Voilà un roman dont j'aimerais vous parler des heures, tant il y a d'aspect à aborder. C'est pourquoi, exceptionnellement, le billet de ce soir sera 150 fois plus long que d'habitude... Non, je plaisante, mais c'est vrai que j'ai fini ce livre il y a quelques jours déjà et, périodiquement, j'y repense, incapable d'avoir une position tranchée, non pas sur le livre lui-même, ça, pas de souci, mais sur ce qu'il raconte et sur ce qu'une telle histoire implique. Dans "le cas Eduard Einstein" (en grand format chez Flammarion), Laurent Seksik s'attaque à une de ces figures qu'on considère, à tort ou à raison, comme intouchable. Je vous rassure, je ne vous démontrerai pas que la théorie de la relativité d'Albert Einstein est fausse, je n'en sais rien et ce n'est pas le sujet. Car, ce n'est pas le scientifique, ni l'homme perpétuellement engagé, souvent persécuté, qui est en cause dans ce roman, mais le père de famille. Un père montré du doigt par son propre fils, dénoncé comme un mauvais père, ce que l'on peut comprendre en découvrant les faits. Et pourtant... Et si c'était plus compliqué que ça ?
Eduard a à peine 20 ans quand il entre pour la première fois au Burghölzli, établissement psychiatrique situé à Zurich et longtemps dirigé par une sommité, Eugen Bleuler. C'est d'ailleurs à lui qu'on doit le mot nouveau qui qualifie le mal dont souffre Eduard : schizophrénie. C'est dire que cette première visite, en 1930, ne sera hélas pas la dernière, bien au contraire...
C'est Mileva, la mère d'Eduard, qui a pris la décision de le conduire à la clinique. Elle souffre terriblement de voir son fils dans cet état, elle ne sait pas encore quel long chemin de croix commence pour elle. Il faut dire qu'elle est seule à s'occuper de son garçon. Son fils aîné, Hans Albert, vit sa vie de son côté, se préoccupant peu de son cadet. Quant au père, il vit loin de Zurich.
Et le père, c'est l'un des plus grands génies du XXèm siècle, déjà honoré par le Nobel, un homme respecté à travers le monde pour ses théories autant que pour ses idées, à part en Allemagne, où la montée du nazisme le met en position délicate. Vous l'avez compris, le père, c'est Albert Einstein. Un père absent, parti depuis bien longtemps, bien avant que les premiers symptômes de la maladie ne se manifestent chez Eduard.
Car Einstein a quitté sa famille peu avant le début de la première guerre mondiale, quand ses deux fils étaient encore très jeunes. Il prenait un poste à Berlin, Mileva, elle, ne supportait pas cette ville et a souhaité rester à Zurich. Qu'à cela ne tienne, chacun de son côté et voilà un époux et un père qui s'éloigne, irrémédiablement, qui ne sera plus présent que par procuration...
Oh, matériellement, Mileva aura de quoi nourrir et élever Hans-Albert et Eduard, mais que peut-on contre l'absence d'un père ? Evidemment, on ne peut pas dire que ce soit LA cause de la maladie d'Eduard, pourtant, quand on l'écoute, l'absence de ce père que tout le monde admire, la différence de regard entre le jeune homme, puis de l'adulte, et celui du reste du monde envers son géniteur est tellement criante qu'on ne peut pas ne pas y voir un élément aggravant.
"Le cas Eduard Einstein" est un roman difficile à raconter de façon factuelle, en raison de sa construction très particulière, qui met en parallèle les trois biographies des personnages centraux. Avec un fil conducteur, Eduard, présent à chaque chapitre. Mileva, qui ouvre le roman, et Albert, eux, alternent au côté de leur fils dans des chapitres bicéphales.
Mais, seul Eduard s'exprime à la première personne du singulier, tandis que les parents ont droit à des passages à la troisième personne du singulier. Comme si le lecteur était face-à-face avec Eduard, comme des interlocuteurs directs, comme des visiteurs, chose qui se fait de plus en plus rare auprès de lui, tandis que nous sommes spectateurs des destins de Mileva et Albert.
