant, le pouvoir de donner la mort.

J. Tu voulais tuer les autres ?
B. C. ah ! ah ! Je sais que c’est étrange, mais oui ! Et je pense que la plupart des gamins passent un cap où ils voudraient avoir ce pouvoir terrible. C’est normal… Je voulais pouvoir me libérer des personnes que je n’aimais pas, des méchants qui me faisaient souffrir ou du mal, c’est tout. Pas en les tuant, mais en les faisant disparaître instantanément, d’un simple revers de la main ! Clap ! Fini… ils n’existent plus !
Toutes ces choses qui me bouleversaient, je les ai mises dans ce personnage, Elisabeth. Il n’y a pas de hasard. Même dans le choix de son âge. À 13 ans, les filles deviennent des femmes. À cet âge, tu ne comprends pas les changements de ton corps.
Elisabeth a les cheveux blancs, comme moi. Toutes les femmes de ma famille ont eu les cheveux blancs dès 16 ans. Il y a plein de symboles dans END, qui font référence à ma propre histoire. C’est une histoire que je voulais raconter comme une poésie, par métaphores, sans faire la morale à qui que ce soit surtout. Ma vision de la vie et de la mort. Et l’énorme amour que j’ai envers la nature et les animaux.

J. Vous avez travaillé à deux (avec Anna Merli) sur END. Comment ça s’est passé ? Facilement ?
B. C. Travailler à deux, c’est plus facile pour se répartir les tâches et la responsabilité. Quand on a des problèmes dans sa vie, l’autre nous aide. Surtout entre femmes.
Au départ, je voulais faire END toute seule. Mais je recherchais une telle qualité que j’étais incapable d’y arriver. Je ne suis jamais satisfaite. Je suis hyper perfectionniste et j’aurais risqué de ne jamais finir le livre. Je me connais !

J. Ca se voit sur le résultat qui ne ressemble à aucune autre BD.
B. C. Pour arriver à cela, on travaille sur tout. L’univers, on l’a complètement construit pièce par pièce.

J. Tu veux dire que vous avez fait des plans des lieux ?
B. C. Oui, c’est comme réaliser un film. J’ai besoin de construire tout l’univers, puis je m’attaque à l’histoire. Tout tient normalement. Il ne doit pas y avoir d’erreurs chronologiques ou autres. Je suis très attentive à cela. Cela demande un gros travail préparatoire, qui peut durer des années.
Sur l’écriture, je voulais le travailler seule. En revanche, le storyboard est réalisé à quatre mains. Nous sommes toutes les deux des ex-dessinatrices de chez Disney. On a le même métier. Après, Anna commence le crayonné seule. Sur cette phase, j’interviens si cela ne me convient pas, avec mon dessin. Je peux refaire des cases si besoin.
Ensuite, Anna s’occupe de l’encrage. C’est une étape que je déteste ! On a trouvé une encre verte, ancienne, magnifique. Elle change de couleurs des fois. Bleu, vert, c’est incroyable. C’est une ancienne encre russe. On dirait qu’elle est vivante aussi.
Puis, les couleurs sont faites par nous deux à l’aquarelle. Elle commence avec des aplats et je continue sur les volumes.
Les effets, comme les ombres, les détails des personnages et les lumières sont faits avec Photoshop et cette partie représente ma tâche finale. La plus longue malheureusement.

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J. Le rendu est étonnant. Vous avez un niveau d’exigence…
B. C. …Je sais ! Je sais ! J’ai rencontré Anna dans un meeting. Quand j’ai vu ses dessins, je suis tombée “amoureuse”. Ce n’est pas juste une question de dessin. Chez Disney, le niveau était plutôt bon, mais c’était son univers qui m’a conquise ! Elle connaissait mon travail sur W.I.T.C.H. Je l’ai appelé quand j’avais mon histoire et elle m’a dit « oui » tout de suite, sans me connaître.
Quand on commence, on doit se mettre à nu. Avant, on a dû devenir copine. Ça, c’était facile, car on avait le même esprit.

J. L’ambiance bleu-vert permanente, c’est pour faire une rupture avec SKY DOLL ?

B. C. Oui. Je ne veux jamais me répéter. Je ne voulais pas faire la même palette. Anna, au début, a commencé les pages avec que deux couleurs : un bleu et un vert (rires). Alors j’ai fait : « bon, aucun problème, on va continuer comme ça, c’est nouveau et beau » ! On a l’impression qu’il n’y a qu’une seule couleur. Cet effet « tonal » donne l’impression que c’est ancien.

J. Dans le graphisme de END, l’art nouveau est très présent. C’est la prépondérance du végétal qui t’intéresse ?
B. C. Oui ! Mon métier de départ, c’est architecte. Je me suis spécialisée en architecture monumentale des cimetières. Dans l’art nouveau, c’est surtout le côté floral qui est exploité. Même la tapisserie, les bijoux, la poignée de porte semblent vivants. L’expression totale, c’est Gaudi. Pour moi, c’est de la magie.
On adore toutes les deux la nature. On a une attitude écologique. Chaque chose, chaque microcosme trouve sa place. Quand Anna trouve un rouge-gorge mort dans son jardin, elle en fait une photo. Et j’en ai d’ailleurs tout de suite fait une illustration, qui se trouve en dernière page du premier tome. C’est un hommage à ce petit animal magnifique, mort prématurément, dans les premiers froids de l’automne.

J. La végétation est associée à une symbolique ?
B. C. Si tu fais attention, tu peux remarquer qu’Elisabeth est très petite au milieu du jardin. Tout est un microcosme dans un macrocosme. Le macrocosme, c’est l’univers. C’est une façon de dire : “La forêt est tout, nous ne sommes rien”.
Ce rapport du microcosme (extrêmement petit) en regard au macrocosme (extrêmement grand) me fascine. Quand on est tout petit, on peut rester des heures contre un arbre pour regarder les fourmis. Dans ces moments là, l’arbre devient immense et nous, enfant, on est comme eux : invisibles et petits. Je cherche à rapporter tout à la vision de mon enfance.

J. C’est un monde très féminin, sans homme.
B. C. Ce n’est pas un hasard. Je n’ai vécu qu’avec des femmes. Ma mère et mes 3 grand-mères. (Oui, 3 !).
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J. Quand pouvons-nous espérer le second tome ?
B. C. 2014. Il y a deux ans de travail dans un tome. Une page nous demande 7 à 12 jours de travail. Il suffit de faire le calcul mathématique et hop… voilà, le temps nécessaire pour réaliser un tome de END !

J. Les chimères : le chat-vipère, la chauve-souris, le crapaud. D’où viennent-ils ?
B. C. C’était mes animaux quand j’étais petite.
J’avais un chat, un crapaud et une chauve-souris lorsque j’étais à Gènes. Cette dernière rentrait facilement dans ma chambre et restait là, toute la journée, pour ne sortir que le soir. Ça a duré des années. J’ai une fois raconté cette histoire à mon compagnon Guillaume Blanco : un jour la chauve-souris s’est emmêlée dans mes cheveux et ma mère a dû me les couper afin de la libérer sans lui faire de mal. C’est devenu « ZIZI, chauve-souris », la série chez Dupuis avec Lewis Trondheim au scénario.

Merci beaucoup, Barbara Canepa