Cette phrase est présente deux fois dans notre roman du jour et, dès la première, je l'avais soulignée, notée et soigneusement mise de côté... Plus rare encore, j'ai pris des notes, j'ai même rédigé un ou deux paragraphes sur un post-it (oui, j'écris en pattes de mouche, et alors ?). C'est vous dire si j'avais hâte de me lancer dans la rédaction de ce billet. Partons pour le XVIème siècle et un endroit fascinant : les carrières de marbre de Carrare, en Toscane. C'est dans cette ville, au sein de la communauté des carriers et des tailleurs de pierre, que se déroule "Pietra Viva", nouveau roman de Léonor de Récondo (aux éditions Sabine Wespieser). Avec un personnage central qui est loin d'être un inconnu : Michel-Ange. Un génie confronté à sa condition d'homme, à ses blessures intimes, à son art, au regard de l'autre... Un artiste face à sa matière première, face à la mort, aussi, face au deuil, au désir... Et un roman magnifique, à la clé, riche, puissant et qui m'a rempli d'émotion et qui vit encore en moi, plusieurs jours après l'avoir terminé...
Michel-Ange vit à Rome et profite de l'étonnante bienveillance d'un monastère de la ville éternelle qui lui permet de pratiquer des dissections sur les corps des défunts de la communauté. Une façon pour l'artiste d'améliorer sa connaissance de ces corps humains qu'il essaye de reproduire avec le plus grand réalisme possible.
Parmi les frères qui l'accueillent dans ces moments difficiles, le frère Guido, porte-parole de son supérieur, et le frère Andrea, qui fait partie des hommes apportant les corps sans vie dans la morgue, afin que le sculpteur. Or, dès le premier regard, Michel-Ange est tombé sous le charme du frère Andrea, au corps parfait, et pas seulement pour l'oeil de l'artiste.
Les deux hommes n'ont pas échangé plus de deux phrases, pourtant, le désir de Michel-Ange est d'une grande force, peut-être plus encore parce qu'il sait très bien qu'il ne pourra jamais l'assouvir. Et, à chaque visite, outre sa curiosité pour le corps qu'on lui soumettra (mais jamais d'enfant, il ne peut pas), Michel-Ange sent ce désir monter et ressent le besoin de voir, même quelques instants seulement, le frère Andrea...
Mais, au début du printemps 1505, c'est sur la table d'autopsie que Michel-Ange découvre l'objet de son désir. Le frère Andrea est mort, brutalement, et c'est cet homme qu'on lui propose de disséquer... La réaction de Michel-Ange, une fois passée la stupéfaction, une fois que son esprit a enfin accepté ce que ses yeux ont vu, est d'une grande violence : il fuit.
Sans rien dire à personne, Michel-Ange quitte Rome et prend la direction de Carrare. Son excuse est toute trouvée : le pape Jules II vient de lui passer une monumentale commande, celle de son futur tombeau. Un tel ouvrage ne se néglige pas, et Michel-Ange a décidé d'aller lui-même à Carrare choisir les blocs de marbre desquels il fera naître les futurs ornement de la stèle papale.
Pourtant, il est clair que Michel-Ange, traumatisé par la mort soudaine, inattendue du frère Andrea, a bel et bien pris la fuite, sans prévenir personne. Il est parti si vite qu'il n'a emporté qu'un carnet de croquis, un livre de Pétrarque (dans lequel se trouve la phrase titre de ce billet), que lui offrit son mentor Laurent de Médicis, et la Bible d'Andrea, objet recelant tant d'émotions intimes et contrastées...
En partant pour Carrare, il ignore pour combien de temps il quitte Rome, peut-être pour toujours, pourquoi pas. Il a besoin de faire le point... Il n'a d'ailleurs prévenu personne de ce départ précipité et n'arrive pas à écrire au frère Guido pour s'excuser, ni même pour lui poser la question qui lui brûle les lèvres : de quoi est donc mort Andrea ?
Mais à Carrare, Michel-Ange va vraiment commencer une nouvelle vie, au milieu des hommes qui attaque la montagne pour libérer la matière première de son oeuvre : le marbre. Dans ce village, toutes les familles sont liées aux carrières et la communauté vit dans une permanente solidarité, car les accidents sont hélas nombreux, souvent fatals.