On va donc, pour devoir parler de ce livre, séparer les trois personnages pour vous dire quelques mots de chacun d'entre eux. En commençant par la mère, Mileva. D'origine serbe, elle ne s'est jamais remise du départ d'Albert, persuadé qu'en fait, sa nomination à Berlin n'avait été qu'un prétexte. Sa certitude, c'est que la famille Einstein ne l'a jamais accepté, elle, l'orthodoxe, l'étrangère. Le remariage d'Albert avec sa cousine, juive, membre de la famille, ne fait que renforcer cette conviction.
Mileva, elle, ne se remarie pas, elle se dévoue pour ses deux enfants, mais la maladie d'Eduard et la froideur de Hans-Albert, dont je vais peu parler ici, car c'est un personnage secondaire dans le roman, vont renforcer sa douleur. C'est comme si Eduard était comme elle, se délitant peu à peu loin d'Albert, quand son fils aîné, lui, va ressembler de plus en plus à son père...
Mileva, elle, va soutenir de toutes ses forces ce fils atteint de ce mal mystérieux qui va, revient, disparaît pour revenir plus violemment... Elle va le choyer tandis qu'il se fait menaçant, pour lui comme pour les autres, elle va se battre, tout mettre en oeuvre pour lui offrir ce qu'il y a de mieux. L'argent ? C'est Albert qui va payer, c'est vrai, mais elle va se ruiner, tout sacrifier pour Eduard. En vain.
Comme souvent, il est difficile de dire cela, surtout lorsqu'on évoque quelqu'un qui a réellement existé, mais Mileva Maric est un remarquable personnage dramatique, une mater dolorosa exemplaire qui, jusqu'à son dernier souffle va chercher comment rendre la vie de son fils schizophrène la meilleure possible, mais devant céder devant une évidence : c'est à la clinique qu'il est le moins en danger... Il faut dire que Mileva cache un lourd secret, révélé dans le courant du roman, et qui peut, à lui seul, expliquer le combat de cette mère pour son fils, au-delà du simple amour maternel.
Eduard est donc le personnage central du livre, le dernier lien qui unit Mileva et Albert. Un lien qui s'effiloche, comme si la maladie le cisaillait lentement. Seksik, en faisant directement parler Eduard, en le faisant se raconter, en lui faisant expliquer son quotidien à la maison, au Burghölzli (l'endroit où il passe le plus de temps) mais aussi à Vienne, où on l'enverra pour y subir un traitement (bizarre, cette expression, non ?) révolutionnaire...
Le récit d'Eduard est assez fascinant, oscillant sans cesse entre lucidité et délire, entre paranoïa et reconnaissance. Si les récits concernant ses parents, racontés à la troisième personne, sont dignes de foi, que penser de ce que dit Eduard ? S'il en ressort le côté pénible de la vie quasi carcérale de la clinique, à travers la personnalité d'infirmier présentés comme des geôliers, en revanche, il ne parle jamais des traitements, en particulier des électrochocs...
Mais, en dehors de sa mère et d'un autre personnage féminin, dont on se demande si elle existe vraiment, en tout cas, si la rencontre relatée par Eduard a bien eu lieu ainsi, tous les autres personnages masculins, ont quelque chose de menaçant. Bien sûr, parfois, il y a échange, la méfiance s'éteint et puis, d'un seul coup, les hallucinations submergent Eduard, la violence s'empare de lui et il finit en chambre capitonné, sanglé dans une camisole...
Les seuls envers qui les sentiments d'Eduard ne varient jamais, ce sont ses parents. Envers sa mère, il y a toujours ce besoin de la voir, de rentrer à la maison. Il y a des scènes très touchantes et très dures autour de cette relation mère/fils. Dont une montre l'ampleur du mal qui ronge le jeune homme... Je ne vais pas la raconter en détails, on m'accuserait d'en dire trop... Mais, alors que Eduard semble lucide, qu'il acquiesce quand on lui demande s'il comprend de quoi il est question, sa dernière phrase fait tout s'effondrer comme un courant d'air balayant un château de cartes...
Autre signe terrible du mal qui le touche, Eduard devient de plus en plus étranger aux émotions. Plusieurs fois, il demande aux infirmiers comment il doit réagir à telle ou telle nouvelle, reconnaissant qu'il n'a aucune idée de ce qu'on doit ressentir. Il n'y a qu'une émotion, et encore, qui ne se flétrira pas, c'est sa colère envers son père.
