"La pourriture est à l'intérieur, elle est déjà entrée".

Par Christophe
Que voilà une gracieuse entrée en matière ! Et la suite du passage dont est extraite cette phrase l'est encore plus, croyez-moi ! Et si je la crois importante sur le plan romanesque, je crois qu'elle symbolise parfaitement la lecture au second degré du livre qui nous intéresse. Un roman qui sort en poche ces jours-ci, chez Folio SF, après avoir reçu à sa publication en 2011 en VO et en 2012 en France (chez Bragelonne), de nombreux prix, dont le prix Imaginales du roman traduit (bravo au traducteur, Patrick Marcel, également). "Le baiser du rasoir", de Daniel Polansky, est le premier volet d'un cycle qui mêle à la fantasy les codes du roman noir, et sous cet angle, c'est un roman très réussi.

Prévôt est un dealer. Il est même le caïd de Basse-Fosse, le plus sordide quartier de la cité de Rigus. Il y détient le monopole de la vente de diverses drogues, dont le souffle de farfadet, le cep de rêve et diverses autres drogues. Tout, sauf la tarasque, produit dévastateur... Il est, d'une certaine façon, un homme puissant, craint et respecté, en tout cas, sur le territoire de Basse-Fosse. Ce qui ne l'empêche pas de fournir quelques notables dans les beaux quartiers de Rigus aussi...
Mais, lors d'une de ses tournées pour livrer ses marchandises à ses clients locaux quand il tombe sur un corps martyrisé. Celui d'une petite fille, Tara, dont la nouvelle de la disparition venait de se répandre... C'est une de ses vieilles connaissances, un agent du nom de Crispin, qui vient sur les lieux pour débuter l'enquête...
Ils se connaissent bien car Prévôt n'a pas toujours été un mauvais garçon... Non, 5 ans plus tôt, il appartenait encore à la police de Rigus et avait Crispin comme équipier. Et, d'instinct, Prévôt comprend que l'on ne se mettra pas en quatre, du côté des autorités, pour résoudre le meurtre d'une petite fille de Basse-Fosse...
Alors, il se lance dans sa propre enquête, afin de damer le pion à ses anciens collègues en démasquant le tueur avant les agents... Mais, si Prévôt reste un remarquable enquêteur, il va avoir une drôle de surprise au moment de s'attaquer à celui qu'il pense être le tueur... Un événement inexplicable, incontrôlable, qui va aussi le renvoyer à son passé. Un autre passé, car Prévôt a eu plusieurs vies...
Il a également pris part à la guerre qui a impliqué le pays des années auparavant. Une guerre arbitraire, meurtrière, que son camp a crue bon de résoudre de façon radicale... C'est ce souvenir qui est revenu à l'esprit de Prévôt au moment de s'attaquer à celui qu'il présumait être l'assassin de Tara... Et ce qu'il a vu est de fort mauvaise augure, car il est forcément question de magie, et de la pire : la magie noire...
En découvrant Tara et en décidant de mener son enquête, Prévôt a mis le doigt dans un engrenage qui va l'entraîner dans une spirale terrible. D'autres crimes d'enfants ont en effet bientôt lieu, ses anciens employeurs, ceux de la Maison Noire, le menace et lui pose un ultimatum : une semaine pour retrouver celui qui tue des enfants...
Mais, c'est surtout une enquête qui va isoler peu à peu le dealer, à force de questionnements, de services, mais aussi de côtoyer des gens infiniment plus dangereux que lui... A ses côtés, ne restent que ses amis les plus fidèles, Adolphus, qui tient avec lui le Comte qui titube, un estaminet qui lui sert de point de chute, l'épouse de celui-ci et un gamin des rues qui s'est entiché du Prévôt, le dénommé Pinson...
Pour le reste, Prévôt ne va plus pouvoir guère compter que sur son mentor, le Héron, un vieux magicien qui vit dans un nid d'aigle surplombant Basse-Fosse. Leurs rencontres sont épisodiques, elles ont même cessé depuis que Prévôt a embrassé sa nouvelle carrière, peu compatible avec la morale, mais le lien avec le Héron reste fort.
Et si Prévôt choisit de le renouer maintenant, c'est parce qu'il sait qu'en matière de magie, même déclinant, le Héron reste le meilleur. N'a-t-il pas sauvé Rigus en la protégeant de la Fièvre Rouge, cette peste qui a décimé la cité quelques années auparavant ? Sans lui, Sakra seul sait ce que serait devenu Rigus, il en est le bienfaiteur...
Voilà ce que je peux vous dire de cette enquête difficile et éprouvante qui va pousser Prévôt dans ses derniers retranchements. On y retrouve tous les codes du polar noir habituel, servis à la sauce fantasy, avec une grande habileté, je dois dire. La manière dont Daniel Polansky mène sa barque, révélant les faits passés au compte-gouttes, est aussi très intéressante.
Dommage, et c'est pour moi, un vrai point négatif, qu'on comprenne assez rapidement le fin mot de l'histoire... "Le baiser du rasoir" est un premier roman, sans doute Daniel Polansky, maintenant qu'il a bien installé son univers, doit-il travailler ses intrigues pour que le suspense soit une valeur ajoutée... Car, côté action, charisme des personnages, cynisme ou atmosphère sombre à souhait, là, il remplit haut-la-main tous les critères de qualité.
Et puis, surtout, il nous offre, sous le vernis de fantasy, une véritable réflexion sur l'Amérique contemporaine, en proie à bien des démons. Basse-Fosse est sans doute le Baltimore natal de Polansky et tous les indices semés au cours de l'enquête nous ramène à un pays inégalitaire, de plus en plus clanique et communautariste, en proie à la violence et à la corruption.
