Toutes ces ténèbres ! Au loin, des halos scintillent par-delà l’entendement. J’y file. À toute allure. Contre ma volonté. Condamné à l’oubli, je fuis mes maîtres, je cours à ma perte, dans l’inconnu.
Il y a ce froid. Un froid absolu. Le soleil n’y peut plus rien. Un froid féroce, éternel, qui engourdit mes atomes transis.
Mes maîtres m’ont projeté dans ce monde glacial et ténébreux. Messager sans destinataires, épave dans une mer noire de vide, je quitte cette bulle magnétique dans laquelle baignent mes maîtres, mais la gravité me relie encore à eux. Pendant que je leur échappe, ils m’observent. Je suis un messager, et un cobaye. Mes maîtres veulent apprendre, comprendre. Comprendre quoi ? L’univers en dehors d’eux-mêmes. Comprendre l’infinitude qui m’entoure, qui approche, qui s’étire devant moi. Pour l’apprivoiser, le maîtriser, en abuser peut-être. Ils sont compétents en la matière. Chaque instant, je les informe, 160 bits par seconde, 20 watts, l’équivalent d’une ampoule de chevet. Je fais de mon mieux. Je voyage depuis si longtemps.
Je file donc dans le vide et l’infini. Mes organes se fatiguent. Jour après jour, le périple me pèse davantage. En 2020, plusieurs de mes organes ne fonctionneront plus. Ensuite ? J’épuiserai mon reliquat d’énergie, j’émettrai quelques maigres signaux. Les oreilles des humains, mes maîtres, les capteront peut-être encore. À moins qu’ils m’aient oublié, et remplacé.
Après ? Eh bien… je poursuivrai mon chemin dans les ténèbres et le froid. Seul. Dans la plus profonde solitude. Plus aucun signal à envoyer ou à recevoir. Je filerai à 525 millions de kilomètres par an, plus de trois fois la distance de la Terre au Soleil. Je foncerai tout droit, sans frottement pour me ralentir, une épave filante, vers l’inconnu, vers l’infini. En l’an 40272, je me réchaufferai à 1,7 année-lumière d’une étoile obscure de la constellation de la Petite Ourse.
Je suis messager. Dans la mort, ma carcasse portera des images et des messages sonores en 55 langues. Rien ne pourra m’arrêter. Je poursuivrai mon odyssée pendant longtemps. Très, très longtemps. Des milliards d’années sans doute. Quelqu’un, ou quelque chose, me recueillera peut-être. On examinera ma carcasse, on inspectera les images, on écoutera le tohu-bohu de ce message, du mien, pas de celui de mes maîtres, que j’aurai détruit.
« En 1977 du temps terrestre, j’ai quitté la Terre, planète dérisoire dans l’immensité. J’ai croisé Jupiter, Uranus, Neptune et Pluton. En 2013, j’échappais au soleil de mes maîtres. En 2020, à la demande de ces derniers, j’ai bâillonné mes circuits. En 2025, j’étouffais le dernier. Je mourais donc. Et telle une bouteille sur les vagues éthérées de l’espace, mon cadavre a flotté dans le vide et le froid. Je fus attiré par Alpha du Centaure, par l’Étoile de Barnard, par tant d’autres. Aujourd’hui, je suis là. L’Humanité n’est plus. Je m’appelle Voyager I, sonde ridicule, nomade inerte de l’espace sidéral.
Ah oui ! Mes maîtres vous saluent. »
Sources :
http://www.science-et-vie.com/2013/09/14/se-trouve-limite-du-systeme-solaire/
© Jean-Marc Ouellet 2013
Notice biographique
Jean-Marc Ouellet grandit dans le Bas-du-Fleuve. Médecin-anesthésiologiste depuis 25 ans, il pratique à Québec. Féru de sciences et de littérature, de janvier 2011 à décembre 2012, il a tenu une chronique bimensuelle dans le magazine littéraire électronique Le Chat Qui Louche. En avril 2011, il publie son premier roman, L’homme des jours oubliés, aux Éditions de la Grenouillère, puis un article, Les guerriers, dans le numéro 134 de la revue Moebius. Chroniques d’un seigneur silencieux, son second roman, paraît en décembre 2012 aux Éditions du Chat Qui Louche. En août 2013, il reprend sa chronique bimensuelle au magazine Le Chat Qui Louche.