Il faut dire que la narration met en parallèle les actes d'Albert avec les réactions d'Eduard et, il faut le dire clairement, on trouve rapidement que le génie du siècle est d'abord un salaud... Pas de place pour cette famille qui reste malgré tout la sienne, dans ses préoccupations premières. Au début des années 30, Einstein n'est plus tant un scientifique qu'un étendard. Ses découvertes majeures sont derrière lui, son Nobel aussi. C'est le citoyen Einstein qui monopolise désormais l'attention.
D'abord en Allemagne, ennemi public numéro 1 du nazisme montant, ce qui va le pousser à quitter l'Allemagne. Aux Etats-Unis, il sera tour à tour montrer du doigt pour ses origines juives, eh oui, là-bas aussi, pour ses idées de gauche, rapidement qualifiées de communistes, même bien avant le Maccarthysme. Il sera aussi à l'origine du programme nucléaire américain mais écarté du projet, parce que trop rouge, puis bouc émissaire de ceux qui dénonceront les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki...
Jamais sa vie américaine ne sera un long fleuve tranquille, mais, de tous ces déboires, et surfant sur l'aura de celui qui a su théoriser la relativité, parler de Dieu et de l'univers comme personne, va devenir une icône mondiale, un exemple, une figure du Panthéon des personnalités de ce si cruel XXème siècle... Et pourtant, en tant que père, quel échec !
Je l'ai dit, c'est un père absent. Quand il quitte Mileva, ses fils ont 10 et 4 ans, il se fera ensuite très rare auprès d'eux, même si c'est plus Hans Albert qui mettra de la distance. Pour ce qui est d'Eduard, que dire ? C'est accablant ! Albert visite Eduard au Burghölzli pour la dernière fois en 1933, ils ne se reverront plus... Pire, quand Einstein fera venir Hans Albert aux Etats-Unis, mais qu'on lui refusera l'entrée d'Eduard sur le territoire américain pour cause de maladie mentale, aucune réaction...
Et puis, il y a cet autre mystère : Einstein n'aimait pas Freud, pas du tout. Des philosophies sans doute trop éloignées pour être compatibles. Pourtant, au début des années 30, ils vont correspondre et s'entretenir l'un avec l'autre, ce qui aboutira à la publication du texte "Pourquoi la guerre ?". Or, jamais au cours de cette relation, le sujet d'Eduard ne sera abordé.
Einstein connaît évidemment les travaux de Freud, ceux-ci touchent directement aux maux qui frappent Eduard, certains aspects de leur correspondance sont incroyablement proches de ces sujets, mais jamais les deux hommes (que sait Freud, pour sa part ?) ne se pencheront sur ce cas... Bien sûr, rien ne dit que Freud aurait pu faire quoi que ce soit, mais, dans l'optique qui dénonce Einstein comme un mauvais père, cet élément est troublant...
Tandis qu'on voit Eduard s'enfoncer et remâcher sa rancune à l'égard de ce père qui l'a abandonné et le laisse désormais croupir à la clinique, on assiste à la vie d'Albert, si loin des yeux et, apparemment, si loin du coeur. Les faits donnent raison à Eduard, le lecteur lui aussi penche du côté du fils, contre ce père qui paye, mais qui donne l'impression de payer pour se débarrasser du dossier...
Et pourtant... Est-ce aussi simple que cela ?
Attention, je ne vais pas totalement dédouaner Albert Einstein, je trouve, quoi que je dise dans les prochaines lignes, qu'il n'a certainement pas été un bon père. Mais, le roman de Seksik n'est pas un lynchage en règle, le déboulonnement de la statue d'une icône intouchable. On n'est pas dans un récit à scandale dont on pourrait faire ses choix gras, non, on est dans le récit de 3 existences face à la schizophrénie.
Et, si Einstein a commis des fautes, peut-être même impardonnables, allons-y, dans la manière dont il a accompagné son fils, je ne crois pas que ce soit par égoïsme, que ce soit dans la nature du scientifique de couper les branches mortes. Non, je pense que c'est un peu plus nuancé que cela. D'abord, parce que, malgré tout, la souffrance de ce père, certes exprimée différemment de celle de Mileva ou d'Eduard, existe bel et bien et est visible.