Michel-Ange est un homme solitaire, misanthrope, même, conscient de ce talent extraordinaire dont il a hérité et qui en fait une personnalité à part, au point qu'on le juge souvent hautain, méprisant pour le commun des mortels. C'est dire si cette plongée au pays du marbre s'annonce délicate pour un homme accablé et qui voudrait par-dessus tout être seul...
A Carrare, parmi les personnes qu'il rencontre, 3 sortent du lot. Topolino, d'abord. Ainsi surnommé ("la petite souris") parce qu'il se faufile dans les fissures de la montagne à la recherche des plus beaux blocs. Maître d'oeuvre, il va inviter l'artiste dans sa famille et la relation de Michel-Ange avec lui et avec son épouse, Chiara, sera une des causes des bouleversements majeurs qui vont se produire dans l'esprit et l'âme du sculpteur au cours de son séjour.
Ensuite, il y a Cavallino, ainsi surnommé parce qu'il se prend pour un cheval. L'homme, pas méchant pour deux sous, voit en chaque humain un animal et si on le qualifie aisément de fou ou d'idiot du village, son acuité va pourtant apparaître aux yeux du lecteur. Pour lui, Michel-Ange est un chien au milieu des loups... Cavallino et la jument blanche dont il est "amoureux" (ne voyez rien de malsain dans ce terme) eux aussi vont participer à leur manière à la prise de conscience de Michel-Ange...
Enfin, il y a Michele, le personnage-clé du livre, pour moi. L'enfant a 6 ans, il est fils de carrier et, peu de temps après l'arrivée de l'artiste à Carrare, il va perdre sa mère, morte en couches. En Michele, Michel-Ange voit l'enfant qu'il a été. A une différence près, et pas des moindres : le sculpteur, qui a aussi perdu sa mère quand il était enfant, n'a plus aucun souvenir d'elle...
La mort d'Andrea et le drame vécu par Michele vont réveiller cette blessure qui n'a jamais vraiment cicatrisé. Entre le visage d'Andrea qui le hante et celui de sa mère qu'il essaye de retrouver désespérément au fin fond de sa mémoire, Michel-Ange est désemparé, perdu. La présence de l'enfant à ses côtés a des effets contradictoires sur lui...
Michel-Ange n'aime pas les enfants, il s'en défie et il va déclencher un scandale lors des obsèques des obsèques de la mère de Michele... Son coeur est-il dur comme du marbre ? Pourtant, l'enfant, lui, ne va pas lui en tenir rigueur. Son naturel désarmant, la joie de vivre qu'il affiche au quotidien malgré tout, tout cela étonne Michel-Ange autant que cela l'exaspère. Et, selon l'humeur, l'artiste et l'enfant montrent une vraie complicité ou alors, la colère prend le sculpteur qui chasse le gamin...
Mais, quoi qu'il en dise, cet enfant-là le fascine, le pousse à se remettre en cause et surtout, il est la vie face au double deuil qui l'accable... Il va l'aider, sans doute sans s'en rendre compte, à se reprendre en main, à commencer le travail de deuil au sujet d'Andrea, mais aussi à renouer le fil rompu avec une mère oubliée. Cette quête-là est au coeur du roman...
Qui dit deuil, dit mort. Or, là aussi, l'artiste se pose de grandes questions qui affecte certes sa philosophie de l'existence, mais aussi son art. Vivant, Andrea est la perfection aux yeux de l'artiste. Mort, il devient inerte, terne, perd son élasticité, cette sève que seule la vie procure. La dernière vision que Michel-Ange a du frère Andrea, c'est un corps marmoréen, le paradoxe n'est pas petit !
Le marbre, justement, parlons-en. Carrare produit la matière première idéale pour que l'artiste puisse exercer son art. J'ai été frappé par moments de la comparaison naturelle qui se fait entre le marbre et le corps humain, sa blancheur, comme une peau, les veines qui le traversent, etc. Et le ciseau de Michel-Ange donne vie à la pierre, littéralement...
Pierra Viva...
Ce n'est pas la seule explication à ce titre, d'ailleurs, la première vient d'une phrase de Michel-Ange en personne, placée en exergue du roman de Léonor de Réconda. Mais celle qui m'a le plus frappé, c'est ce lien si puissant entre la pierre et le corps, entre le corps qu'on parvient à reproduire dans la pierre avec une telle précision (cela vaut pour les drapés et d'autres aspects de la sculpture, mais bien sûr, pour l'histoire qu'il nous concerne, cela passe au second plan) que cela suscite une incroyable émotion...
