"James Miranda Barry était un homme extraordinaire !"

Par Christophe
Bien sûr, le titre de ce billet peut sembler banal, anodin. Mais, j'ai extrait cette phrase de notre roman du jour à dessein, car elle l'illustre parfaitement. Mais, vous devez bien vous doutez que cette phrase, contrairement aux apparences, n'a absolument rien d'anodin. En effet, notre roman du jour retrace un destin tout à fait hors du commun. Il y a quelques années, la romancière Geneviève Chauvel m'a parlé de son genre de prédilection comme étant la biographie romanesque (plutôt que le roman biographique), expression que j'ai depuis, reprise à mon compte. Ici, elle est parfaite. Car, si "le secret du docteur Barry" (en grand format aux éditions de Borée) est inspiré de la vie d'un personnage réel, il y a tant de zones d'ombre et d'inconnues dans cette vie pour en faire le terrain de jeu d'une romancière, en l'occurrence, Sylvie Ouellette. Apprêtez-vous à voyager, dans ce livre, mais aussi à suivre un fascinant personnage central qui a un mérite absolu : ne laisser personne indifférent ! Qu'on l'apprécie ou qu'on la trouve pénible, je vous assure que les deux possibilités sont envisageables, on ne peut que rester ébahi devant le courage, la détermination et les motivations profondes du docteur Barry... Sans même parler de ce secret, au coeur de ce roman historique...

James Miranda Barry a à peine 15 ans quand il entre à l'université d'Edimbourg afin d'y faire ses études de médecine. Une vraie vocation, née dès le plus jeune âge dans une bibliothèque qui contenait le fin du fin des livres de sciences, de médecine et même d'anatomie. Nous sommes en 1810, des progrès récents font entrer la médecine dans une nouvelle ère, mais les obstacles restent encore nombreux avant que son exercice puisse se faire sans danger, pour les praticiens...
Mais, de tout cela, Barry n'en a cure. Digne successeur d'Hippocrate, James Miranda Barry entend faire profiter de son savoir tous ceux qui pourraient en avoir besoin, à commencer par les plus démunis. Cette mission du médecin est pour lui une évidence, dans un Royaume-Uni où ce sont les plus aisés qui, seuls, ont le plus facilement accès aux soins.
Barry, en toute modestie, croit possible de révolutionner tout cela, en amorçant à la fois le virage scientifique et social de la médecine et son entrée dans un siècle naissant et placé sous le signe de la modernité. Même jeune, Barry se doute bien que mettre en vigueur son projet, soutenu par plusieurs personnes influentes, ne sera pas une sinécure... D'autant qu'il y a encore un obstacle à franchir et pas des moindres...
James Miranda Barry est une femme.
Personnage créé de toutes pièces par un triumvirat masculin, le comte Lord Buchan, le général Francisco de Miranda et un médecin, Edward Fryer. L'idée est de démontrer de la plus éclatante façon que rien ne s'oppose à ce que les femmes accèdent à la fonction de médecin. Mais, le plan ne s'arrête pas là : tous ont conscience que, lorsque sera révélée la véritable identité de Barry, une fois son diplôme en poche, le scandale sera énorme, et la possibilité de pratiquer sur le sol britannique, certainement impossible.
Alors, celle qui sera le docteur Barry, quoi qu'en pensent certains, tirera sa révérence et s'en ira loin de l'Angleterre soigner de pauvres gens. Pourtant, les plans sans accroc, parfait sur le papier et qui se déroule comme on en rêvait, ça existe rarement... Et pour James Miranda Barry aussi, le destin va frapper et changer complètement son existence...
En effet, et je vous laisserai découvrir pourquoi, la porte de sortie prévue pour que Barry puisse aller exercer ailleurs, là où sa féminité ne sera pas un problème, va se refermer brutalement avant même l'exécution du plan. Certes, Barry a obtenu son diplôme, sans aucune difficulté, car il est un des élèves les plus doués de sa promotion, mais il lui est impossible, avant un temps certain, de retirer sa tenue masculine pour révéler au grand jour sa véritable nature...
Ne pouvant alors qu'en prendre son parti, Barry se doit d'exercer, ce qui est la partie du plan qui lui est dévolue. Mais pour combien de temps va-t-elle devoir rester homme ? Et surtout comment exercer en limitant les risques d'être inopinément découverte ? Barry a déjà un désavantage : son physique. De petite taille, avec une voix montant facilement dans les aigus et un visage imberbe, il va falloir jouer serré pour donner le change...
Alors, à la surprise générale, Barry va prendre une décision, contre l'avis de ses mentors : devenir médecin militaire. Après tout, elle porte comme deuxième prénom le patronyme d'un général qu'elle admire, pourquoi, en attendant de pouvoir réaliser leur projet commun, ne pas suivre cette voie-là ? Buchan n'y voit que risques inutiles, mais plus têtu que James Miranda Barry, on ne trouve pas...
