Women in Refrigerators
Le sujet du sexisme dans les comics a été popularisé pour la première fois lorsque Gail Simone, scénariste de comics ayant du mal à trouver du travail à l’époque (aujourd’hui avec Batgirl, Birds of Prey et bientôt Tom Raider, elle croule sous les demandes !), décide de créer une liste de tous les personnages féminins blessés, tués ou ayant perdu leurs pouvoirs, dans le but la plupart du temps d’avoir un impact sur le personnage principal (masculin) du comics. Elle intitule cette liste « Women in Refrigerators », en référence à l’épisode de Green Lantern où le héros, Kyle Rayner, rentre chez lui et découvre le cadavre découpé en morceaux de sa petite amie Alex De Witt dans son réfrigérateur. Le problème n’est pas cette mort pourtant particulièrement atroce, mais la façon dont elle est amenée. C’était les premiers chapitres pour Kyle Rayner, qui venait tout juste d’être choisi comme Green Lantern. Alex de Witt venait donc d’être présentée aux lecteurs. On a donc juste assez d’informations pour comprendre qu’un lien fort les unit avant d’assister à la boucherie. Bref, ce personnage n’avait été créé et massacré que pour servir de motivation au nouveau Green Lantern.
Alex de Witt est loin d’être la seule. Vous pouvez consulter la liste complète sur le site Women in Refrigerators et quelques images de ces femmes sacrifiées sur ComicVine. La liste est impressionnante, et ce n’est pourtant que le sommet de l’iceberg : elle ne concerne que les héroïnes et non les petites amies comme le personnage dont on vient de parler, et elle n’est pas à jour DU TOUT puisqu’elle a été faite en 1999 !
L’histoire qui m’a personnellement le plus marquée, c’est celle de Sue Dibny dans Justice League : Crise d’Identité. Dans ce récit (bon lisez le avant de continuer ça va spoiler !) ce personnage qui est l’épouse d’Elastiman et qui n’a aucun pouvoir, se rend sur la base de la Justice League pour regarder les étoiles depuis l’espace. Le méchant Dr Light parvient à s’y introduire, la trouve seule et la viole. Les images sont glaçantes… Tout ça pour atteindre l’équipe de la Justice League. Interrogé sur le même type d’attaque se déroulant dans Kick-Ass, le scénariste Mark Waid a déclaré qu’il ne voyait pas où était le souci avec le viol, pour lui ça équivaut à un coup de couteau ou une décapitation. C’est une attaque, donc il l’utilise contre ses personnages. Mark Millar oublie que le risque de décapitation est beaucoup moins important dans la vie de tous les jours que celui d’être violée, que 30% des femmes en moyenne ont subi cette attaque (en moyenne, la plupart ne sont pas déclarées…) et que 100% des femmes ont été conditionnées depuis l’adolescence à la craindre. Bref, il manque encore de femmes scénaristes dans l’industrie des comics…
La sexualisation avant le pouvoir
Ce qui frappe en premier dans la représentation des femmes dans les comics, ce sont évidemment leurs tenues extrêmement sexualisées, qui passe avant la définition de leurs pouvoirs. Les tenues sont les plus révélatrices possibles (parfois au détriment de la gravité la plus élémentaire…) les poses sont les plus sensuelles possibles (parfois au détriment de l’anatomie humaine la plus élémentaire…) et les corps sont fabriqués dans le même moule. Faites le test, cachez les coupes de cheveux des héroïnes, on ne les distingue que par leur costume !
Le site Hawkeye Initiative permet de se rendre compte de l’absurdité de certaines représentations de personnages féminins, tout en rigolant un peu. Les dessins publiés par ce blog hébergé sur Tumblr reprennent des couvertures et des cases représentant des héroïnes et les remplaçant par le personnage Hawkeye… Voyez un exemple ci-dessous, effectivement le ridicule est bien là !
