Chronique « Little Tulip » : Un coup de crayon dans l’oeil !
Scénario de Jérome Charyn, dessin de François Boucq,
Public conseillé : Adultes / grands adolescents
Style : Polar noir
Paru chez Le Lombrad, le 5 novembre 2014
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L’histoire
New-York, 1979
Dans son “Tatoo Shop”, Paul reçoit la visite de la jeune Azami, à qui il confie la boutique avant de se rendre au poste de police. Sur place, l’inspecteur Frank l’attend pour utiliser ses capacités. Juste sur la description d’un témoin oculaire, Paul brosse un portrait très précis du suspect.
Puis, après un tour au musée, il se pose sur un banc pour dessiner. Quand des petites frappes tentent de le dépouiller, Paul met à terre les trois assaillants, armé de son seul crayon.
De retour chez lui, Paul rêve de l’année 47, où sa vie a basculée..
A cette époque, âgé de six ans, il quittait Washington pour Moscou, pour son père, qui rêvait d’étudier le décors de cinéma avec un célèbre cinéaste russe. C’est cet amour du dessin, que son père lui enseigna…
Ce que j’en pense
François Boucq et Jérome Charyn, les deux auteurs de “Bouche du diable” et “la femme du magicien” se retrouvent, 25 ans après, pour un nouveau One-Shot. Un événement à part entière, tant leurs deux précédentes réalisations marquèrent une génération de lecteurs.
Dans un genre particulier, qui n’appartient qu’a eux, “Little Tulip” creuse un sillon particulier, aussi violent qu’humain. Histoire de vengeance, mais aussi de désir de vivre, cet album est un “compte pour adulte” sombre, une fable initiatique, qui nous offre un héros peu banal (le jeune Pavel, un enfant surdoué pour le dessin).
Emprisonné dans un goulag de l’après guerre, entre les mains des mafieux russes, Pavel va devoir trouver sa voie.
Dans cet univers extrêmement violent, grâce au dessin (et plus précisément au tatouage), étonnamment, il survit. Mieux, il s’impose comme une figure aussi importante que les “rois-criminels” qui dirigent cette prison.
Jouant sur des thèmes qui leurs sont chers depuis toujours (la difficulté de vivre, le passage de l’enfance à l’âge adulte, la figure du “maître”), François Boucq et Jérome Charyn composent un récit fort et puissant.
Se servant de la violence pour faire avancer le récit et jamais en voyeurisme, ils baladent le lecteur entre l’enquête contemporaine à New-York et l’histoire (en flash-back) du jeune Pavel dans la Russie communiste d’après-guerre.
Pleine de subtilités et de rebondissements, le récit de Jérome Charyn est construit avec un sens de la narration rare.
Avec la complicité du travail en duo (François Boucq intervient sur les dialogues), les deux hommes composent une véritable déclaration d’amour au dessin.
Dans “Little Tulip”, l’art devient moyen de survie, arme et même magie. Les tatouages (très documentés bien entendus) sont l’histoire pour ces criminels qui en couvrent leurs corps. Guérison, force et vie, ces dessins sont presque plus importants que les corps qui les abritent.
Comme dans un compte, le fantastique s’invite dans l’histoire quand bon lui semble. S’insinuant dans le réel, il bouscule les habitudes et transforme les certitudes…
Le dessin
Pour moi, François Boucq est un des maîtres actuels de la bande dessinée. Que ce soit dans le registre caricatural (“Jérôme Moucherot”, “Rock Mastard”…) ou dans le réalisme (“Bouncer”, “Paroles de Verdun”…), il impose un dessin d’une expressivité folle, qui transforme le quotidien en véritable oeuvre picturale. “Little Tulip” lui sert de cadre idéal pour s’exprimer. Les décors sont grandioses, les scènes sordides et violentes, et les personnages dans des émotions souvent extrêmes ! Un must pour ce dessinateur complet qui nous immerge dans ses planches.
Dans “Little Tulip”, François Boucq favorise les cases panoramiques. Les décors neigeux y trouvent une place particulière, dans laquelle l’oeil glisse et se perd…
Enfin, cette ode au dessin, chéri, aimé, espéré comme une fin en soi, trouve un écho particulier avec les tatouages. Les dessins sur des corps (eux-même dessinés) s’entremêlent dans des mise-en-abymes spectaculaires et hypnotiques.
C’est fort, c’est impressionnant, c’est beau !
Pour résumer
Pour fêter des retrouvailles de 25 ans, Boucq et Charyn, les auteurs de “Bouche du diable” et de “La femme du magicien” nous invitent dans une fable sombre et cruelle. Suivez le destin d’un enfant surdoué du dessin dans les bas fonds d’un goulag. Entre les luttes de pouvoirs des criminels et la mort qui rode, Pavel va devoir trouver sa voie et utiliser le dessin (le tatouage) comme d’une arme !
Fort, beau, d’une extrême violence, les auteurs nous offrent un grand album, rare et sincère.