Michel-Ange maîtrise ce savoir, il ne sculpte pas un minéral mais une matière vivante. A partir de là, il crée la beauté, une beauté éternelle, inaltérable. Mais, en retour, une beauté artificielle, comparée à l'inimitable beauté du vivant, la beauté parfait qu'incarne Andrea avant sa mort. Or, cette beauté-là, la seule qui vaille, dure le temps d'une vie, pas plus, et la saisir à un instant donné ne fait que la figer, sans la faire perdurer...
L'ambition de Michel-Ange serait de parvenir à reproduire cette perfection du vivant dans la pierre, ne pas seulement la rendre symboliquement vivante, mais la façonner à son image, tel le Dieu de la Genèse. Or, Michel-Ange est impuissant à rendre cette beauté unique du vivant. Il crée une beauté immortelle imparfaite (à ses yeux) et ne peut vaincre cette mort qui se charge de pourrir la beauté, de la faire disparaître... Et c'est aussi une des choses qui plonge le génie dans le désarroi.
Ce séjour à Carrare, au cours duquel il va voir naître ces blocs dans lesquels il taillera à vif pour faire apparaître les personnages qui orneront le futur tombeau de Jules II, va là aussi changer sa vision des choses. Il va prendre conscience que c'est peut-être son âme à lui qui est une pierre à qui il faut donner vie. Et notre âme à tous, que la beauté née de ses mains peut réveiller, expulser de sa gangue pour lui donner vie.
Il y a dans le rapport de Michel-Ange au marbre une incroyable sensualité. Là encore, on pourrait y voir un paradoxe, tant le marbre semble dur, froid, symbole de la tombe plus que du plaisir. Et pourtant, l'artiste l'adoucit, efface sa dureté et sa froideur pour lui donner l'apparence de la chaleur, de la force et de la sensualité...
Or, "Pietra Viva" repose sur les sens, tous nos sens, de plus d'une façon. L'expérience sensuelle (attention, je ne mets aucune dimension sexuelle dans ce mot, à l'instant) de Michel-Ange se prolonge dans sa quête du souvenir. Nous connaissons tous l'expérience proustienne de la madeleine qui réveille les souvenirs, ici, Léonor de Récondo exploite le même filon, mais l'étend aux cinq sens...
A son arrivée à Carrare, Michel-Ange est comme anesthésié par le choc de la mort d'Andrea. Peu à peu, au contact des villageois, son odorat, son toucher, son ouïe, son goût et finalement sa vue vont se réveiller au cours d'une espèce d'expérience mystique faites de songes qui tournent facilement au cauchemar... Avant de le conduire au bout de sa quête.
Enfin, de ce séjour à Carrare, Michel-Ange va sortir transfiguré. Il va descendre de son piédestal, quitter ce costume pesant de génie pour se mettre à hauteur des carriers sans qui il ne pourrait rien faire. Mieux encore, ce sont eux qui vont lui montrer à quel point la vie est riche et importante, irremplaçable. C'est eux, Topolino, Chiara, Cavallino, Michele et tous les autres, qui vont lui faire accepter son deuil, le sortir de son marasme et lui faire accepter le rôle qui lui a été assigné : magnifier la beauté dans le marbre, devenue une pierre vivante...
La mort d'Andrea et celle de sa mère, d'autres décès intervenant dans le cours du roman vont lui montrer que la mort fait bien l'éloge de la vie, pur reprendre cette phrase de Pétrarque, lue un soir de solitude, et que son art peut en être le héraut. Que sa quête de perfection est vaine, parce qu'il l'a déjà atteinte à travers ses sculptures, et toutes celles qui naîtront du marbre sorti des carrières de Carrare.
Je suis sorti chamboulé de cette lecture, beaucoup d'émotions, parfois contradictoires, moi aussi, m'ont animé après avoir tourné la dernière page. Mais, celle qui prime reste une certain émerveillement. Je le dois évidemment à la personnalité de Michel-Ange, à ce talent pur dont on ne peut qu'être admiratif. Mais aussi grâce à ce récit qui a fait vibre des cordes sensibles chez moi, à la fois par la relation à l'art, source d'émotions hors du commun, mais aussi dans le parallèle entre l'artiste et Michele, personnage qui m'a bouleversé par sa dignité dans l'injustice absolue qui le frappe.