Elle sera donc militaire. Et, pour couronner le tout, outre-mer. Sa première affectation, en 1816 (elle a 21 ans, à peine), l'envoie au Cap, en Afrique du Sud. Elle croit encore que tout cela sera provisoire. Elle l'ignore encore, mais son propre piège vient de se refermer sur elle : jamais elle ne pourra devenir femme aux yeux de tous... Le projet initial va capoter, ses mentors disparaître les uns après les autres et la jeune femme va devoir accepter de vivre dans le costume et la peau de quelqu'un qu'elle n'est pas.
Après le Cap, il y aura les Caraïbes, la Jamaïque d'abord, puis des îles plus au sud où Barry fera sa tournée, ensuite, elle reviendra en Europe, d'abord à Malte puis à Corfou et c'est au Canada que s'achèvera sa carrière bien des années après tout ce que je viens d'évoquer. A chacune de ces affectations, Barry essayera d'appliquer sur le terrain ses idéaux altruistes mais aussi de protéger son identité véritable.
Et à chaque fois, cela ne se passera pas sans difficulté. D'une part, parce qu'un militaire, ça obéit d'abord aux ordres et que la philanthropie n'en fait que rarement partie ; d'autre part, parce que n'importe quel événement, le plus insignifiant, peut la trahir... Et quand on connaît le caractère pour le moins entier de Barry, forcément, on se dit qu'elle n'est pas au bout de ses peines.
Ce qu'il y a de fascinant dans ce personnage, comme je le disais en introduction, c'est sa capacité aussi bien à plaire aux uns qu'à horripiler les autres, voire de provoquer chez certains ces deux sentiments pourtant diamétralement opposés. Mais c'est surtout sa hiérarchie qu'elle va s'évertuer à contrarier, enfreignant les ordres, soignant les personnes qu'on lui a interdites de soigner, se montrant rebelle à sa fonction militaire, trop étriqué pour elle.
Petit à petit, c'est un personnage incroyablement excentrique et décalé qu'on voit se dessiner. Sans même parler de son travestissement, le docteur Barry va marquer tous ceux qui vont la croiser, par sa façon d'être pour le moins... peu discrète, par son caractère de plus en plus épouvantable au fil des ans, par sa compétence en tant que médecin mais aussi son intransigeance à traquer sans relâche tous les Diafoirus et autres apothicaires qui n'ont comme motivation première que leur enrichissement et non pas le bien-être des malades.
Mais sa situation va l'obliger à s'enfermer aussi dans une solitude terrible. Les années passées au Cap, alors qu'elle est encore jeune, pleine d'espoir de redevenir pour de bon un femme, vont lui en apprendre beaucoup sur elle-même et sur sa relation aux autres. Par la suite, elle limitera au maximum tout lien social, ne voyageant qu'avec une hallucinante quantité de malle, renfermant toute sa vie, tous ses mensonges, aussi, et un unique serviteur, fidèle, dévoué et qui ne révélera jamais son secret à personne.
Je me rends compte que j'utilise, depuis le début de ce billet, beaucoup de mots évoquant la réclusion. Et c'est tout à fait mon ressenti : James Miranda Barry, ou quel que soit son état civil véritable, a écopé d'une peine à perpétuité dans le corps d'une personne qu'elle n'est pas. Forcément, et même si, peut-être, elle a pu se résigner, accepter ce conditionnement, cela pèse, cela joue sur l'humeur, et sur les nerfs, car être démasquée serait sans doute catastrophique...
Sa lutte permanente avec sa hiérarchie, sa volonté perpétuelle de faire évoluer son temps pour arriver à une médecine plus moderne et efficace seront sa planche de salut. Etre en mission, envers et contre tous, est une motivation suffisante pour accepter ce qui devient un véritable sacrifice. S'émancipant, par la force des choses, du projet initial construit autour d'elle-même, elle se retrouve dans une position inattendue : imposer ses vues dans ce pays qu'elle devait fuir une fois révélée sa féminité...
James Miranda Barry, c'est une espèce de Frankenstein, et je ne dis pas cela seulement parce que le roman de Sylvie Ouellette s'ouvre sur une scène de dissection nocturne sur un cadavre frais volé dans un cimetière. Non, Barry est la créature de Buchan, Miranda et Fryer, programmée pour être l'instrument de leur projet humaniste. Sauf que, poussée par les événements imprévus puis en entrant dans l'armée, elle va peu à peu rompre les amarres qui la retenaient à ses mentors pour voguer par elle-même.