Mon avis, c'est qu'Albert Einstein n'a pas la fibre paternelle. En fait, il aborde la paternité comme une des théorie physiques qu'il cherche à démontrer, comme un problème qu'il veut résoudre. "Mon fils est le seul problème qui demeure sans solution", écrit-il... Plus le livre avance, plus cette impuissance se fait jour. "Aller voir son fils est au-dessus de ses forces", écrit Seksik, "Il a trouvé ses limites. Seul l'univers ne connaît pas de limite".
Blessure d'orgueil du génie mis en échec ? Oui, on peut l'envisager... Personnellement, ce n'est pas mon avis, je crois vraiment que le Grand Homme a terriblement souffert de la situation et de savoir que son fils s'enfonçait inexorablement dans la maladie... Derrière tout cela, il y a la culpabilité d'un père, liée au même secret qui a miné Mileva, mais aussi une question scientifique : celle du caractère héréditaire de la maladie d'Eduard... Deux autres courtes citations, signées Seksik, à quelques lignes d'intervalle : "Eduard est un vivant reproche" ; "l'irréversibilité est la clé de toute douleur". Cette dernière sentence est d'ailleurs terrible pour un homme qui a montré que tout est relatif...
Je n'ai cessé de me poser une question au long de cette lecture. Et je me la pose encore, plusieurs jours après avoir refermé le livre : et si Albert Einstein, dans ce cas précis, avait fait une terrible erreur de calcul ? Je m'explique : dès son premier internement, le coupable désigné est Albert. Il réagit en s'éloignant, provoquant un rejet plus fort encore de son fils, créant un cercle vicieux...
Et si ce rejet n'avait été qu'un appel à l'aide ? Le besoin (légitime) de voir son père prodigue revenir à ses côtés le soutenir, l'aider, lui demander pardon, même... En coupant les liens, Albert, tout en pensant sincèrement répondre à la demande de son fils, ne l'a-t-il pas précipité plus rapidement encore dans ses tourments ?
Cela m'amène à la photo que Flammarion a choisie pour illustrer le bandeau qui ceint le roman de Laurent Seksik. Vous la voyez plus haut. Eduard et Albert assis l'un à côté de l'autre... La dernière photo qu'on connaît d'eux ensemble... Etes-vous frappés comme moi par ce sentiment d'incommunicabilité ? Côte à côte mais séparés, des regards qui s'éloignent, un fils plongé dans la partition, tandis que le père a le regard perdu au loin... Tout est dit ou presque...
Quant au titre de ce billet, il n'est pas extrait du roman, mais de l'annexe proposée par l'auteur en fin d'ouvrage. Cette phrase est tirée d'un portrait rédigé à la fin de la vie d'Eduard par un journaliste, venu l'interviewer à la clinique. Un portrait qui sera de nouveau publié le 19 novembre 1965, en guise de notice nécrologique pour le fils du génie, mort à 55 ans...
Nous n'assistons pas à cette mort. Laurent Seksik a choisi de finir sur une fin (presque) heureuse, sur la revanche d'Eduard, qu'il attendait depuis plus de 30 ans... Je n'en dis pas plus, si ce n'est qu'un mot apparaît alors sans doute pour la première fois dans ce livre : heureux. Licence romanesque ? C'est possible, je doute qu'il y ait eu une once de bonheur dans la fin de vie d'Eduard Einstein. Mais, n'y voyez pas une happy end pour autant... Car ce bonheur fugace s'érige contre un père haï...
Au final, "le cas Albert Einstein" est le récit de trois épouvantables solitudes. Au-delà des responsabilités, au-delà des erreurs, au-delà des secrets qui plombent durablement et influencent, on a là trois personnes qui ont affronté différemment cette solitude immense... Trois être malheureux, inconsolables, trois voies différentes suivies : la maladie (on peut gloser sur ses déclencheurs, mais comment ne pas faire un lien ?) pour Eduard, l'abnégation pour Mileva (elle-même talentueuse scientifique qui a tout abandonné pour élever ses enfants) et la carrière pour Albert...
Etonnant de voir en quelques mois paraître trois romans qui paraissent évoquer des thèmes proches et mettre en cause les qualités de génies en matière de relations familiales... Il y a un an, le premier roman de Yannick Grannec, "la déesse des petites victoires", sur Kurt Gödel, était une des découvertes de la rentrée littéraire ; cette année, "le cas Eduard Einstein", de Laurent Seksik fait énormément parler de lui et est en lice pour le Goncourt ; enfin, sort chez Belfond, un roman de Goce Smilevski, "la Liste de Freud", qui, vous le verrez en lisant la quatrième de couverture, évoque des faits qu'on ne peut que comparer avec cette histoire autour des Einstein...