Si Michel-Ange donne vie au marbre, j'ai trouvé que Léonor de Récondo avait su donner vie à l'encre et au papier qui composent son roman. Oui, c'est une lecture vivante, qui poursuit son existence dans la mémoire longtemps après la fin de la lecture. Et qui donne férocement envie de voir ou revoir les oeuvres magnifiques de Michelangelo Buonarroti... Le livre évoque sa Pièta et son David, mais évidemment, le tombeau de Jules II, qui sera achevé bien des années après le récit, et que je voulais partager avec vous en fin de billet :
Ce livre a été lu dans le cadre des Matches de la rentrée littéraire.
Michel-Ange vit à Rome et profite de l'étonnante bienveillance d'un monastère de la ville éternelle qui lui permet de pratiquer des dissections sur les corps des défunts de la communauté. Une façon pour l'artiste d'améliorer sa connaissance de ces corps humains qu'il essaye de reproduire avec le plus grand réalisme possible.
Parmi les frères qui l'accueillent dans ces moments difficiles, le frère Guido, porte-parole de son supérieur, et le frère Andrea, qui fait partie des hommes apportant les corps sans vie dans la morgue, afin que le sculpteur. Or, dès le premier regard, Michel-Ange est tombé sous le charme du frère Andrea, au corps parfait, et pas seulement pour l'oeil de l'artiste.
Les deux hommes n'ont pas échangé plus de deux phrases, pourtant, le désir de Michel-Ange est d'une grande force, peut-être plus encore parce qu'il sait très bien qu'il ne pourra jamais l'assouvir. Et, à chaque visite, outre sa curiosité pour le corps qu'on lui soumettra (mais jamais d'enfant, il ne peut pas), Michel-Ange sent ce désir monter et ressent le besoin de voir, même quelques instants seulement, le frère Andrea...
Mais, au début du printemps 1505, c'est sur la table d'autopsie que Michel-Ange découvre l'objet de son désir. Le frère Andrea est mort, brutalement, et c'est cet homme qu'on lui propose de disséquer... La réaction de Michel-Ange, une fois passée la stupéfaction, une fois que son esprit a enfin accepté ce que ses yeux ont vu, est d'une grande violence : il fuit.
Sans rien dire à personne, Michel-Ange quitte Rome et prend la direction de Carrare. Son excuse est toute trouvée : le pape Jules II vient de lui passer une monumentale commande, celle de son futur tombeau. Un tel ouvrage ne se néglige pas, et Michel-Ange a décidé d'aller lui-même à Carrare choisir les blocs de marbre desquels il fera naître les futurs ornement de la stèle papale.
Pourtant, il est clair que Michel-Ange, traumatisé par la mort soudaine, inattendue du frère Andrea, a bel et bien pris la fuite, sans prévenir personne. Il est parti si vite qu'il n'a emporté qu'un carnet de croquis, un livre de Pétrarque (dans lequel se trouve la phrase titre de ce billet), que lui offrit son mentor Laurent de Médicis, et la Bible d'Andrea, objet recelant tant d'émotions intimes et contrastées...
En partant pour Carrare, il ignore pour combien de temps il quitte Rome, peut-être pour toujours, pourquoi pas. Il a besoin de faire le point... Il n'a d'ailleurs prévenu personne de ce départ précipité et n'arrive pas à écrire au frère Guido pour s'excuser, ni même pour lui poser la question qui lui brûle les lèvres : de quoi est donc mort Andrea ?
Mais à Carrare, Michel-Ange va vraiment commencer une nouvelle vie, au milieu des hommes qui attaque la montagne pour libérer la matière première de son oeuvre : le marbre. Dans ce village, toutes les familles sont liées aux carrières et la communauté vit dans une permanente solidarité, car les accidents sont hélas nombreux, souvent fatals.
Michel-Ange est un homme solitaire, misanthrope, même, conscient de ce talent extraordinaire dont il a hérité et qui en fait une personnalité à part, au point qu'on le juge souvent hautain, méprisant pour le commun des mortels. C'est dire si cette plongée au pays du marbre s'annonce délicate pour un homme accablé et qui voudrait par-dessus tout être seul...
A Carrare, parmi les personnes qu'il rencontre, 3 sortent du lot. Topolino, d'abord. Ainsi surnommé ("la petite souris") parce qu'il se faufile dans les fissures de la montagne à la recherche des plus beaux blocs. Maître d'oeuvre, il va inviter l'artiste dans sa famille et la relation de Michel-Ange avec lui et avec son épouse, Chiara, sera une des causes des bouleversements majeurs qui vont se produire dans l'esprit et l'âme du sculpteur au cours de son séjour.
