Le zombie est à la mode. J'allais écrire qu'on le croise à tous les coins de rue, mais, en fait, euh... la formule pourrait prêter à confusion. Plus sérieusement, les zombies sont à lire, à voir au cinéma ou en DVD, sur grand ou petit écran, ils défilent dans les rues et font même phosphorer les philosophes et les sociologues, comme le Québécois Maxime Coulombe. Il y a des zombies dans notre livre du jour. Pire, même le narrateur en est un. Et ce roman, drôle et féroce, qui ne néglige pas d'autres émotions, en particulier dans sa partie finale, est une satire de la société américaine contemporaine finement observée. Et comme les titres longs sont à la mode en France, ça nous donne "Comment j'ai cuisiné mon père, ma mère... et retrouver l'amour", roman signé par S.G. Browne, auteur déjà publié dans la Série Noire. Pas vraiment une surprise, vu son style. Un livre désormais disponible en édition de poche chez Folio SF.
Lorsque Andrew se réveille en pleine nuit dans une cuisine sur laquelle paraît avoir passé un ouragan et qu'il découvre dans le réfrigérateur et le congélateur ce qu'on ne devrait pas y trouver en temps normal, il se dit que l'abus d'alcool est vraiment dangereux pour la santé, mais pas la sienne. Oh non, dans son état, il ne risque plus grand chose...
Car, depuis 4 mois, Andrew est un zombie. Ne lui demandez pas pourquoi, comment, il n'en sait fichtre rien. Le fait est qu'il a eu un terrible accident de voiture, que sa femme et lui sont morts, mais qu'il est le seul des deux à s'être réveillé. Et pas dans sa meilleure forme, abîmé de partout, la jambe en vrac et incapable de s'exprimer autrement que par onomatopées et borborygmes...
Il n'est pas seul, dans ce cas, à revenir d'entre les morts. Enfin, plus exactement, à rester mort, mais en étant vivant. Ils sont même assez nombreux dans ce cas, contraints de vivre dans leur famille, qui, la plupart du temps, les cachent ou les malmène, maltraités lorsqu'ils sortent sur la voie publique, susceptible d'être arrêtés et envoyés à la fourrière au moindre coup d'oeil de travers. Comme des animaux.
Depuis quatre mois, Andrew vit ce calvaire. Sa fillette a été emmenée loin de là, chez des parents, et il lui est impossible de la voir. Il est contraint de vivre aux crochets de parents complètement dépassés, un père qui crache sa haine et son dégoût, une mère qui a préféré sombrer dans une douce folie plutôt que d'affronter cette sordide réalité.
Cloîtré dans la cave, il ne partage que quelques rares moments avec ceux qui lui ont donné la vie et doivent prendre en charge sa mort, désormais. Andrew passe sa vie vautré devant la télé, pour couvrir les commentaire désagréables de son paternel, en vidant consciencieusement les bouteilles de vin qui sont entreposées là, sans ressentir ni goût, ni ivresse, et en suivant un régime alimentaire à transformer en zombie le Dr Dukan.
Il mange et boit pour tuer l'ennui, car ni le goût, ni l'énergie qu'engendre l'alimentation ne touchent ces êtres. Leurs seuls besoins concernent la dégradation lente mais sensible de leur corps, qui poursuit sa décomposition, aggravée par l'air libre. Leur seule "nourriture" est celle qui retarde cette déliquescence... Et bon, finalement, quitte à bouffer des trucs au formol, autant ne rien sentir...
Et, en dehors de cette cellule familiale, le mot "cellule" étant à prendre au sens carcéral du terme, Andrew ne fréquente plus que des zombies, au sein d'une espèce de groupe de parole où l'on évoque sa situation, ses problèmes quotidiens, comment on s'est retrouvé dans cet état et comment se comporter en société. Le seul humain extérieur qu'il voit, c'est un psy, que son cas effraye plus qu'il ne fascine...
Bref, c'est pas la joie. Et Andrew qui, de son vivant, n'était pas vraiment du genre forte tête, se retrouve, devenu zombie, presque rebelle malgré lui. Un rebelle sans cause, pour reprendre le titre original d'un film mythique. A moins que, petit à petit, dans son esprit mort-vivant, ne commence à germer d'étranges idées.