Mais, c'est aussi la preuve que, si ma biographie est un genre passionnant, riche, instructif, la biographie romanesque permet de faire passer autre chose, par son côté plus libre, moins institutionnel : des émotions, d'abord, en mettant en scène les choses au lieu de les raconter avec la distance et la réserve du biographe, ainsi que des thèses très subjectives qu'on peut évoquer, là aussi, avec plus de marge de manoeuvre dans un roman.
Eduard a à peine 20 ans quand il entre pour la première fois au Burghölzli, établissement psychiatrique situé à Zurich et longtemps dirigé par une sommité, Eugen Bleuler. C'est d'ailleurs à lui qu'on doit le mot nouveau qui qualifie le mal dont souffre Eduard : schizophrénie. C'est dire que cette première visite, en 1930, ne sera hélas pas la dernière, bien au contraire...
C'est Mileva, la mère d'Eduard, qui a pris la décision de le conduire à la clinique. Elle souffre terriblement de voir son fils dans cet état, elle ne sait pas encore quel long chemin de croix commence pour elle. Il faut dire qu'elle est seule à s'occuper de son garçon. Son fils aîné, Hans Albert, vit sa vie de son côté, se préoccupant peu de son cadet. Quant au père, il vit loin de Zurich.
Et le père, c'est l'un des plus grands génies du XXèm siècle, déjà honoré par le Nobel, un homme respecté à travers le monde pour ses théories autant que pour ses idées, à part en Allemagne, où la montée du nazisme le met en position délicate. Vous l'avez compris, le père, c'est Albert Einstein. Un père absent, parti depuis bien longtemps, bien avant que les premiers symptômes de la maladie ne se manifestent chez Eduard.
Car Einstein a quitté sa famille peu avant le début de la première guerre mondiale, quand ses deux fils étaient encore très jeunes. Il prenait un poste à Berlin, Mileva, elle, ne supportait pas cette ville et a souhaité rester à Zurich. Qu'à cela ne tienne, chacun de son côté et voilà un époux et un père qui s'éloigne, irrémédiablement, qui ne sera plus présent que par procuration...
Oh, matériellement, Mileva aura de quoi nourrir et élever Hans-Albert et Eduard, mais que peut-on contre l'absence d'un père ? Evidemment, on ne peut pas dire que ce soit LA cause de la maladie d'Eduard, pourtant, quand on l'écoute, l'absence de ce père que tout le monde admire, la différence de regard entre le jeune homme, puis de l'adulte, et celui du reste du monde envers son géniteur est tellement criante qu'on ne peut pas ne pas y voir un élément aggravant.
"Le cas Eduard Einstein" est un roman difficile à raconter de façon factuelle, en raison de sa construction très particulière, qui met en parallèle les trois biographies des personnages centraux. Avec un fil conducteur, Eduard, présent à chaque chapitre. Mileva, qui ouvre le roman, et Albert, eux, alternent au côté de leur fils dans des chapitres bicéphales.
Mais, seul Eduard s'exprime à la première personne du singulier, tandis que les parents ont droit à des passages à la troisième personne du singulier. Comme si le lecteur était face-à-face avec Eduard, comme des interlocuteurs directs, comme des visiteurs, chose qui se fait de plus en plus rare auprès de lui, tandis que nous sommes spectateurs des destins de Mileva et Albert.
On va donc, pour devoir parler de ce livre, séparer les trois personnages pour vous dire quelques mots de chacun d'entre eux. En commençant par la mère, Mileva. D'origine serbe, elle ne s'est jamais remise du départ d'Albert, persuadé qu'en fait, sa nomination à Berlin n'avait été qu'un prétexte. Sa certitude, c'est que la famille Einstein ne l'a jamais accepté, elle, l'orthodoxe, l'étrangère. Le remariage d'Albert avec sa cousine, juive, membre de la famille, ne fait que renforcer cette conviction.
Mileva, elle, ne se remarie pas, elle se dévoue pour ses deux enfants, mais la maladie d'Eduard et la froideur de Hans-Albert, dont je vais peu parler ici, car c'est un personnage secondaire dans le roman, vont renforcer sa douleur. C'est comme si Eduard était comme elle, se délitant peu à peu loin d'Albert, quand son fils aîné, lui, va ressembler de plus en plus à son père...
