"Nous autres Normands sommes le peuple du vent. Toujours prêt pour la conquête, prompt à la colère et à la violence".

Les Normands dont il est question, non que je remette en cause le caractère de nos contemporains, sont ceux qui, il y a un peu plus d'un millénaire, virent s'installer sur les côtes françaises, mais furent surtout de fantastiques voyageurs et découvreurs, au point de prendre le trône de Sicile. C'est dans le Cotentin, au XIIe siècle, que nous partons aujourd'hui pour le premier volet d'une série consacrée au personnage de Tancrède, énigmatique jeune homme en quête d'identité, qui accompagne le non moins mystérieux Hugues de Tarse... Avec "le peuple du vent" (en poche chez 10-18), Viviane Moore lance les aventures de Tancrède, mais surtout, nous emmène sur cette lande normande qui n'a rien à envier à ses cousines bretonnes ou britannique. Un polar historique sombre, à l'ambiance inquiétante, pleine de secrets et de croyances, où tous les voiles ne seront pas forcément levés en fin d'ouvrage...
L'automne de cette année 1155 est particulièrement froid, sur le Cotentin, et annonce déjà un hiver d'une rigueur exceptionnelle. Ces conditions climatiques extrêmes poussent deux voyageurs, Hugues de Tarse et son jeune disciple, Tancrède, pas encore 20 ans, chevelure blonde, yeux verts et belle carrure, à ajouter une étape à leur périple.
Ils demandent alors asile au château de Pirou, une forteresse proche de la côte et battue par les vents. Mais, leur arrivée ne se produit pas au meilleur des moments. En effet, la maisonnée est en émoi : Muriel, la soeur de Serlon, le seigneur de Pirou, est atteinte du Haut-Mal et son état empire de jour en jour. L'issue fatale semble inéluctable...
La famille n'a jamais été épargnée par le malheur. Osvald, fils aîné du seigneur Serlon, s'est noyé quelques années plus tôt, le laissant dans une position délicate, sans descendant mâle. L'homme a terriblement mal vécu cette perte et le visage de sa fille, Sigrid, qui ressemble à son frère de façon frappante, ne semble être là que pour renforcer sa culpabilité.
Hugues et Tancrède, après quelques jours passés sous ce toit, envisagent sérieusement de reprendre la route, estimant leur présence déplacée dans cet endroit à ce moment précis. Mais, Serlon insiste pour qu'ils restent encore, le temps n'allant pas en s'arrangeant. Voilà comment les deux voyageurs, au lieu de reprendre leur mystérieuse quête, seront à Pirou lorsque Muriel va mourir, vaincue par la maladie qu'elle a si longtemps et fermement combattue.
Bien que redoutée, et même attendue, la nouvelle est un coup terrible pour Serlon, qui perd encore une des plus proches membres de sa famille, pour Ranulphe, l'époux de la défunte, et pour tous ceux qui entouraient Muriel. L'ambiance est pesante, entre ces murs de pierre épais, alors que, à l'extérieur, l'hiver gagne, venteux, froid, si froid qu'on s'attend à ce que la mer elle-même gèle...
Et puis, les premiers incidents se produisent. Des... "accidents" ? Possible, mais, le fait que ce soit désormais Serlon qui y échappe est troublant. Et si tout ce qui se passait au château de Pirou n'avait rien de hasardeux ? Et si ce n'était pas le destin qui était à l'oeuvre là, mais de bien plus basses manoeuvres ? Au point qu'on en finit par se demander si c'est vraiment le haut-mal qui a emporté Muriel...
Intrigués, Hugues et Tancrède commencent à se demander ce qui se passe dans cette forteresse et, discrètement, ils mènent l'enquête pour essayer de comprendre ce qui frappe cette famille. Bientôt, ce n'est plus seulement dans l'enceinte du château qu'ils vont étendre leur recherche. Car, sur la lande aussi, malgré le froid, malgré les brumes, malgré l'hiver, il se passe des choses... bizarres.
Comme ce cavalier noir, qu'on aperçoit, menaçant, chevauchant tel un fantôme. Ou comme ce moine, frère Aubré, qui marche, sans se soucier de l'hostilité du climat, et semble se diriger vers le château de Pirou. Encore de nouvelles énigmes, de nouvelles questions auxquelles Hugues et Tancrède voudraient bien avoir quelques réponses.
Mais ils ne sont pas au bout de leurs peines. Car, c'est comme si la mort de Muriel avait ouvert une espèce de boîte de Pandore et que des forces terribles paraissaient vouloir se déchaîner à Pirou et aux alentours. Les savoirs particuliers et l'intuition de Hugues, mais aussi l'intrépidité et la fougue de Tancrède ne seront pas de trop pour élucider quelques-uns des mystères de Pirou.
Disons-le d'emblée, il est rare de tomber sur des personnages centraux aussi mystérieux. Que sait-on exactement de Hugues de Tarse et de Tancrède ? Quasiment rien. Hugues vient d'Orient, son teint, sa tenue, son patronyme l'indiquent, mais pour savoir ce qui l'a poussé à quitter les rivages de Turquie pour ceux du Cotentin, on n'en sait rien.
