"On croit mourir pour la patrie, on s'aperçoit vite que c'est pour les coffre-forts" (Anatole France).

On dit, enfin, certains disent (et les jurys de prix qui l'ont quasiment tous mis dans leurs sélections), que c'est le roman de cette rentrée littéraire. Je n'aurais pas eu besoin de ça pour avoir envie de le lire, croyez-le bien. Mais, c'est aussi un tournant dans la carrière d'un écrivain jusqu'ici connu, et réputé, pour ses thrillers. Le voici qui se lance dans la saga historique (puisqu'il semblerait que ce soit le premier roman d'un cycle couvrant le XXème siècle), une saga accompagnée d'une satire sociale assez féroce. Avec "Au revoir là-haut", publié en grand format chez Albin Michel, Pierre Lemaître marque les esprits, élargit son lectorat et surtout fait mouche en remplissant parfaitement son rôle de romancier : à la fois s'inspirer de faits réels et faire jouer une imagination fertile. Avec, en prime, une extraordinaire galerie de personnages et la description d'une époque-clé de notre histoire récente. Sans oublier des clins d'oeil appuyés à une littérature tombée dans l'oubli pour une bonne partie, la littérature française des années 20 et 30, quand on croyait encore que la guerre de 14-18 serait la Der des ders...
Albert Maillard et Edouard Péricourt sont tous les deux des poilus. En ce début novembre 1918, alors que la rumeur enfle de la signature prochaine d'un armistice, synonyme de fin de cette interminable guerre, les combats s'espacent, chacun espérant sortir vivant de cet enfer sans avoir à risquer encore sa peau à quelques jours de cette échéance vitale.
Mais un homme ne l'entend pas de cette oreille. Il s'appelle Henri d'Aulnay-Pradelle et il est le lieutenant à la tête du régiment auquel appartiennent Albert et Edouard. Lui aussi sait que la guerre va se terminer. Et il entend bien, jusqu'au dernier jour, montrer des aptitudes héroïques qui lui assureront avancement et statut social lorsqu'il aura été démobilisé.
Et l'occasion va se présenter ce funeste 2 novembre. Deux éclaireurs envoyés dans le no-man's land pour aller observer la tranchée allemande sont abattus au cours de leur mission. Deux morts de plus, deux morts de trop, la colère gagne la tranchée française qui crie vengeance. Suit un assaut, peut-être moins meurtrier que d'habitude, merci l'effet de surprise, mais qui laisse encore sur le carreau quelques morts pour la France de plus...
Mais d'autres choses se passent durant cet assaut, impliquant les 3 hommes dont je vous ai parlé. Albert a soudain compris que cet assaut est un coup monté et que son officier a manigancé tout de A à Z pour espérer obtenir in extremis des galons supplémentaires. Aulnay-Pradelle a bien vu que le soldat Maillard l'avait démasqué et il va essayer de profiter de la bagarre qui fait rage pour faire disparaître ce témoin gênant. Il est proche d'y parvenir, bien aidé par les marmites allemandes, mais c'est là qu'entre en jeu Edouard.
Malheureusement, s'il va sauver Albert, cette intervention presque désespérée va lui coûter horriblement cher. Une fois la tranchée allemande prise, on fait le bilan de cet ultime assaut. Albert et Edouard sont conduits à l'hôpital. Le paradoxe est qu'Albert, bien qu'ayant côtoyé la mort de très près, est en meilleur état qu'Edouard, qu'on n'appelle pas encore "gueule cassée".
Ainsi, sur quelque part sur ces terres françaises martyrisées et labourées depuis plus de 4 ans par les bombardements des deux camps, deux destins se sont liés inextricablement. Et un désir de vengeance avec. Car, l'après-guerre ne sera pas rose, pour Albert et Edouard, tandis que le désormais capitaine d'Aulnay-Pradelle, lui, a obtenu tout ce qu'il voulait.
Avant d'en dire plus, je dois vous parler de ces trois hommes un peu plus en détail. Albert Maillard n'a pas le profil du héros. Non, c'est plutôt le genre d'hommes qui ne fait jamais d'éclats, qu'on confond avec la couleur des murs, au grand dam de sa mère. Comptable dans un banque avant de se retrouver au front, Albert n'a jamais connu l'ambition, si ce n'est celle de sauver sa peau et de reprendre, une fois la guerre terminée, sa petite vie bien tranquille. Les événements du 2 novembre 1918 vont en décider autrement.