Ensuite, il y a Cavallino, ainsi surnommé parce qu'il se prend pour un cheval. L'homme, pas méchant pour deux sous, voit en chaque humain un animal et si on le qualifie aisément de fou ou d'idiot du village, son acuité va pourtant apparaître aux yeux du lecteur. Pour lui, Michel-Ange est un chien au milieu des loups... Cavallino et la jument blanche dont il est "amoureux" (ne voyez rien de malsain dans ce terme) eux aussi vont participer à leur manière à la prise de conscience de Michel-Ange...
Enfin, il y a Michele, le personnage-clé du livre, pour moi. L'enfant a 6 ans, il est fils de carrier et, peu de temps après l'arrivée de l'artiste à Carrare, il va perdre sa mère, morte en couches. En Michele, Michel-Ange voit l'enfant qu'il a été. A une différence près, et pas des moindres : le sculpteur, qui a aussi perdu sa mère quand il était enfant, n'a plus aucun souvenir d'elle...
La mort d'Andrea et le drame vécu par Michele vont réveiller cette blessure qui n'a jamais vraiment cicatrisé. Entre le visage d'Andrea qui le hante et celui de sa mère qu'il essaye de retrouver désespérément au fin fond de sa mémoire, Michel-Ange est désemparé, perdu. La présence de l'enfant à ses côtés a des effets contradictoires sur lui...
Michel-Ange n'aime pas les enfants, il s'en défie et il va déclencher un scandale lors des obsèques des obsèques de la mère de Michele... Son coeur est-il dur comme du marbre ? Pourtant, l'enfant, lui, ne va pas lui en tenir rigueur. Son naturel désarmant, la joie de vivre qu'il affiche au quotidien malgré tout, tout cela étonne Michel-Ange autant que cela l'exaspère. Et, selon l'humeur, l'artiste et l'enfant montrent une vraie complicité ou alors, la colère prend le sculpteur qui chasse le gamin...
Mais, quoi qu'il en dise, cet enfant-là le fascine, le pousse à se remettre en cause et surtout, il est la vie face au double deuil qui l'accable... Il va l'aider, sans doute sans s'en rendre compte, à se reprendre en main, à commencer le travail de deuil au sujet d'Andrea, mais aussi à renouer le fil rompu avec une mère oubliée. Cette quête-là est au coeur du roman...
Qui dit deuil, dit mort. Or, là aussi, l'artiste se pose de grandes questions qui affecte certes sa philosophie de l'existence, mais aussi son art. Vivant, Andrea est la perfection aux yeux de l'artiste. Mort, il devient inerte, terne, perd son élasticité, cette sève que seule la vie procure. La dernière vision que Michel-Ange a du frère Andrea, c'est un corps marmoréen, le paradoxe n'est pas petit !
Le marbre, justement, parlons-en. Carrare produit la matière première idéale pour que l'artiste puisse exercer son art. J'ai été frappé par moments de la comparaison naturelle qui se fait entre le marbre et le corps humain, sa blancheur, comme une peau, les veines qui le traversent, etc. Et le ciseau de Michel-Ange donne vie à la pierre, littéralement...
Pierra Viva...
Ce n'est pas la seule explication à ce titre, d'ailleurs, la première vient d'une phrase de Michel-Ange en personne, placée en exergue du roman de Léonor de Réconda. Mais celle qui m'a le plus frappé, c'est ce lien si puissant entre la pierre et le corps, entre le corps qu'on parvient à reproduire dans la pierre avec une telle précision (cela vaut pour les drapés et d'autres aspects de la sculpture, mais bien sûr, pour l'histoire qu'il nous concerne, cela passe au second plan) que cela suscite une incroyable émotion...
Michel-Ange maîtrise ce savoir, il ne sculpte pas un minéral mais une matière vivante. A partir de là, il crée la beauté, une beauté éternelle, inaltérable. Mais, en retour, une beauté artificielle, comparée à l'inimitable beauté du vivant, la beauté parfait qu'incarne Andrea avant sa mort. Or, cette beauté-là, la seule qui vaille, dure le temps d'une vie, pas plus, et la saisir à un instant donné ne fait que la figer, sans la faire perdurer...
