[E] Annie Ernaux, L’autre fille

Par Alphonsine @nolwenn_pamart

Et ça continue pour le challenge ABC ! Je suis toujours en pleine lecture d'Alan Hollinghurst mais le livre est long, alors je me suis octroyé une petite pause avec quelque chose de beaucoup plus court. J'ai même un peu triché : pour soulager un peu mes yeux fatigués et ma concentration en vacances, j'ai opté pour le livre audio. J'avais tenté l'expérience pour la première fois avec En finir avec Eddy Bellegueule, et l'expérience avait été concluante.

L'autre fille est de ces lectures qui arrivent à point nommé, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, parce que ce texte fait particulièrement écho à un de mes ateliers d'écriture en cours, dont la consigne est la suivante :

Écrire un texte inspiré de cette citation de Kafka : " Écrire des lettres, c'est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. " ( Lettre à Milena)

Et puis parce que cette longue lettre à l'absente interroge quelque chose de fondamental. L'autre fille, c'est la réflexion de l'écrivain, soixante ans après, sur une sœur morte avant sa naissance dont elle apprend l'existence par accident de la bouche de sa mère, un jour d'été 1952. Des mots qui lui arrivent sans qu'ils lui soient destinés et qui créent une faille, silencieuse et d'autant plus terrible, dans sa vie. Elle qui se croyait unique, qui voyait tout l'amour qu'on lui destinait comme un dû et son existence comme une évidence, voit peu à peu ses représentations se transformer : l'image de " l'autre fille ", plus gentille, parfaitement " petite sainte " quand la diphtérie l'emporte vient se placer entre ses parents et elle.

Le sujet aurait pu porter au drame, dans le mauvais sens du terme. On peut très bien imaginer cela : plaintes, larmoiements, apitoiement sur soi-même. Annie Ernaux évite brillamment cet écueil. Ses mots posent les choses telles qu'elles ont été vécues et ressenties. L'émotion, tremblante, trouve place dans les silences, dans ce qui n'est pas dit. Comme ces mauvais timing qui, dans le réel réorganisé par l'écrivain se teintent d'ironie ou d'amertume :

Il n'y a pas eu de prédestination. Seulement une épidémie de diphtérie et tu n'étais pas vaccinée. Suivant Wikipédia, le vaccin a été rendu obligatoire le 25 novembre 1938. Tu es morte sept mois avant.

Le texte reproduit les hésitations, les louvoiements ; ce qui semble caché se dévoile plus tard, les souvenirs affleurent. Au final, on entre dans le texte avec l'idée d'une fêlure a priori sans importance ; on en sort avec le sentiment sinon d'avoir résolu l'histoire - certaines questions ne trouveront jamais de réponses, l'écrivain ayant trop tardé à les chercher - d'avoir au moins apaisé quelque chose. L'absence assourdissante devient un des éléments fondateurs de la vocation de l'écrivain ; et si ce type de récit originel est légion dans les lettres, ici, il sonne vrai.

Je n'avais jamais lu Annie Ernaux, mais je pense tenter de nouveau l'expérience à l'avenir. On connaît ma relative aversion pour la " littérature personnelle ", mais le procédé prend ici tout son sens. Ce qui fait la différence ? Le projet de l'écrivain, peut-être, qui a pour projet de rendre compte du réel tel qu'il est, sans jugement ni fioritures : l'idée semble être bien plus de sauver quelque chose d'un passé révolu plutôt que de se poser en héros de sa propre histoire. La description des événements, leur contextualisation soignée, la recherche des mots justes pour saisir l'expérience passée confèrent au texte une valeur d'authenticité.

Un récit court, simple et émouvant.Parfait pour me sortir de la Londres décadente des années 1980 pendant une heure !

Je vous laisse avec l'incipit, parce que je suis d'humeur " citative " (et incitative, je l'espère) ce matin :

C'est une photo de couleur sépia, ovale, collée sur le carton jauni d'un livret, elle montre un bébé juché de trois quarts sur des coussins festonnés, superposés. Il est revêtu d'une chemise brodée, à une seule bride, large, sur laquelle s'attache un gros nœud un peu en arrière de l'épaule, comme une grosse fleur ou les ailes d'un papillon géant. Un bébé tout en longueur, peu charnu, dont les jambes écartées avancent, tendues jusqu'au rebord de la table. Sous ses cheveux bruns ramenés en rouleau sur son front bombé, il écarquille les yeux avec une intensité presque dévorante. Ses bras ouverts à la manière d'un poupard semblent s'agiter. On dirait qu'il va bondir. Au-dessous de la photo, la signature du photographe - M. Ridel, Lillebonne - dont les initiales entrelacées ornent aussi le coin supérieur gauche de la couverture, très salie, aux feuillets à moitié détachés l'un de l'autre.
Quand j'étais petite, je croyais - on avait dû me le dire - que c'était moi. Ce n'est pas moi, c'est toi.
Il y avait pourtant une autre photo de moi, prise chez le même photographe, sur la même table, les cheveux bruns pareillement en rouleau, mais j'apparaissais dodue, avec des yeux enfoncés dans une bouille ronde, une main entre les cuisses. Je ne me souviens pas avoir été intriguée alors par la différence, patente, entre les deux photos.

La critique de Georges et moi