Je ne vous ai pas tout dit, il y a évidemment quelques surprises que nous réserve la mort-vie d'Andrew, je vais vous les laisser découvrir. Mais, quand je parle de projets et de rébellion, c'est parce que ce brave... "être-qui-fut-un-homme" en a assez du traitement que subissent les zombies, la véritable ségrégation dont ils font l'objet. Et il voudrait bien que ça change.
Le souci, c'est que tout ce qui change dans la vie d'Andrew a des causes... et des conséquences. Et que tout cela va prendre une dimension tout à fait surprenante. Andrew, fils aimé, "défunt-mais-pas-vraiment" haï, créature putréfiée, claudicante et pas belle à voir, sans avenir, ou plutôt avec un avenir bien trop long pour son état, va se découvrir une véritable raison de mort-vivre... Et ses amis avec lui.
Je dois dire qu'en attaquant ce roman, je ne savais pas trop à quoi m'attendre. Moi, les modes... Comme disait Jean Cocteau, c'est ce qui se démode. Alors, comme je n'avais pas multiplié les lectures vampiriques, je ne me suis pas jeté sur les lectures zombiesques. Mais, je ne partais pas non plus avec un préjugé négatif, non, simplement de la curiosité.
Et je me suis d'abord énormément amusé. S.G. Browne ne fait pas dans le côté série Z, avec des humains qui doivent se sauver alors que sévit une quelconque épidémie et qu'en plus, ils risquent de se faire bouffer par leur prochain, un poil en décomposition, il est vrai. Non, le parti pris est tout à fait différent dans ce roman (pardonnez-moi, je ne vais pas redonner le titre à chaque fois...).
Déjà, faire du zombie le narrateur de l'histoire et donc un être... euh... pensant, oui, c'est le mot. Ne débattons pas sur sa conscience, son sens moral, sa vision du bien et du mal, ce n'est pas le sujet. Ou plutôt, c'est en plein dedans et il faut donc se montrer prudent en les évoquant. Le zombie n'est pas juste une menace, un gros protozoaire sur pattes, qui perd un morceau de lui de temps en temps et doit avaler quelques kilos de chair humaine chaque jour pour sur-mourir-vivre.
Chez S.G. Browne, il se mêle à la société, comme dans la mini-série britannique "In the flesh", par exemple, ou dans les écrits de Leandro Avalos Blacha, dont nous avons déjà parlé ici. Il est toléré, craint, sans doute, certainement pas ignoré ou intégré. Non, c'est un paria, un intouchable, parce qu'il y a quelque chose qui rappelle cette caste de la société indienne.
Et l'auteur joue à merveille avec tout cela : avec la sensibilité des zombies, bien différente de celle des vampires, qui sont toujours un tantinet obsédés sexuels, ici, on est presque fleur bleue, bon, fanée, la fleur, hein ; mais aussi avec cette position sociale qu'on leur impose, qui en font non seulement des objets de moquerie, mais aussi des êtres qu'on peut agresser impunément et encrister dans des cages, avec des animaux errants...
Mais il y un coeur qui bat dans cette poitrine décharnée et pourrissante ! Pardon, je m'enflamme, évidemment, non, c'est plus compliqué. Reste que les zombies de Browne ne sont finalement pas si loin de nous, dans leurs besoins, leurs aspirations, leurs... rêves, leurs... sentiments. Même si c'est sans doute plus facile à dire dans son canapé que si on se retrouvait face à eux pour de bon.
Oui, Andrew et ses ami(e)s sont peut-être finalement bien plus vivants que morts. La physiologie est une chose, mais ce qui fait notre être peut-il disparaître comme ça, lorsqu'on décède ? Ne pourrait-on pas revenir, même sous forme quelque peu écoeurante, avec son caractère et sa personnalité, elle aussi un peu abîmée, mais en état de fonctionner ?
Autour d'eux, une société qui en fait facilement des boucs-émissaires, peut-être pour exorciser sa peur. Ils sont bien gentils et dociles, ces zombies-là, alors autant en profiter. Puisqu'ils nous dégoûtent, ne leur épargnons rien ! Frappons-les, volons-leur des membres, balançons-leur de la bouffe à la figure, faisons des expériences dessus !
