Richard Flanagan reçoit son prix.
Les 58 premières pages de l'édition originale, 464 pages en anglais!, on imagine le pavé que va donner la traduction française, sont à lire ici.
Le roman est inspiré de l'expérience de son père en tant que prisonnier de guerre des Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale - il portait le numéro 335. L'épais ouvrage raconte l'histoire de Dorrigo Evans, un chirurgien détenu dans un camp de travail de l'armée japonaise sur la ligne de chemin de fer entre la Thaïlande et la Birmanie, connue comme la "voie ferrée de la mort".
"Les deux grands thèmes depuis l'origine de la littérature sont l'amour et la guerre: c'est un magnifique roman sur l'amour et la guerre", a déclaré Anthony Grayling, le président du jury, lors de la remise du prix à Londres. Il a jouté une jolie formule "This is the book that Richard Flanagan was born to write", difficile à traduire littéralement mais dont on comprend qu'il indique que c'est pour écrire ce livre que Richard Flanagan est né.
Richard Flanagan, 53 ans, Tasmanien aime-t-il préciser, est le troisième Australien à remporter le Man Booker Prize, après Thomas Kenealley (1982) et Peter Carey (1988 et 2001). Cette année, le prix était ouvert pour la première fois à tous les écrivains de langue anglaise pour peu qu'ils soient aussi publiés en Grande-Bretagne.
Son discours de réception, où il se compare à un poulet mais en anglais, est à lire ici.
Quant au roman pour lequel Richard Flanagan a été récompensé, "The narrow road to the deep North", il n'a pas encore de traducteur français. Belfond, qui a publié chez nous ses deux magnifiques romans précédents, a hésité devant l'épaisseur du nouvel ouvrage et aussi à cause du piètre accueil fait par le public francophone à cet indispensable écrivain, un des meilleurs d'Australie. Peut-être paraîtra-t-il chez Flammarion, qui avait traduit les trois premiers. Ou chez un autre éditeur qui récoltera les fruits du travail de ses prédécesseurs.
En attendant, on peut se consoler en lisant les splendides romans déjà parus de l'écrivain, dont certains existent en version poche chez 10/18.
Richard Flanagan.
Le point de départ de ce très beau roman fut le portrait d’une jeune fille aborigène en robe rouge occidentale, accroché dans un musée colonial décrépit de Tasmanie. "Le conservateur m'a montré que le cadre ovale camouflait les pieds nus de l’enfant", explique l'auteur. "J'ai été frappé par le fait que ses pieds nus avaient été cachés, parce que pour un aborigène, le rapport à la terre passe par les pieds."
Ce cadre, symbole de la colonisation britannique qui a échoué, a donné envie au romancier de découvrir l'histoire de la jeune fille. "C'était nécessaire pour moi car symptomatique de l'époque coloniale. Mais quand on écrit, l'important est que l'intérêt de départ disparaisse au profit du livre. L'écrivain a un travail et une âme; l'histoire est ce qui vient entre les deux."
Il est effrayant de découvrir comment ont été traités les Aborigènes du détroit de Bass et plus particulièrement la petite fille qu'adoptent Sir Franklin, explorateur et gouverneur de Tasmanie, et son épouse, Lady Jane. Un couple pétri de convictions qui a eu le désir d'européaniser Mathinna et qui, son échec éducatif avéré et la mode de l'exotisme passée, renverra une jeune fille déracinée auprès des siens, décimés.
Plus tard, quand Sir Franklin disparaît lors d'une expédition, c'est Charles Dickens, en pleine crise conjugale, rencontre amoureuse et doute créatif, qu'appelle Lady Jane pour réhabiliter son mari accusé de cannibalisme.
"J'ai eu avant tout envie d'écrire un livre sur le désir", explique encore Richard Flanagan. "J'ai eu envie d'explorer ce terrible besoin qu'on a d'arriver à se contrôler devant le désir tant ce dernier peut paraître terrifiant, ainsi que le coût à payer quand on y arrive."
Durant toute la rencontre, l'écrivain insiste sur les différences entre Europe et Australie, "pays où l'histoire a commencé vingt mille ans avant que l'homme ne mette le pied en Europe", pays où les Aborigènes du XIXe siècle ont été massacrés sans émotion, pays qui a servi de goulag à l'Empire britannique et au centre duquel on trouve la nature et non l'homme.
C'est pourquoi il estime que "Désirer" est un roman contemporain et non historique, même s'il aborde le sort des Aborigènes à travers le destin tragique de Mathinna et invite, en deuxième personnage principal, l’écrivain Charles Dickens.
"Pendant des années, j'ai pensé être un écrivain européen", conclut Richard Flanagan, "mais j'ai réalisé que je viens tout autant du soleil et de la terre que des grandes œuvres littéraires. Dans mon pays, la vision du temps est plus circulaire, c’est-à-dire qu'on ne peut pas y échapper."