Edouard Péricard n'était certainement pas destiné au champ de bataille. Fils d'une grande et riche famille qui a fait fortune dans les affaires, comme on dit. D'un naturel artiste, là où son père attendrait un successeur, Edouard a multiplié depuis l'enfance les provocations qui en ont fait un vilain petit canard. La guerre ne l'a guère changé, pas franchement endurci. Mais, ses terribles blessures vont s'en charger. Il ne sera plus jamais vraiment le même.
Impossible pour lui d'envisager revenir dans sa famille dans cet état. Tant pis pour sa soeur aînée, Madeleine, qui l'a toujours soutenu. Tant pis pour ce père qui ne l'a jamais compris. Avec l'aide d'Albert, Edouard décide de se faire passer pour morts. Les deux hommes, une fois rendus à la vie civile, vont alors vivoter difficilement, Albert n'ayant pas retrouvé son poste de comptable et devant gagner sa vie grâce à des petits boulots.
Il doit aussi subvenir aux besoins de son ami et sauveur, qui ne sort pas de chez eux et qui a besoin d'injections régulières de morphine pour lutter contre les douleurs terribles qu'il ressent. Et comme Edouard n'a plus vraiment d'existence légale, il ne faut pas trop compter sur les médecins et trouver des combines possiblement dangereuses...
Pendant ce temps, par un curieux hasard de circonstance, le très ambitieux Henri d'Aulnay-Pradelle a rencontré la soeur d'Edouard, l'a séduite, l'a épousée... A ses décorations militaires, le voilà qui ajoute une autre forme de prestige : entrer dans une famille en vue, dont la fortune n'a pas faibli malgré la guerre. Mieux encore, cette alliance lui ouvre de nombreuses portes, M. Péricard étant l'ami des puissants de ce pays, industriels, banquiers ou politiques.
Oui, pour Henri, le vent est porteur en ces mois d'après-guerre. Et il entend bien en tirer grand profit. Afin de redorer le blason terni de son aristocratique famille, mais aussi d'en devenir la figure de proue indéboulonnable. Et, pour asseoir sa fortune, il a une idée bien précise : obtenir un marché public qui s'annonce juteux, dont l'objectif est d'honorer les morts pour la France tout en renforçant le souvenir national dans un élan patriotique sans précédent... Je n'en dis pas plus.
De leur côté, Albert et Edouard, enfin, surtout Albert, car Edouard semble détaché de tout, comme s'il n'était plus vraiment vivant, bouffent de la vache enragée. Jusqu'à ce que Edouard sorte de sa torpeur pour proposer à Albert une idée qui devrait leur permettre de faire fortune rapidement. Là aussi, on y retrouve la volonté d'honorer les morts et de raviver la fierté nationale...
Ce projet a aussi eu le mérite de réveiller l'artiste qui sommeillait en Edouard depuis sa blessure. Lui qui, dans les tranchées, dessinait sur un carnet dès qu'il en avait le temps, lui qui avait signé ses provocations de jeunesse par des dessins, des tableaux, avait tout arrêté au retour du front. Et puis, là, l'idée de génie qui relance à la fois sa créativité débridée, son esprit potache et sa volonté perpétuelle de provoquer son monde... Un projet fou dans lequel il implique Albert presque contre son gré. Mais au bout, la fin de cette vie misérable... Mais à quel prix ?
On va suivre ces personnages dans leurs projets, en se doutant que tout cela va connaître des hauts, des bas, des vicissitudes... Mais je vous laisse découvrir tout cela, la merveilleuse construction de ce roman, la façon remarquable de nous plonger dans cette période 1918-1920, au cours de laquelle la France chancelle, cherche à reprendre ses esprits, où le patriotisme s'exalte, pour le meilleur, comme pour le pire...
Il faut que je vous parle encore d'un personnage, certes secondaire (il n'apparaît qu'à la page 320), mais pourtant décisif. Rassurez-vous, je ne vais parler que de lui, pas de son rôle précis. Ce personnage, c'est Joseph Merlin. Oh, rien à voir avec un enchanteur ! Joseph Merlin, c'est un obscur fonctionnaire en fin de carrière, jamais d'éclats, jamais d'avancement non plus...
