Cher Chat,
Cela fait trop longtemps que je ronge mon frein. Permettez que je perde les pédales. Franchement ! J’ai l’air de quoi sur mon vélo stationnaire, à attendre que la roue tourne ?
Je monte des productions théâtrales dans la même école primaire depuis si longtemps qu’il m’arrive aujourd’hui de croiser les anciens élèves que j’ai mis en scène hier, bien en selle aujourd’hui. Sans ces années de dopage en théâtre, certains m’avouent que l’ascension d’école aurait été bien plus difficile.
Cette école en connaît pourtant un rayon sur les bienfaits des arts, mais voilà, aujourd’hui, elle n’est plus qu’un grand
Croyez bien, le Chat, que je n’ai rien contre le fait que les enfants puissent COURIR, SAUTER, BOUGER. Ils en ont besoin. Mais n’est-ce pas là réduire la mission d’une institution scolaire, quand, depuis des années, je leur apprends à articuler, projeter, interpréter, imaginer, créer, communiquer ? Que cherche-t-on avec un tel slogan en façade ? Qu’ils sortent tous du primaire avec un p’tit vélo dans la tête ?
Je raille, je sais, mais ça m’empêche de dérailler.
Permettez donc que je blasphème contre ce royaume d’essieux.
C’est grâce à la notoriété de Pierre Lavoie* que l’école a pu obtenir, après des années de demandes à la commission scolaire, le permis de construire et les subventions pour un nouveau gymnase. Dès que la fille du célèbre vélocipède s’est mise à fréquenter l’établissement, on a arrêté de pédaler dans le vide et l’édifice s’est érigé sur les chapeaux de roue. Pierre, qui roule, amasse pour nos p’tits mousses.
C’est donc le nez sur le guidon que le projet est passé à la vitesse supérieure. La caravane n’a pas fait le Tour des besoins, pensant qu’une telle aubaine ne pouvait que garantir le podium. À quoi bon se mouiller le maillot ? Il sera jaune.
C’est ainsi que, sous prétexte de faire du sport dans de meilleures conditions, on a oublié tout le reste. Chaque école est pourtant un milieu de vie particulier. La mienne avait, entre autres, une vocation artistique et le théâtre aurait pu tirer profit de cet agrandissement si l’architecte avait entendu parler de développement durable et conçu ses plans en ayant conscience de l’environnement.
C’est ce qu’on appelle une décision cloisonnée. Aucune vision globale du champ de courses ! La seule intégration qui ait été faite, c’est ce tunnel ombilical permettant aux petits athlètes de quitter la maison mère sans avoir froid l’hiver.
Certes, on ne cherchait pas à me mettre de bâtons dans les roues, on aime mon côté déjanté. On pensait même m’offrir une belle échappée en m’invitant à travailler dans ce nouveau sanctuaire dédié au sport. On court, on bouge, on saute dans mes cours de théâtre, mais pas seulement. Être en SANTÉ, ce n’est pas seulement se mettre en MOUVEMENT. Et Acter, c’est bien plus que se mettre en ACTION.
Pierre aime pourtant se donner en spectacle, il devrait savoir qu’en art dramatique, on travaille le grand défi de la voix. Les murs du gymnase sont si hauts que l’acoustique est celle d’une cathédrale. Comment ne pas se dégonfler quand, aussi motivé soit-il, l’enfant perd sa voix dans son propre écho ? Comment ne pas être à plat, quand chacun de mes mots, chacune de mes consignes se tape son p’tit marathon pour arriver à l’oreille de l’élève, en queue de peloton, après tous les autres bruits ambiants. Plutôt qu’une somptueuse salle de douche que les enfants n’utilisent pas (vous seriez-vous mis tout nu à l’école quand vous étiez au primaire, le Chat ?), un rideau épais aurait permis de séparer le gymnase en deux et de mieux insonoriser l’endroit.
C’est bien beau de changer les vitesses, mais quand on n’a pas la côte, à quoi ça sert ? Les arts ne seront-ils toujours qu’une roue de secours ? Et les artistes qu’une bande d’intellectuels ? Mon histoire ne fait que répéter, à plus petite échelle, celle du grand amphithéâtre de Québec qui n’a de théâtral que le remue-ménage qu’on y fait pour y installer une équipe de hockey. On voit tout de suite où sont les priorités.
Alors, nous, les artistes… à force de nous tordre le boyau, on a une sacrée descente.
J’ai un coup de pompe, le Chat. Fatiguée de sucer la roue de la fortune pour n’être, en bout de ligne, que si pneu considérée.
Sophie, voiture balai
* Fondateur du Grand défi Pierre Lavoie qui, entre autres, réunit chaque année, des milliers de cyclistes, commandités, pour une course de 1000 kilomètres.