La traduction, Pablo de Santis - hécatombe au bout du monde chez les traducteurs

Par Cloizzo @mange_livres

Métaillé est un bien bon éditeur, et l'un des rares à promouvoir réellement la littérature sud-américaine contemporaine, en particulier des auteurs agrentins, qu'on a bien peu d'occasion de lire (voir par exemple L'autobus, ou, chez un autre bon éditeur - Liana Levi - le très joli Lieu perdu). Et ces auteurs argentins ont bien des choses à dire, maintenant que la page de la dictature se tourne peu à peu et que remontent à la surface de la société l'ensemble des non-dits qui l'ont étouffée pendant des décennies, souvent sous une forme détournée, au travers de scénarios indirects, avec des récits prenant place dans des quasi-déserts.
C'est ici à nouveau le cas, avec ce congrès de traducteurs qui se tient à Port-au-Sphinx, un finistère imaginaire qui rappelle furieusement le sud patagonien. Miguel de Blast y retrouve deux vieilles connaissances : Ana proche et irrémédiablement lointaine à la fois, et son ancien ami et rival Naum. Pourtant cette petite réunion en huis clos vire à l'hécatombe. Valner, l'un des participants, porté sur l'ésotérique, est retrouvé mort ; puis c'est le tour d'une traductrice italienne : suicide, accident, meurtre ? L'enquêteur comme la journaliste envisagent toutes les hypothèses, et les congressistes sont consignés, jusqu'à nouvel ordre, dans l'Hôtel du Phare, un lieu en soi bien étrange.
"Les autres passagers commentaient le paysage, c'est-à-dire le non-paysage. De chaque côté de la route, il n'y avait rien ; pas une seule construction sur quatre-vingts kilomètres. La végétation, basse et épineuse, s'étendait sans limites."
Comme suspendue au bout du monde et hors du temps, abordée sous l'angle un peu prétexte de l'énigme policière, teintée d'une indécrottable mélancolie, et menée au travers de la belle métaphore de la traduction, c'est en réalité une quête du passé et une quête de soi qu'engagent les trois personnages principaux, aux destins inéluctablement liés, dans un cadre onirique ou cauchemardesque révélateur des passions. Une idée originale, des personnages esquissés en finesse, de la tension et de l'émotion, une belle qualité d'écriture : en bref, un court roman qui donne envie de découvrir le reste de l’œuvre de Pablo de Santis, qui semble bien posséder la capacité plutôt rare de produire un véritable univers.
"S'il suffisait d'une seule fois pour nommer les choses, si un seul mot permettait de tout éclaircir, la vie dans ce patelin serait effrayante. Tout le monde serait silencieux, au bar, chez le coiffeur. Ici, personne ne parle sans faire de détours, ni ne marche en ligne droite. Vous savez quelle est la seule langue parfaite ? Celle qui aide à tuer le temps."