Il faut dire que, à lui tout seul, il concentre l'ensemble des scrupules absents du reste du livre. Intègre, le mot a été créé pour lui. Jusqu'à l'intégrisme, même, si je puis oser ce jeu de mots. Inflexible, incorruptible, intransigeant et déterminé. Tout ce que sa dégaine sale et dépenaillé semble démentir. Car, outre son côté droit comme un i, Joseph Merlin est aussi un étrange bonhomme.
Mal fagoté, mal poli, sans gêne ni aucun sens de la diplomatie, il va droit au but, aucun obstacle ne l'arrête et aucune autorité ne peut mettre à mal cette farouche volonté de remplir sa mission. Après 4 décennies à gratter du papier, il sait bien ce que lui a coûté son absence de soumission aux hiérarchies, son indécrottable rigidité morale. Là, il va trouver le dossier qui achèvera sa médiocre carrière en une inoubliable apothéose !
Je parle aussi de Joseph Merlin, parce qu'en lisant les pages de remerciements, j'ai découvert que Pierre Lemaître s'était inspiré d'un autre personnage de roman pour créer son bureaucrate zélé : "le sang noir", de Louis Guilloux, paru chez Gallimard en 1935. Ce n'est que l'une des références à la littérature de cette époque, celle que nous appelons désormais l'Entre-deux-Guerres, qu'on trouve dans "Au revoir là-haut".
Une littérature et des auteurs qu'on a, pour la plupart, oubliés ou qu'on méconnaît : Henri Barbusse, Jules Romains, Maurice Genevoix, Roland Dorgelès, etc. Bien sûr, ces noms nous disent quelque chose, mais les lit-on encore ? D'autres, comme Louis Guilloux, déjà cité, Gabriel Chevalier ou Jean Valmy-Baysse ont même disparu de notre mémoire collective... Lemaître, en s'inspirant d'eux, et certainement d'autres, réhabilité cette littérature et je dois reconnaître que je serais assez curieux de la découvrir...
Vous aurez noté que je parle plus des personnages que de l'histoire de ce roman. Oui, j'ai fait un choix, après avoir lu la quatrième de couverture, celui de ne pas révéler clairement le coeur de l'intrigue du roman. J'entends déjà les hurlements à la mort des chasseurs de spoilers, pour qui donner le nom d'un personnage en constitue déjà un...
Non, j'ai fait ce choix, car on ne comprend dans le livre que petit à petit ce que veulent faire les uns et les autres et comment ils entendent y parvenir. Tout s'agence peu à peu et la personnalité des personnages influent énormément sur les événements. Ainsi, le duo Albert/Edouard fonctionne-t-il sur les différences profondes de la personnalité des deux hommes.
Albert est un couard, disons les choses clairement, tout dans son langage corporel indique l'homme peu habitué à sortir du rang, à passer du mauvais côté de la ligne jaune, à gérer le stress... Aucune ambition, je l'ai dit, mais il est redevable à Edouard qui lui a sauvé la vie. S'il s'embarque dans cette aventure qui le dépasse, c'est parce qu'il ne peut refuser à ce pauvre garçon.
Edouard, au contraire, semble s'amuser comme un petit fou, élaborant un plan génial avec un sens de la théâtralité et un réalisme tout à fait remarquable. Son naturel de galopin reprend le dessus à cette occasion et, malgré le désespoir qu'on sent en lui, il se jette à corps perdu dans ce projet, jusqu'à presque perdre tout sens commun.
En fait, le duo Albert/Edouard me paraît parfaitement symboliser l'un des axes forts du roman : l'alliance réussie du drame et de la comédie. Je pourrais presque rajouter humaine, derrière. En lisant "au revoir là-haut", je me suis dit que Albert et Edouard symbolisaient cette allégorie du théâtre que sont les deux masques (et il est beaucoup questions de masques dans le livre...), l'un qui rit, l'autre qui pleure.
Pourtant, alors qu'on pourrait croire que c'est Albert le tragique et Edouard le comique, pour moi, c'est exactement l'inverse. C'est Albert, avec sa trouille au ventre, ses hésitations, ses cas de conscience, son côté cave, qui incarne la comédie, tandis que le volubile et facétieux Edouard, sorte d'ancêtre de Zaza Napoli, a ce côté tragique des grandes héroïnes antiques chevillé à son corps mutilé.