Mileva, elle, va soutenir de toutes ses forces ce fils atteint de ce mal mystérieux qui va, revient, disparaît pour revenir plus violemment... Elle va le choyer tandis qu'il se fait menaçant, pour lui comme pour les autres, elle va se battre, tout mettre en oeuvre pour lui offrir ce qu'il y a de mieux. L'argent ? C'est Albert qui va payer, c'est vrai, mais elle va se ruiner, tout sacrifier pour Eduard. En vain.
Comme souvent, il est difficile de dire cela, surtout lorsqu'on évoque quelqu'un qui a réellement existé, mais Mileva Maric est un remarquable personnage dramatique, une mater dolorosa exemplaire qui, jusqu'à son dernier souffle va chercher comment rendre la vie de son fils schizophrène la meilleure possible, mais devant céder devant une évidence : c'est à la clinique qu'il est le moins en danger... Il faut dire que Mileva cache un lourd secret, révélé dans le courant du roman, et qui peut, à lui seul, expliquer le combat de cette mère pour son fils, au-delà du simple amour maternel.
Eduard est donc le personnage central du livre, le dernier lien qui unit Mileva et Albert. Un lien qui s'effiloche, comme si la maladie le cisaillait lentement. Seksik, en faisant directement parler Eduard, en le faisant se raconter, en lui faisant expliquer son quotidien à la maison, au Burghölzli (l'endroit où il passe le plus de temps) mais aussi à Vienne, où on l'enverra pour y subir un traitement (bizarre, cette expression, non ?) révolutionnaire...
Le récit d'Eduard est assez fascinant, oscillant sans cesse entre lucidité et délire, entre paranoïa et reconnaissance. Si les récits concernant ses parents, racontés à la troisième personne, sont dignes de foi, que penser de ce que dit Eduard ? S'il en ressort le côté pénible de la vie quasi carcérale de la clinique, à travers la personnalité d'infirmier présentés comme des geôliers, en revanche, il ne parle jamais des traitements, en particulier des électrochocs...
Mais, en dehors de sa mère et d'un autre personnage féminin, dont on se demande si elle existe vraiment, en tout cas, si la rencontre relatée par Eduard a bien eu lieu ainsi, tous les autres personnages masculins, ont quelque chose de menaçant. Bien sûr, parfois, il y a échange, la méfiance s'éteint et puis, d'un seul coup, les hallucinations submergent Eduard, la violence s'empare de lui et il finit en chambre capitonné, sanglé dans une camisole...
Les seuls envers qui les sentiments d'Eduard ne varient jamais, ce sont ses parents. Envers sa mère, il y a toujours ce besoin de la voir, de rentrer à la maison. Il y a des scènes très touchantes et très dures autour de cette relation mère/fils. Dont une montre l'ampleur du mal qui ronge le jeune homme... Je ne vais pas la raconter en détails, on m'accuserait d'en dire trop... Mais, alors que Eduard semble lucide, qu'il acquiesce quand on lui demande s'il comprend de quoi il est question, sa dernière phrase fait tout s'effondrer comme un courant d'air balayant un château de cartes...
Autre signe terrible du mal qui le touche, Eduard devient de plus en plus étranger aux émotions. Plusieurs fois, il demande aux infirmiers comment il doit réagir à telle ou telle nouvelle, reconnaissant qu'il n'a aucune idée de ce qu'on doit ressentir. Il n'y a qu'une émotion, et encore, qui ne se flétrira pas, c'est sa colère envers son père.
Il faut dire que la narration met en parallèle les actes d'Albert avec les réactions d'Eduard et, il faut le dire clairement, on trouve rapidement que le génie du siècle est d'abord un salaud... Pas de place pour cette famille qui reste malgré tout la sienne, dans ses préoccupations premières. Au début des années 30, Einstein n'est plus tant un scientifique qu'un étendard. Ses découvertes majeures sont derrière lui, son Nobel aussi. C'est le citoyen Einstein qui monopolise désormais l'attention.