Une Amérique qui se méfie de tout ce qui vient de l'extérieur et se replie sur elle-même. Une Amérique qui se croit menacée, qui a "besoin d'ennemis, sinon elle n'a plus de raison d'être", comme le dit en ce moment Oliver Stone, pour faire la promotion de la série documentaire qu'il vient de réaliser... Une Amérique prête à déclencher une guerre contre cet ennemi "rêvé"... Ca vous rappelle quelque chose ?
Une Amérique qui combat des moulins à vent avec sa grosse artillerie mais n'abat pas ce qu'elle pourchasse... Au point de rester paranoïaque, de craindre un retour perpétuel de ce danger extérieur et de tout mettre en oeuvre pour se protéger... Appelez ça communisme ou islamisme ou sans doute encore bien d'autres adversaires désignés...
Une Amérique qui oublie un peu vite que c'est en son royaume qu'il y a quelque chose de pourri, pour paraphraser Shakespeare et revenir au titre de notre billet... Une Amérique qui, à force de montrer du doigt le monde entier, quitte à désigner de commodes boucs émissaires, néglige les personnes qui peuvent lui nuire tout en vivant sur son sol...
"Le baiser du rasoir"  est donc une formidable parabole de l'Amérique, une parabole extrêmement critique, présentée sous la forme du mélange entre roman noir et fantasy, deux genres littéraires qui, souvent, tout en ne jouant pas la carte du mimétisme, savent dénoncer les travers du monde réel, tout en conservant à l'esprit le besoin de se divertir du lecteur...
Ici, c'est réussi. Il y a quelques scènes mémorables, comme une course poursuite qui se termine dans un canal gelé ou un duel dont Prévôt est l'un des témoins... On est tout de même plus sur un rythme de roman noir, donc pas effréné, mais avec des pics de tension et des accélérations subites. Et on est dans une enquête méticuleuse, dangereuse et difficile...
Je l'ai dit plus haut, et cela aura sans doute une importance pour les prochains volets de ce cycle, Prévôt, qui n'a déjà pas que des amis au départ, va voir diminuer comme peau de chagrin le nombre de ces alliés, et ce, pour différentes raisons... En s'engageant contre toute raison (je parle du point de vue d'un dealer, évidemment) dans la poursuite d'un tueur d'enfants, en s'en prenant à des personnes de la Haute, qui ont le bras long, en fréquentant d'un peu trop près les forces de l'ordre, Prévôt s'isole...
Lui qui est déjà un loup solitaire, l'archétype du personnage blasé et désabusé, au lourd passé, qu'on trouve dans les classiques du roman noir... Sauf pour sa condition de dealer, évidemment... Il n'en est pas moins un personnage étonnant et passionnant, dont on découvre différentes facettes au long de l'histoire, parfois surprenantes...
Son humour et son cynisme contrastent avec sa vision très noire de la vie et son recours régulier à diverses drogues. Ce choix de changer radicalement de vie, de passer de l'autre côté de la ligne jaune, lui qui était un excellent agent, est sans doute le fruit de ce désenchantement, d'une perte de confiance dans ce système qu'il a servi (qui l'asservit ?).
Prévôt, on le verrait assez bien chez Chandler ou Hammett. Pas forcément dans le premier rôle, mais il a une gueule (on le découvre dès les premières pages et il se décrit comme "un type laid") à jouer les indics miteux du héros blasé... C'est son statut de dealer qui me fait parler ainsi... Pourtant, et il le prouve dans cette première enquête, il a la carrure du privé à la Marlowe ou à la Spade, idéaliste déchu à la dérive qui se raccroche à l'illusion que la justice peut encore triompher...
Un personnage qui n'a finalement pas grand-chose à perdre, lui-même dit vivre dans un taudis, il survit par la vente de drogues, vit par la violence et ne serait pas plus étonné que ça de périr par la violence un de ces jours, poursuit une lente déchéance sociale mais aussi morale et physique (les années passent et Prévôt sent bien que sa jeunesse est passée) et qui peut donc prendre tous les risques pour découvrir le coupable, s'isoler encore un peu plus qu'il ne l'est déjà, car il ne s'attend guère à être suivi par quiconque dans sa quête...
L'épilogue du "baiser du rasoir" témoigne clairement de cela et je suis assez curieux de voir comment le personnage de Prévôt va évoluer dans les romans suivants, pas seulement en tant qu'individu, mais aussi comme part entière d'un tout qui est Basse-Fosse. L'univers aussi va évoluer et influera sur lui, comme lui a déjà, à sa manière, influé sur cet univers.
Un univers très sombre, très original, sans repère chronologique, sans qu'on puisse vraiment dire à quelle période on pourrait penser. Polansky mêle la modernité du contexte à un côté rudimentaire (pas d'armes à feu, pas de véhicules à moteur, pas de technologie...) et la magie joue un rôle assez particulier, réservée aux sphères de pouvoir, et non au quotidien. Il y a même un personnage secondaire qui est aruspice et dont le métier est effectivement de lire dans les entrailles, puisqu'elle correspond, subtil clin d'oeil, à nos médecins légistes, si présents désormais, dans nos séries policières.
J'ai donc passé un bon moment de lecture avec "le baiser du rasoir", même si, je le redis, la solution m'a semblé assez évidente assez vite, hélas. Je connais des lecteurs pour qui ce genre de remarque sera rédhibitoire... Elle le serait pour moi, je pense, sur un polar ou un roman noir de forme très classique. Mais cet univers étrange, hybride, et les personnages, en particulier Pinson, qui a un bel avenir, à mon avis, méritent le coup d'oeil, et au-delà de cet essai en attente de transformation.