A travers cette ségrégation (j'utilise le mot à dessein, car cela ressemble véritablement à cela), Browne croque les dérives d'une société américaine d'ultra-consommation, de gaspillage, puritaine, intolérante, violente, ultra-médiatisée, confondant politique et spectacle... Déclinante, décadente... Tous ces aspects, Browne les met en relief à travers ce que font ou subissent les zombies au long de cette histoire.
Une histoire qui démarre piano mais va ensuite crescendo jusqu'au bouquet final. Je ne vais pas mentir, je me suis fait avoir en beauté, je ne m'attendais pas du tout à ce qui allait se passer sous mes yeux. La scène charnière est cette scène d'ouverture, ce réveil nocturne sérieusement envapé et la découverte d'Andrew qui vient attiser un peu plus l'étincelle qui grandit en lui.
La première partie est drôlissime parce qu'on suit ces zombies dignes du "Brain Dead" de Peter Jackson ou de "Shaun of the dead". Ah, Andrew m'en voudrait de faire référence au cinéma, lui qui ne voue pas une grande admiration à George Romero, réalisateur de "la Nuit des morts-vivants" qui, aucun doute, a raconté n'importe quoi et détruit pour longtemps l'image du zombie dans l'opinion publique.
On découvre la petite communauté zombie au sein de laquelle évolue Andrew et la façon de chaque membre de vivre sa "zombitude" et l'état plus où moins déliquescent de son ex-enveloppe corporelle. Et il y a un sacré casting, dans cette petite bande, la belle Rita, qui ne laisse pas Andrew indifférent, Jerry le déluré, Tom le timide, Helen qui préside le groupe de parole, les jumeaux Zack et Luke, les plus inquiétants du lot, Ray qui vit dans un silo, dans une sorte de douce clandestinité...
On les découvre et on s'amuse, forcément, devant le jeu de caricatures que nous offre S.G. Browne. On s'amuse aussi devant les situations, certes peu glorieuses et flatteuses dans lesquelles ils les place. Mais on s'amuse aussi à leurs jeux presque potaches, par moment. La descente dans une maison de fraternité étudiante est à mourir de rire.
Mais, peu à peu, le ton change. Le rire se fait moins burlesque ou décalé et commence à jouer sur d'autres stéréotypes, qui reposent finalement plus sur les vivants à 100% que sur les morts-vivants eux-mêmes. La satire prend une direction tout à fait différente, particulièrement intéressante et en utilisant un artifice narratif très malin et très finement exploité.
Petit à petit, le côté soft et propre sur lui (malgré l'odeur et les fluides, évidemment) du début du roman va s'effacer progressivement et... Ah non, je ne vais pas plus loin, désormais. Ne vous y fiez pas, "Comment j'ai cuisiné mon père, ma mère... et retrouvé l'amour" n'est pas une simple comédie romantique avec des zombies.
C'est bien plus profond, n'en déplaise à certains lecteurs dont j'ai lu les avis. C'est un livre d'une grande richesse, dans la construction, la forme et le fond. Il y a vraiment des scènes d'anthologie dans ce livre, qui seraient classiques dans des romans plus traditionnels, mais prennent un autre relief en y mettant en scène des zombies.
Et puis, il y a ce dénouement. Là encore, je n'ai rien vu venir. Mais je suis un lecteur assez primaire, au moins jusqu'à ce que j'aie lu la dernière ligne. Et la fin m'a soufflé, énormément plu parce que redoutable, implacable. Mais aussi, finalement, bien plus sombre que le reste du roman pourrait le laisser croire.
S.G. Browne n'a pas été auteur à la Série Noire pour rien : le mélange entre humour décapant et noirceur de l'histoire est efficace et, comme il se doit, on parle aussi énormément de nourriture, avec quelques recettes assez sympas à tester. Euh... en les mettant en conformité avec notre mode de vie plus traditionnel, à nous, (bons) vivants et bien portants, of course...
Je me suis bien amusé, donc, mais cette lecture est aussi stimulante pour l'intellect, avec cette critique de l'American Way of Life dans tout ce qu'il peut avoir de superficiel et d'imparfait. Une société qui exclut et stigmatise la différence et s'en prend à plus faible que soi. Une société peut-être bien aussi malade et pourrissante que les zombies eux-mêmes, allez savoir...