Fatherland, Robert Harris - Allemagne nazie, 1964

Par Cloizzo @mange_livres

1964 : l'Allemagne nazie triomphe et domine l'Europe entière, même si la guerre se poursuit encore sur un lointain front Est. Les Allemands vivent, au quotidien, la répression et l'idéologie nazie. Berlin a été transformée de fond en comble par les délires architecturaux urbanistiques de Speer. Hitler est vieillissant, mais le régime est maintenu d'une poigne de fer, avec, au cœur du système, la terreur et la surveillance constantes, "la Prinz-Albrecht Strasse étant le cœur noir de l'Allemagne".
Deux hauts dignitaires du régime sont retrouvés morts dans des circonstances plutôt douteuses. L'enquête est confiée à Xavier March, un type un peu aigri, revenu de ses illusions, qui se trouve forcé à collaborer, bien malgré lui, avec Charlotte Maguire, une jeune journaliste américaine culottée et franchement téméraire. En haut lieu, on s'inquiète de la progression de leur investigation, car il apparaît que derrière le trafic d’œuvres d'art qui paraît être le mobile initial, se cache un secret bien plus terrifiant.
"Trois hommes : Bühler, Wilhelm Stuckart et Martin Luther. Les deux premiers sont morts, le troisième est en cavale. Tous fonctionnaires de haut rang, comme tu sais. Au cours de l'été 1942, ils s'offrent un coffre à Zurich. D'abord, je me dis qu'ils y ont planqué un tas d'or ou des trésors artistiques - comme tu le soupçonnais. A présent, je penche plutôt pour des documents."
C'est évidemment de la grosse artillerie avec un petit côté page turner, mais qui fonctionne bien. D'autant qu'il n'est pas toujours évident de relever le défi de la dystopie, laquelle est souvent utilisée en littérature comme révélateur social (cf. un de mes romans cultes, La servante écarlate). Mais il est toujours plus délicat de partir d'une situation existante - présentement, l'Allemagne nazie de 1941, tant, au départ, le récit paraît incongru, ne sonne pas toujours juste - même si, au fil de la lecture, il se fait plus convaincant. Surtout que cette période a fait l'objet de très nombreuses relectures dystopiques (le mythique Maître du Haut-château de Philip K. Dick, ou encore Le complot contre l'Amérique de Roth, ou le plus récent Cercle de Farthing ; ou enfin un de mes préférés, Résistance, d'Owen Sheers), qui partent tous du même postulat : "et si ... ?"
Du reste, ici, la dystopie n'est pas seulement un jeu ou un prétexte, elle est réellement mise au service de l'intrigue policière, qui a son intérêt historique d'ailleurs. L'aspect thriller est bien maîtrisé, et la lecture demeure plaisante, voire même haletante (voir la construction originale du dénouement), avec quelques analyses sur l'embrigadement ("C'était ça, les jeunes de son âge. Tous produits à la même chaîne : les Pimpfe, la Jeunesse Hitlérienne, le service national, la Force par la Joie. Ils avaient tous vibré aux même discours, digéré les mêmes slogans, avalé les mêmes plats uniques pour le Secours d'hiver. Les battants du régime !"), ou encore la rhétorique et le langage du régime, façon Victor Klemperer, le génocide ou le culte de la personnalité. Bref, pas mal !