Mais, dans cette traversée d'un siècle assez mouvementé, dans ce voyage aux quatre coins de l'Empire britannique en pleine hégémonie, la situation de Barry va changer, aussi. Ou plutôt, la perception qu'en auront les personnes qu'elle va rencontrer et, par ricochet, le lecteur. Lorsqu'on la découvre, toute jeune, idéaliste et gonflée à bloc, sûre d'elle et de ses choix, elle est un personnage flamboyant, héroïque, superbe et généreux, pour reprendre ce mot de Victor Hugo.
Plus tard, cependant, c'est un être aigri, intolérant, vaniteux, ressassant ses succès et ses coups d'éclat, donnant la leçon et, finalement, regrettant ce passé de plus en plus lointain et redoutant de voir couler ce temps si précieux avant d'avoir pu mener à bien ses missions. Son caractère est juste alors insupportable, lui valant quelques solides inimitiés.
Seulement, pour un être aussi orgueilleux que Barry (mais, dans une situation aussi délicate, l'orgueil n'est-il pas le meilleur des carburants pour continuer à avancer, même quand tout part à vau-l'eau ?), des faits étonnants vont intervenir, rattrapant cette anonyme pionnière et, ô paradoxe, la laissant sur le côté de la route vers le progrès dont elle est l'initiatrice.
En témoigne sa rencontre avec Florence Nightingale. Ce nom ne vous parle peut-être pas, mais dans les pays anglo-saxons, elle est une icône absolue, une pionnière, un exemple. Or, elle n'est qu'infirmière !! Je précise que le "n'est que" est utilisé à travers le prisme Barry. Comment, cette infirmière qui lui vole son mérité, sa célébrité ?
Barry est né 25 ans avant Nightingale, est devenu médecin avant même la naissance de l'infirmière et voilà qu'on en fait l'idole qu'il, enfin qu'elle, aurait dû être ! Inadmissible, inacceptable... et pourtant, impossible à réfuter, puisqu'il faudrait se dévoiler pour cela, et donc tout perdre. Alors, Barry bout et traite Nightingale avec mépris et condescendance, devenant, du même coup, l'horrible réactionnaire misogyne qu'il a toujours combattu !
Barry fait l'expérience du passage du temps, de ces générations qui se succèdent et des changements qui affectent tout société humaine. Le temps de sa vie, elle voit, certes lentement, se réaliser les idéaux qu'elle défendait aux côtés de ses mentors et que sa réclusion dans un costume masculin l'a obligé à initier dans l'anonymat et contre l'avis de sa hiérarchie et des puissances politiques en place.
Barry serait-elle née trop tôt ? Oui, c'est sans doute ce qu'on peut se dire. Son destin est tel, en lui-même, qu'il aurait été tout aussi étonnant si, comme Nightingale, elle avait pu, affichant sa féminité, soigner, apporter une aide médicale mais aussi sociale à tous ceux qui en ont besoin, simplement par idéal humaniste. Pourtant, en venant avant, en trouvant ce moyen étonnant et terriblement contraignant pour contourner les règles rétrogrades de son temps, Barry devient un incroyable personnage de roman.
Car, au final, on se rend compte qu'on en sait assez peu sur le vrai James Miranda Barry. Sylvie Ouellette réussit à remplir les zones d'incertitude dans la vie de ce médecin pas comme les autres avec la liberté qu'offre le roman et l'imaginaire. Et ça marche, jusqu'au bout. Jusque même après sa mort. La France est fascinée par son chevalier d'Eon, homme travesti en femme, au point de finir par ne plus jamais quitter ce rôle, l'Angleterre a James Barry, femme qui dut vivre sa vie comme un homme.
"Le secret du docteur Barry" est un roman historique assez classique dans la forme, mais passionnant du fait de ce personnage inouï. C'est aussi l'occasion de balayer du regard, et avec précision, ce XIXème siècle qui voit l'avènement de la puissance britannique, politiquement et économiquement, et cette mutation profonde des sociétés européennes à tous les niveaux.
J'ai pris énormément de plaisir à cette lecture et on s'attache à Barry, malgré tout, malgré ses défauts, ses erreurs, son caractère irascible... On se dit, à chaque page, que tout cela est vain, voué à l'échec, et puis, quelques lignes plus tard, on espère que l'onde de choc attendue finira par tout bousculer, à commencer par les mentalités de la trop vieille Angleterre (je ne me fais pas d'illusion, la France n'aurait eu aucune leçon à donner non plus, je pense)...
Alors, oui, James Miranda Barry était un homme extraordinaire ! Mais c'était surtout une femme hors du commun dont l'histoire devait être racontée sous la forme d'un véritable roman d'aventures, plein de rebondissements et aussi de suspense, tant l'épée de Damoclès qui se balance au-dessus de sa tête semble vouloir à tout moment, lui couper le cou...