Wakolda ***** vs Le Médecin de Famille **** / Lucía Puenzo

Par Philisine Cave
Cela fait très longtemps que je n'aie lu un roman aussi réussi et enfin, il est arrivé avec un nom de poupée, en plus ! En traitant un sujet aussi difficile que celui d'analyser le mental d'un médecin nazi sans juger et uniquement en se basant sur des faits historiques, Lucía Puenzo offre avec Wakolda, un portrait édifiant et à mon avis relativement proche de ce que fut Josef Mengele, criminel de guerre indéfiniment traqué par les services du Mossad. Une famille argentine veut changer d'air(e) : la quatrième grossesse d'Eva, la mère, incite la tribu à reprendre une pension familiale laissée en héritage à Bariloche. Le père, Enzo, artiste à ses heures et doué en mécanique, voue une passion chronophage pour la conception de poupées en tout genre. Lilith, leur fille unique, présente une morphologie petite pour son âge : sa prématurité y est pour beaucoup. Le jour du départ, un étranger à l'accent germanique, passablement intrigué (voire intéressé) par l'ado, souhaite partager le chemin avec eux : la route ne semble pas très sûre, peu bétonnée et la nuit tombe vite. Le cramponnage ne fait que commencer.
Ce livre magistral décortique sur un exemple, le refuge des hautes instances nazies en Amérique du Sud et en particulier en Argentine, seul pays qui leur a offert l'amnistie. D'ailleurs, l'escale fortuite dans le clan Malpuche en donne une explication : le génocide de ce peuple par les grands propriétaires terriens argentins a anticipé cinquante années auparavant, l'extermination programmée par les nazis.
Un portrait impressionnant de Stefan Mengele, vétérinaire de formation, anthropologue ensuite du IIIè Reich, plus apprenti-sorcier que médecin savant, plus toqué que jamais. Sa folie se dévoile avec la multitude de notes irrationnelles prises sur ses cobayes, ses essais cliniques non maîtrisés : il ne doute jamais, en impose beaucoup, décide du destin de chacun et agit toujours en fonction de sa théorie de race supérieure. Au-delà de ce personnage nauséabond, Lucía Puenzo répond à la problématique suivante : comment une famille arrive à faire confiance à un bourreau, alors qu'au départ, elle éprouve de vrais soupçons concernant la nature de cette personne ? Véritable homme caméléon, tel un parasite, Stefan Mengele s'immisce dans la cellule familiale et la modifie comme une vulgaire souche moléculaire, allant même jusqu'à s'occuper de la poupée. Doué d'un flair hors normes, il ne laisse rien au hasard : s'occupe de l'activité d'Enzo à des fins propagandistes, étudie Lilith et Eva, empiète sur leur quotidien pour mieux les manipuler, choisit le lieu de résidence en raison de la proximité d'une clinique amie. Présenté comme sauveur, il ne cesse de détruire. Wakolda est un grand roman sur la manipulation, sur la fascination d'une jeune adolescente pour un pervers (avec un soupçon de Lolita de Nabokov), sur l'aveuglement de tous face à un esprit malade, sur le manque de conscience collective. Remarquable, tout simplement !
Traduction d'Anne Plantagenet Éditions Stock

image obtenue grâce à l'aimable autorisation du site Libfly.com


J'ai reçu ce livre grâce à un partenariat Éditions Stock-Libfly qui m'a permis aussi de découvrir l'adaptation cinématographique très réussie, Le Médecin de Famille, réalisée également par Lucía Puenzo. Je les remercie infiniment de ces très beaux cadeaux.
L'auteure-réalisatrice a effectué quelques changements notoires sur le récit littéraire :
1) Exit la famille Malpuche (ainsi que l'échange de poupées et la dernière scène concernant Wakolda, pourtant édifiante et résumant toute la théorie nazie : celle de supprimer, de remplacer, de détruire toutes les autres cultures), 2) changement de statut de Nora Eldoc (d'alpiniste, elle débarque en archiviste : l'avantage est que l'intrigue et la tension se mettent en place plus rapidement ; le problème est qu'il devient difficile de croire que le clan nazi toujours aux aguets lui ait fait suffisamment confiance au point de lui permettre d'assister à leurs réunions et surtout, quelle chance pour elle, d'être déjà implantée en le lieu d'arrivée de Mengele), 3) une bonne introduction de l'hydroglisseur (pièce maîtresse de la chute du récit), 4)  dualité entre Mengele et Enzo intéressante au niveau politique, éthique et corporel, celle du pater familias 5) un complément d'informations sur Mengele qui décidément ne lâchait sur rien, restait en total contrôle de lui-même et de son environnement (auberge, usine et hôpital réquisitionnés) et toujours la problématique chère à l'auteure (où même une infirmière qui doute sur un traitement applique les ordres du soi-disant médecin). Des couleurs et des paysages superbes, un récit tenu, une intrigue qui complète celle du livre : un très bon film !