« Les renards pâles »
HAENEL Yannick
(Gallimard/L’infini)
Enfin un roman qui entre dans le dur du dur, un roman sans concession. Bref. Ciselé. Un roman qui plonge non pas dans les crises existentielles mais bel et bien dans la crise fatale qui affecte une société dont les maîtres-penseurs feignent d’ignorer l’extrême gravité. Enfin un roman qui ne susurre ni ne suggère la résignation, qui ne laisse pas croire que le français de France vivrait dans le meilleur des mondes. Enfin un roman qui raconte l’émergence du soulèvement, prélude à la révolution.
Ce roman-là s’ouvre sur un drôle de choix : « C’est l’époque où je vivais dans une voiture. Au début, c’était juste pour rire. » Celui qui choisit cette solution-là se situe déjà à la marge de la société. Chômeur. Arrivant au terme de ses droits. Son nouveau mode de vie va le conduire à s’ouvrir aux marginalités, au gré de ses pérégrinations, de ses rencontres, de ses découvertes. Des hommes et des femmes pour lesquels « la société n’existe pas ». Des individus dont la disparition est ignorée, des individus traités comme le sont les déchets que rejette la société de consommation.
Toute la première partie du roman consiste en une sorte de description de l’éveil de la conscience de cet homme peu ou prou contraint à vivre dans la rue et qui finit, lui aussi, par se délivrer de son identité. Un individu qui, dès les premières lignes de la seconde partie, se dissout dans le « nous ». « Le monde n’est pas complètement asservi. Nous ne sommes pas encore vaincus. Il reste un intervalle, et, depuis cet intervalle, tout est possible. » C’est donc dans cet intervalle que Yannick Haenel a entraîné le Lecteur. Un parcours initiatique, une rencontre avec les damnés de la terre, cette foule silencieuse qui paraît tout ignorer de son pouvoir. Cette foule qui s’éveille, qui transgresse les codes et les lois, un immense collectif d’individus privés d’identité. « Les Renards pâles forment-ils une communauté ? Nous n’exigeons rien de ceux qui agissent avec nous ; chacun est seul avec son masque ; ce qui a lieu sous notre nom n’existe qu’à travers cette solitude qui en défait la limite. L’absence de limite n’appartient à personne, pas même aux Renards pâles ; c’est elle qui définit ce que nous entendons par communauté. Tant pis si vous n’y comprenez rien : nous en appelons à la communauté de l’absence de limite – c’est-à-dire à la solitude de chacun, à ce qu’il y d’imprenable en elle. »
La cité s’est embrasée. La foule des solitudes a défié le pouvoir. Non pour tenter de conquérir ce pouvoir. Mais afin de s’inventer un nouveau droit de vivre, donc d’espérer. « Aucune des émeutes qui ont fait affluer ces dernières années la venue d’un tel évènement n’a réussi, en Europe ou dans les pays arabes, à l’accomplir, parce que la révolution est peut-être un évènement sans accomplissement, et qu’elle existe en dehors de tout ce qui peut la rendre perceptible. Alors quel autre nom donner à ce qui avait lieu ? Il n’y en a pas de plus beau. Et puis, nous aimons le mot révolution parce qu’il vous fait peur : s’il effraie à ce point des gens comme vous, c’est qu’il possède encore un avenir. »
Yannick Haenel - Les renards pâles