On n'en sait encore moins sur Tancrède, et pour cause, lui-même ne connaît pas ses origines et l'on comprend, à quelques mots, que ce voyage qui les a menés en Normandie, n'est pas étranger à une quête d'identité que le jeune homme à entreprise. Si ses cheveux blonds pourraient laisser croire à des origines normandes, en revanche, ses yeux verts compliquent la donne.
Mais, on ne saura vraiment pas grand-chose de plus sur ces deux-là, si ce n'est que Hugues possèdent un grand savoir scientifique et que Tancrède est très adroit de ses doigts, car il meuble son temps en sculptant sans cesse de magnifiques petits objets. Mais Pirou n'est qu'une étape de leur périple et l'on ne saura pas, en tout cas dans ce tome, quels objectifs ils suivent.
De même, au château de Pirou, on ne peut pas dire que l'accueil soit des plus charmants. La maladie de Muriel n'y est bien sûr pas pour rien, mais on ressent beaucoup de tensions entre les membres de cette famille et Serlon, affaibli depuis la mort de son fils, ne tient peut-être pas aussi fermement les rênes de son domaine qu'il ne le devrait.
Des anciens aux plus jeunes, je n'ai pas présenté ici l'ensemble de la famille et la domesticité qui intervient dans le court du roman, de façon plus ou moins importante, chacun a ses zones d'ombres, ses blessures, ses failles, ses secrets. Et, comme le dit si bien le titre de ce billet, ils ne sont jamais loin de céder à la colère et à la violence...
Et puis, il y a ce contexte politique, qui apparaît, en arrière-plan. La France, mais plus encore l'Angleterre, en proie à de profondes dissensions pour le trône, entre Etienne de Blois, qui se fait couronner, et Mathilde l'Emperesse, héritière désignée par le précédent souverain Henri Ier, et qui va obtenir, enfin, à cette période, que son fils Henri II Plantagenêt monte sur le trône, aux côtés de sa jeune épouse, Aliénor d'Aquitaine, elle-même ancienne reine de France.
Le conflit entre l'Emperesse et Etienne a laissé de profondes traces au sein de la noblesse, que ce soit d'un côté ou de l'autre de la Manche, et les Pirou eux-mêmes, en particulier Serlon, avait pris une part active dans cette lutte pour le trône. Alors, faudrait-il voir une piste politique, une vengeance lié aux engagements du Seigneur de Pirou ?
Mais, ce qui est tout à fait remarquable dans ce roman, c'est l'ambiance. Cet automne sinistre puis cet hiver glacial donnent un côté terriblement sombre aux lieux. L'hiver est un véritable personnage du roman. A une autre saison, où dans des conditions plus clémentes, l'histoire du "peuple du vent" serait complètement différente.
Le froid, lui-même, tient une place importante dans le roman de Viviane Moore, intervenant à des moments capitaux du récit et faisant la vie dure aux personnages. Les jours sont pâles, gris et d'une froideur qui perce jusqu'aux os, les nuits interminables et menaçantes. Dans ce climat, on se dit qu'il ne devait pas faire bon vivre dans ces énormes forteresses où chauffer correctement une pièce devait demander un sacré boulot.
L'hiver est un véritable personnage du roman. A une autre saison, où dans des conditions plus clémentes, l'histoire du "peuple du vent" serait complètement différente. Le froid, lui-même, tient une place importante dans le roman de Viviane Moore, intervenant à des moments capitaux du récit.
Et, au-delà du lieu, c'est surtout ses alentours qui, à cette étrange lumière hivernale, quand il y en a, prennent un aspect tout à fait particulier. Sans doute le terme de lande influe-t-il sur mon esprit, qui fonctionne tant par associations d'idées, mais j'y ai retrouvé le même côté lugubre, impressionnant et, disons-le, assez flippant, qu'on peut ressentir à la lecture du "Chien des Baskerville", par exemple.
L'isolement du château de Pirou, cette nature omniprésente et assez hostile, en tout cas peu accueillante à cette période de l'année, cette mer, fascinante, et pourtant dangereuse, tout s'associent pour créer ce sentiment d'oppression. On n'est pas à proprement parler dans un huis-clos, et pourtant, on se sent comme pris au piège de cette région.
En voilà, des mystères, qui s'amoncellent, de pages en pages. Sans compter, bien sûr, les drames qui vont jalonner le livre. Hugues et Tancrède, témoins malgré eux de la malédiction qui semble frapper brusquement Pirou, sont embarqués dans cette histoire et leur curiosité, leur sens de la justice sont titillés au point de les pousser à s'impliquer.
Ces deux-là n'en restent pas moins tout aussi mystérieux et le lecteur que je suis a fortement envie de reprendre la route à leur côtés, afin de savoir où ils vont, ce qu'ils cherchent. On a envie d'en savoir plus aussi sur eux, leurs personnalités, leur rencontre, leurs relations, qui semblent aller au-delà de la simple alliance d'un maître et d'un élève.
Mais le chemin sera sans doute encore long et semé d'embûches, de nouvelles aventures et de nouveaux dangers. Et c'est une bonne chose pour le lecteur qui apprécie les sagas au long cours, où des personnages évoluent sous ses yeux, au gré des rencontres, des situations qu'il faut affronter et des révélations sur le passé...
Ah, j'oubliais ! Un mot sur le château de Pirou !