D'abord en Allemagne, ennemi public numéro 1 du nazisme montant, ce qui va le pousser à quitter l'Allemagne. Aux Etats-Unis, il sera tour à tour montrer du doigt pour ses origines juives, eh oui, là-bas aussi, pour ses idées de gauche, rapidement qualifiées de communistes, même bien avant le Maccarthysme. Il sera aussi à l'origine du programme nucléaire américain mais écarté du projet, parce que trop rouge, puis bouc émissaire de ceux qui dénonceront les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki...
Jamais sa vie américaine ne sera un long fleuve tranquille, mais, de tous ces déboires, et surfant sur l'aura de celui qui a su théoriser la relativité, parler de Dieu et de l'univers comme personne, va devenir une icône mondiale, un exemple, une figure du Panthéon des personnalités de ce si cruel XXème siècle... Et pourtant, en tant que père, quel échec !
Je l'ai dit, c'est un père absent. Quand il quitte Mileva, ses fils ont 10 et 4 ans, il se fera ensuite très rare auprès d'eux, même si c'est plus Hans Albert qui mettra de la distance. Pour ce qui est d'Eduard, que dire ? C'est accablant ! Albert visite Eduard au Burghölzli pour la dernière fois en 1933, ils ne se reverront plus... Pire, quand Einstein fera venir Hans Albert aux Etats-Unis, mais qu'on lui refusera l'entrée d'Eduard sur le territoire américain pour cause de maladie mentale, aucune réaction...
Et puis, il y a cet autre mystère : Einstein n'aimait pas Freud, pas du tout. Des philosophies sans doute trop éloignées pour être compatibles. Pourtant, au début des années 30, ils vont correspondre et s'entretenir l'un avec l'autre, ce qui aboutira à la publication du texte "Pourquoi la guerre ?". Or, jamais au cours de cette relation, le sujet d'Eduard ne sera abordé.
Einstein connaît évidemment les travaux de Freud, ceux-ci touchent directement aux maux qui frappent Eduard, certains aspects de leur correspondance sont incroyablement proches de ces sujets, mais jamais les deux hommes (que sait Freud, pour sa part ?) ne se pencheront sur ce cas... Bien sûr, rien ne dit que Freud aurait pu faire quoi que ce soit, mais, dans l'optique qui dénonce Einstein comme un mauvais père, cet élément est troublant...
Tandis qu'on voit Eduard s'enfoncer et remâcher sa rancune à l'égard de ce père qui l'a abandonné et le laisse désormais croupir à la clinique, on assiste à la vie d'Albert, si loin des yeux et, apparemment, si loin du coeur. Les faits donnent raison à Eduard, le lecteur lui aussi penche du côté du fils, contre ce père qui paye, mais qui donne l'impression de payer pour se débarrasser du dossier...
Et pourtant... Est-ce aussi simple que cela ?
Attention, je ne vais pas totalement dédouaner Albert Einstein, je trouve, quoi que je dise dans les prochaines lignes, qu'il n'a certainement pas été un bon père. Mais, le roman de Seksik n'est pas un lynchage en règle, le déboulonnement de la statue d'une icône intouchable. On n'est pas dans un récit à scandale dont on pourrait faire ses choix gras, non, on est dans le récit de 3 existences face à la schizophrénie.
Et, si Einstein a commis des fautes, peut-être même impardonnables, allons-y, dans la manière dont il a accompagné son fils, je ne crois pas que ce soit par égoïsme, que ce soit dans la nature du scientifique de couper les branches mortes. Non, je pense que c'est un peu plus nuancé que cela. D'abord, parce que, malgré tout, la souffrance de ce père, certes exprimée différemment de celle de Mileva ou d'Eduard, existe bel et bien et est visible.
Mon avis, c'est qu'Albert Einstein n'a pas la fibre paternelle. En fait, il aborde la paternité comme une des théorie physiques qu'il cherche à démontrer, comme un problème qu'il veut résoudre. "Mon fils est le seul problème qui demeure sans solution", écrit-il... Plus le livre avance, plus cette impuissance se fait jour. "Aller voir son fils est au-dessus de ses forces", écrit Seksik, "Il a trouvé ses limites. Seul l'univers ne connaît pas de limite".