L'ambition de Michel-Ange serait de parvenir à reproduire cette perfection du vivant dans la pierre, ne pas seulement la rendre symboliquement vivante, mais la façonner à son image, tel le Dieu de la Genèse. Or, Michel-Ange est impuissant à rendre cette beauté unique du vivant. Il crée une beauté immortelle imparfaite (à ses yeux) et ne peut vaincre cette mort qui se charge de pourrir la beauté, de la faire disparaître... Et c'est aussi une des choses qui plonge le génie dans le désarroi.
Ce séjour à Carrare, au cours duquel il va voir naître ces blocs dans lesquels il taillera à vif pour faire apparaître les personnages qui orneront le futur tombeau de Jules II, va là aussi changer sa vision des choses. Il va prendre conscience que c'est peut-être son âme à lui qui est une pierre à qui il faut donner vie. Et notre âme à tous, que la beauté née de ses mains peut réveiller, expulser de sa gangue pour lui donner vie.
Il y a dans le rapport de Michel-Ange au marbre une incroyable sensualité. Là encore, on pourrait y voir un paradoxe, tant le marbre semble dur, froid, symbole de la tombe plus que du plaisir. Et pourtant, l'artiste l'adoucit, efface sa dureté et sa froideur pour lui donner l'apparence de la chaleur, de la force et de la sensualité...
Or, "Pietra Viva" repose sur les sens, tous nos sens, de plus d'une façon. L'expérience sensuelle (attention, je ne mets aucune dimension sexuelle dans ce mot, à l'instant) de Michel-Ange se prolonge dans sa quête du souvenir. Nous connaissons tous l'expérience proustienne de la madeleine qui réveille les souvenirs, ici, Léonor de Récondo exploite le même filon, mais l'étend aux cinq sens...
A son arrivée à Carrare, Michel-Ange est comme anesthésié par le choc de la mort d'Andrea. Peu à peu, au contact des villageois, son odorat, son toucher, son ouïe, son goût et finalement sa vue vont se réveiller au cours d'une espèce d'expérience mystique faites de songes qui tournent facilement au cauchemar... Avant de le conduire au bout de sa quête.
Enfin, de ce séjour à Carrare, Michel-Ange va sortir transfiguré. Il va descendre de son piédestal, quitter ce costume pesant de génie pour se mettre à hauteur des carriers sans qui il ne pourrait rien faire. Mieux encore, ce sont eux qui vont lui montrer à quel point la vie est riche et importante, irremplaçable. C'est eux, Topolino, Chiara, Cavallino, Michele et tous les autres, qui vont lui faire accepter son deuil, le sortir de son marasme et lui faire accepter le rôle qui lui a été assigné : magnifier la beauté dans le marbre, devenue une pierre vivante...
La mort d'Andrea et celle de sa mère, d'autres décès intervenant dans le cours du roman vont lui montrer que la mort fait bien l'éloge de la vie, pur reprendre cette phrase de Pétrarque, lue un soir de solitude, et que son art peut en être le héraut. Que sa quête de perfection est vaine, parce qu'il l'a déjà atteinte à travers ses sculptures, et toutes celles qui naîtront du marbre sorti des carrières de Carrare.
Je suis sorti chamboulé de cette lecture, beaucoup d'émotions, parfois contradictoires, moi aussi, m'ont animé après avoir tourné la dernière page. Mais, celle qui prime reste une certain émerveillement. Je le dois évidemment à la personnalité de Michel-Ange, à ce talent pur dont on ne peut qu'être admiratif. Mais aussi grâce à ce récit qui a fait vibre des cordes sensibles chez moi, à la fois par la relation à l'art, source d'émotions hors du commun, mais aussi dans le parallèle entre l'artiste et Michele, personnage qui m'a bouleversé par sa dignité dans l'injustice absolue qui le frappe.
Si Michel-Ange donne vie au marbre, j'ai trouvé que Léonor de Récondo avait su donner vie à l'encre et au papier qui composent son roman. Oui, c'est une lecture vivante, qui poursuit son existence dans la mémoire longtemps après la fin de la lecture. Et qui donne férocement envie de voir ou revoir les oeuvres magnifiques de Michelangelo Buonarroti... Le livre évoque sa Pièta et son David, mais évidemment, le tombeau de Jules II, qui sera achevé bien des années après le récit, et que je voulais partager avec vous en fin de billet :
Ce livre a été lu dans le cadre des Matches de la rentrée littéraire.