Autour d'eux, Henri d'Aulnay-Pradelle a tout du coq ridicule, imbu de sa personne et trop sûr de son importance. Il est le parvenu de l'histoire et le premier à le lui faire sentir est son beau-père, qui l'a vu venir de loin, celui-là... Il n'y a que deux choix possibles pour celui-là : soit la vengeance d'Albert, qui voit en lui le responsable de leur triste sort, à Edouard et lui, soit l'implosion en plein vol, pour avoir voulu s'approcher trop près du soleil...
Et puis, Pierre Lemaître met en scène toute une galerie de personnages secondaires obséquieux, veules, falots, soumis au pouvoir et aux classes supérieures à la leur. Seul Joseph Merlin sort du rang, s'échappe de ce troupeau et c'est sur cet ensemble que le romancier fonde sa satire sociale. Comme beaucoup, je pense que la guerre de 14-18 marque l'entrée réelle dans le XXème siècle. Cela ne veut pas dire pour autant que la société issue du XIXème et de la Révolution Industrielle disparaît en un claquement de doigts.
M. Péricourt, le père d'Edouard, en est l'illustration parfaite. Sans le rôle sombre que lui donne Lemaître, on aurait pu voir en lui un personnage de Feydeau ou de Labiche. Idem pour des généraux galonnés et médaillés des pieds à la tête alors qu'ils ont d'abord contribué à un massacre épouvantable. On assiste au règne des hommes d'affaires et à un déclin du politique, tiens, tiens, déjà, et on est déjà dans la déliquescence d'une Troisième République qui va mener le pays à une nouvelle catastrophe.
Reste un sujet à aborder. Pas facile, puisque j'ai choisi de ne pas expliciter les épisodes sur qui reposent ce thème. C'est le patriotisme. Qui plus est, un patriotisme mal placé, celui qui, au lieu d'exprimer un remerciement sincère, vient surtout masquer la culpabilité et l'incompétence qui ont fait de cette guerre qu'on croyait gagnée d'avance, un innommable et meurtrier bourbier.
Or, une fois la "victoire" acquise, la France est un pays en ruines. Tout est à refonder, même si les champs de bataille ne se sont pas étendus à tout le territoire. Alors, on érige, c'est le cas de le dire, l'hommage national aux poilus morts au combat en politique d'union nationale, de refondation de la patrie meurtrie. On parle déjà d'installer un soldat inconnu sous l'Arc de Triomphe, en guise de symbole. D'autres initiatives vont suivre...
Avec un certain humour noir, Pierre Lemaître s'engouffre dans cette brèche pour faire de cet engouement patriotique d'après-guerre le coeur de son roman. Comment remettre en cause le bien-fondé de ces initiatives ? Même ceux qui dénoncent la guerre ne peuvent que s'aligner, car on dissimule habilement toutes les erreurs commises sous le voile du souvenir de ceux qui sont morts pour pas grand-chose, au final.
Là encore, la satire intervient et la façon dont Lemaître traite (maltraite ?) ce Souvenir Patriotique devient bientôt assez jubilatoire, malgré un mauvais esprit prononcé, et assumé. S'y mêlent intérêts en tous genres, mais essentiellement financier, image politique, trace laissée dans l'Histoire, mais aussi calcul, mesquinerie, maladresses, racisme, bêtise crasse, lâchetés générale et particulières, etc.
Quand je parlais de comédie humaine, plus haut, évidemment, il y avait un clin d'oeil littéraire, mais je dois dire que tous les ingrédients sont là, dans ce roman qui oscille entre comique et tragique, même si la noirceur l'emporte sans doute au final, et je suis vraiment curieux de voir comment Pierre Lemaître, sans doute en suivant la même ligne directrice, va nous parler de la suite de ce terrible XXème siècle.
Mais, avant d'y arriver là, je vous invite vraiment à découvrir "Au revoir là-haut". Je suis bien incapable de vous dire si les honneurs des jurys sont mérités, si c'est un "Grrrraaaand" roman, avec toute l'emphase qui sied à cette expression, mais pour moi, ce fut un riche moment de lecture, avec une histoire magnifiquement ciselée, un mauvais esprit réjouissant et une description fascinante d'une époque chamboulée par la guerre et d'une population qui a beaucoup changé, entre forces vives disparues ou mutilées et vieille classe dirigeante discréditée et pourtant plus que jamais aux affaires...