Blessure d'orgueil du génie mis en échec ? Oui, on peut l'envisager... Personnellement, ce n'est pas mon avis, je crois vraiment que le Grand Homme a terriblement souffert de la situation et de savoir que son fils s'enfonçait inexorablement dans la maladie... Derrière tout cela, il y a la culpabilité d'un père, liée au même secret qui a miné Mileva, mais aussi une question scientifique : celle du caractère héréditaire de la maladie d'Eduard... Deux autres courtes citations, signées Seksik, à quelques lignes d'intervalle : "Eduard est un vivant reproche" ; "l'irréversibilité est la clé de toute douleur". Cette dernière sentence est d'ailleurs terrible pour un homme qui a montré que tout est relatif...
Je n'ai cessé de me poser une question au long de cette lecture. Et je me la pose encore, plusieurs jours après avoir refermé le livre : et si Albert Einstein, dans ce cas précis, avait fait une terrible erreur de calcul ? Je m'explique : dès son premier internement, le coupable désigné est Albert. Il réagit en s'éloignant, provoquant un rejet plus fort encore de son fils, créant un cercle vicieux...
Et si ce rejet n'avait été qu'un appel à l'aide ? Le besoin (légitime) de voir son père prodigue revenir à ses côtés le soutenir, l'aider, lui demander pardon, même... En coupant les liens, Albert, tout en pensant sincèrement répondre à la demande de son fils, ne l'a-t-il pas précipité plus rapidement encore dans ses tourments ?
Cela m'amène à la photo que Flammarion a choisie pour illustrer le bandeau qui ceint le roman de Laurent Seksik. Vous la voyez plus haut. Eduard et Albert assis l'un à côté de l'autre... La dernière photo qu'on connaît d'eux ensemble... Etes-vous frappés comme moi par ce sentiment d'incommunicabilité ? Côte à côte mais séparés, des regards qui s'éloignent, un fils plongé dans la partition, tandis que le père a le regard perdu au loin... Tout est dit ou presque...
Quant au titre de ce billet, il n'est pas extrait du roman, mais de l'annexe proposée par l'auteur en fin d'ouvrage. Cette phrase est tirée d'un portrait rédigé à la fin de la vie d'Eduard par un journaliste, venu l'interviewer à la clinique. Un portrait qui sera de nouveau publié le 19 novembre 1965, en guise de notice nécrologique pour le fils du génie, mort à 55 ans...
Nous n'assistons pas à cette mort. Laurent Seksik a choisi de finir sur une fin (presque) heureuse, sur la revanche d'Eduard, qu'il attendait depuis plus de 30 ans... Je n'en dis pas plus, si ce n'est qu'un mot apparaît alors sans doute pour la première fois dans ce livre : heureux. Licence romanesque ? C'est possible, je doute qu'il y ait eu une once de bonheur dans la fin de vie d'Eduard Einstein. Mais, n'y voyez pas une happy end pour autant... Car ce bonheur fugace s'érige contre un père haï...
Au final, "le cas Albert Einstein" est le récit de trois épouvantables solitudes. Au-delà des responsabilités, au-delà des erreurs, au-delà des secrets qui plombent durablement et influencent, on a là trois personnes qui ont affronté différemment cette solitude immense... Trois être malheureux, inconsolables, trois voies différentes suivies : la maladie (on peut gloser sur ses déclencheurs, mais comment ne pas faire un lien ?) pour Eduard, l'abnégation pour Mileva (elle-même talentueuse scientifique qui a tout abandonné pour élever ses enfants) et la carrière pour Albert...
Etonnant de voir en quelques mois paraître trois romans qui paraissent évoquer des thèmes proches et mettre en cause les qualités de génies en matière de relations familiales... Il y a un an, le premier roman de Yannick Grannec, "la déesse des petites victoires", sur Kurt Gödel, était une des découvertes de la rentrée littéraire ; cette année, "le cas Eduard Einstein", de Laurent Seksik fait énormément parler de lui et est en lice pour le Goncourt ; enfin, sort chez Belfond, un roman de Goce Smilevski, "la Liste de Freud", qui, vous le verrez en lisant la quatrième de couverture, évoque des faits qu'on ne peut que comparer avec cette histoire autour des Einstein...
Mais, c'est aussi la preuve que, si ma biographie est un genre passionnant, riche, instructif, la biographie romanesque permet de faire passer autre chose, par son côté plus libre, moins institutionnel : des émotions, d'abord, en mettant en scène les choses au lieu de les raconter avec la distance et la réserve du biographe, ainsi que des thèses très subjectives qu'on peut évoquer, là aussi, avec plus de marge de manoeuvre dans un roman.