Les femmes et les comics, un problème d’hier et d’aujourd’hui
Bien sûr, la représentation des femmes s’est beaucoup améliorée depuis les premiers comics… Pour un historique complet (et passionnant !), je vous invite à lire le compte rendu de la conférence sur la représentation des femmes dans les comics qu’a donné Katchoo du blog The Lesbian Geek à la convention Paris Comics Expo en novembre 2013.
En très résumé, dans les années 30-40, il y avait surtout des versions féminines des héros, les Girls, forcément moins puissantes que leurs homologues masculins. Après une montée des représentations fortes d’héroïnes pendant la seconde guerre mondiale, il a été temps pour les femmes de retourner à leur place : aux fourneaux et à la recherche du mari idéal ! Reléguées aux « romance comics » et au seul dilemme de « quel prétendant vais-je choisir ? », ce n’était pas une bonne époque pour les femmes ! Mais la révolution sexuelle des seventies passe aussi par les comics, et des héroïnes indépendantes et sûres d’elles-mêmes naissent. Ensuite, la tendance « grim and gritty » (c’est à dire sombre et violente) des années 80 ne les épargne pas, et les cas de « Women in Refrigerators » se multiplient. Le cas le plus célèbre est le sort réservé à Barbara Gordon (fille du commissaire Gordon et ancienne Batgirl) dans The Killing Joke. Âmes sensibles s’abstenir… Quand aux années 90, elles ne font qu’empirer les choses en hyper-sexualisant les héroïnes, les transformant en bimbos sans cervelle ! Ceci concerne les grands éditeurs (Marvel et DC Comics) principalement, on trouve des merveilles chez les éditeurs indépendants, mais leur impact est beaucoup moins important. Si Marvel a réagi en premier en proposant dès 1975 des personnages féminins puissants et différents les uns des autres (Jean Grey/Phoenix, Storm ou Kitty Pride) mais depuis, ils ont ralenti le mouvement. On peine à trouver un titre porté par un personnage féminin chez Marvel aujourd’hui, alors que DC Comics a tout de même Wonder Woman, Supergirl, Batgirl, Batwoman, Catwoman, Katana, ainsi que les séries terminées Birds of Prey, Harley Quinn, Power Girl et Gotham City Sirens…
Evidemment, ça ne pouvait être parfait : depuis le reboot de l’univers de DC Comics, certaines séries ont connu un lifting assez déplaisant, comme Catwoman qui, comme le montre l’illustration précédente, devient un tronc humain dont il faut en permanence montrer les seins ET les fesses, et tant pis si c’est ridicule et que la psychologie du personnage perd toute profondeur… Autre exemple tout aussi parlant : le personnage Starfire qui devient à moitié amnésique dans Red Hood and the Outlaws et ne se souvient plus des hommes avec qui elle couche ( elle a quand même longtemps été fiancée à Dick Grayson/Nightwing, faut pas exagérer !), ni de sa taille de maillot de bain d’ailleurs…
Bref, beaucoup reste à faire pour que le sexiste latent existant dans le monde des comics et celui des geeks en général disparaisse. Effectivement, les comics sont encore aujourd’hui majoritairement créés et traditionnellement lus par des hommes, mais ça ne veut pas dire qu’ils doivent ignorer le lectorat potentiel qui ne leur ressemble pas en écrivant des personnages d’écervelées en maillot de bain, soumises et inférieures aux héros masculins. Tant que les scénaristes ne s’amélioreront pas là-dessus, beaucoup de femmes passeront encore à côté d’histoires géniales car elles ne peuvent s’identifier à aucun personnage féminin fort, réaliste et indépendant. Tant qu’ils ne s’amélioreront pas là-dessus, les femmes continueront à ne pas se sentir les bienvenues dans un magasin de comics, dans les conventions ou même sur les forums de discussion sur les comics… Et il y aura toujours le problème des femmes et des comics.
Vous ne trouvez pas qu’il n’y a rien de plus triste que l’amour à sens unique ?