« Muette »
PESSAN Eric
(Albin Michel)
« Muette sourit, se plaît à rêver que des gens inquiets la recherchent déjà, qu’elle est assez importante pour que des battues s’organisent. Fini de jouer, elle dissimule les tiges coupées des primevères sous un buisson d’épineux pour ne pas laisser d’indices trop criants de son passage et elle se presse de quitter la fraîcheur du bois pour rejoindre la lumière oblique et douce du grand soleil.
Retrouvez-la, s’il vous plait, elle est notre unique enfant, on l’aime tant. »
Muette fugue. Du moins selon la terminologie pour prévaut pour toute personne n’ayant pas atteint à l’âge prétendument adulte. Mais Muette fut très vite aux yeux du Lecteur bien autre chose qu’une fugueuse. Une femme, une femme en devenir, mais déjà capable de s’assumer dans ses décisions fussent-elles les plus insensées si elles se mesurent à l’aune des normes sociétales. Muette s’extirpe du carcan qui lui interdit de vivre. Muette se crée, dans un recoin de grange si proche du domicile parental, un univers qui n’appartienne qu’à elle. Elle qui observe les lâchetés, les renoncements, l’inertie, l’indifférence de ses géniteurs, alors même qu’elle s’indigne lorsque ses géniteurs la contraignent au silence. Quand bien même son regard n’est déjà plus celui de l’enfance.
Le roman d’Eric Pessan tient du prodige. D’un sujet apparemment anodin, la fugue d’une presque femme, il a su évoquer les élans et les frustrations, les désirs, les colères, les illuminations de quelqu’un qui veut s’inventer un cheminement étranger aux ornières dans lesquelles pataugent ses aînés. D’où un merveilleux hymne à la vie, à la vraie vie, dans toutes ses dimensions. A lui seul, ce paragraphe traduit bien cet élan. « Elle ne sait plus raisonner, elle court. Vivante. Déjà elle a traversé le champ de blé, sauté sans efforts au-dessus du fossé et gagné la protection des sous-bois. Son pelage ruisselle et elle ne sait plus s’il s’agit de sueur ou de pluie. Elle est chevreuil, les odeurs explosent à ses naseaux. Muette sent les mousses et les pourritures, les pollens et la terre mouillée. Muette sent le passage des cerfs et des biches, l’urine des mâles et le sang des chaleurs, elle sent le sanglier et le renard, la puanteur de l’homme : ses déjections carboniques comme les plastiques et déchets qu’il abandonne. Muette découvre l’existence des odeurs qui sont des appels, des messages, des désirs, des pièges, des barricades, des aimants. Être animal, c’est rendre la vue à un aveugle, Muette prend conscience de l’extraordinaire parfum du monde. Elle sent les herbes croître, elle sent de jeunes pousses de chêne et de charme l’appeler, elle imagine par avance la saveur de leurs filles. Frémissante et ruisselante, Muette parcourt le bois, sa transformation lui interdit l’immobilité ; l’animal est mouvement, toujours, emporté par une vaste course, échappant aux regards, aux chasseurs… »
Il n’est donc point illogique qu’en toute fin de son roman Eric Pessan fasse référence à Ovide in « Les Métamorphoses ». Le Lecteur l’approuve. Mais il a lui trouvé d’autres étranges et stupéfiantes parentés littéraires, celles avec cet auteur que lui, le Lecteur, ne cesse pas de fréquenter, un certain Jean Giono. Un rapprochement qui est comme une invite à ouvrir ce roman ancré dans la vraie vie, illuminé par ce personnage de femme en voie d’accomplissement.
Eric Pessan - Muette
Par sa maîtrise de la langue au plus près des émotions, des impulsions et des souvenirs d’une jeune fugueuse, Eric Pessan, l’auteur d’Incident de personne, compose un roman envoûtant et d’une rare justesse pour évoquer la mue mystérieuse de l’adolescence.
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