Les trois vies de Ruth Rendell (1930-2015)

Par Celine72 @Celine_UDL

La célèbre mamie du crime est morte à 85 ans. « Le Nouvel Obs » l’avait rencontrée, à la sortie de « l’Oiseau crocodile », dans son manoir anglais.

Auteur d’une soixantaine de titres traduits dans plus d’une trentaine de langues, et fréquemment adaptés au cinéma (Chabrol, Almodovar, Ozon…), Ruth Rendell était l’abonnée des hit-parades romanesques du monde entier. Ses amis s’appelaient P.D. James ou Julian Barnes. Elle était plus anglaise qu’une tasse de thé. Mais sa tranquille perversité donnait à ses thrillers toutes les couleurs de l’épouvante. Après une attaque cérébrale suivie de longues semaines de coma, Ruth Rendell est morte ce samedi 2 mai (soit moins de six mois après son amie P.D. James). Elle avait 85 ans.

Nita Rousseau lui avait rendu visite en 1995, pour «le Nouvel Observateur», alors qu’elle publiait «l’Oiseau crocodile».

Elle est végétarienne et milliardaire. Outre le prix Edgar Allan Poe, elle est le seul auteur à avoir reçu deux fois le Golden Dagger Award, la plus grande récompense accordée aux romans policiers anglais, et elle est traduite dans vingt-trois pays.

Je crois même que certains de mes livres existent en bengali… quelque chose comme ça !

Elle a, surtout, trois chats. Dont un tout bleu. Non, pas un blue point, pas de ces gris délicieux que la lumière frange de bleuté à la pointe des oreilles. Non. Un vrai de vrai, tout ce qu’il y a de plus bleu. Et ne lui demandez pas sa race, il refuse dorénavant de répondre aux interviews de la presse écrite ou des télés. A tant les subir, au bout d’un moment, vous comprenez…

«C’est l’animal le plus filmé d’Europe», dit-elle fièrement en ronronnant contre sa fourrure. Pour eux, elle a fait murer les cheminées: «Ils grimpaient pour attraper les oiseaux et redescendaient couverts de suie.»

Elle, Ruth Rendell, a trois vies. Sans compter celles qu’elle tait. Elle doit en avoir sept, comme les chats justement. En tout cas trois vies d’écrivain. Sous le nom de Ruth Rendell, elle écrit la célèbre série des «Wexford» (l’inspecteur en chef de Kingsmarham, petit bourg bien connu du Sussex), et des crime stories où elle fait des infidélités à son héros; lorsqu’elle veut donner dans l’ambitieux, ce qu’elle appelle «la vraie littérature» elle signe Barbara Vine.

Une sorte de Maigret anglais

Wexford, dit-on, est une sorte de Maigret anglais, parce qu’il en a la bonhomie, la pesanteur. À la différence de notre commissaire, qui allume sa pipe et dîne une fois par mois avec son ami médecin, le docteur Pardon, Wexford, dans sa campagne anglaise, cite Milton et Shelley, Keats parfois, s’inquiète pour ses filles, va au cinéma avec sa femme et bouscule son adjoint trop conservateur. Mais, à l’image de Simenon, Ruth Rendell n’est humaine que par le biais de Wexford. Sans lui, la neige est sale et la vie terrifiante, comme s’il leur fallait à chacun un intermédiaire débonnaire, un fumeur de pipe ou un spécialiste de poésie anglaise pour adoucir les morts et la peur. La nôtre. Quand on rencontre Ruth Rendell, on est troublé tant elle est clean. Si parfaite. Rien, aucune mèche folle ne dépasse du chignon, rien à redire à sa tenue, d’un gris très chic. Pas le genre des mamies du crime habituelles qui affectionnent les robes à fleurs et ressemblent plutôt à des couvre-théières. Elle est d’une douceur infernale, raide et totalement glacée. Et se fait prier – six mois – pour rencontrer la presse française. Elle qu’on vient photographier «toutes les semaines, je crois. Sans compter les télévisions anglaises, les coups de fil des journaux pour me demander ce que je pense de lady Di, du Rwanda, du sida. Ce que je réponds? Rien, que je n’en pense absolument rien». Et puis il y a les lettres, auxquelles chaque après-midi elle répond. Demandes d’autographes, de photos dédicacées, autres variations, toujours les mêmes: «Où trouvez-vous vos idées ?» et «Je voudrais écrire, que me conseillez-vous ?». Comment font-ils donc pour la joindre, ou pour passer sonner chez elle? Après des errances infinies, on a fini par trouver son manoir Tudor, qui date du XVIe siècle, au bout de kilomètres d’allées bordées de roses et d’hydrangeas, dans la région natale de Constable, à la lisière du Suffolk. Juste une indication sur la porte: «Nussteads». Souvenirs d’une invasion normande dans cette petite ville de Colchester, celle où Fielding a fait naître «Moll Flanders». À croire qu’en Angleterre on met un pied dans la littérature à chaque tournant.

Un mari idéal

Un verre à la main (du pouilly-fuissé), elle fait visiter la pièce dans laquelle elle écrit. On aperçoit au loin la cuisine, avec le traditionnel Aga, la Rolls des cuisinières que toute Anglaise se doit d’avoir. Elle explique qu’ici elle a 8000 livres – Milton, tiens! -, Antonia Bayat, Alice Thomas Ellis – «Nous sommes fans l’une de l’autre» -, P.D. James (qu’elle appelle Phyllis, et avec laquelle elle fait des débats à la télé régulièrement).

Elle vient souvent passer quelques jours ici. Nous sommes même parties ensemble à Berlin, après la chute du Mur.

Julian Barnes : C’est un grand ami. Il a écrit deux de ses livres dans le cottage au bout du parc.

Elle raconte tout ça et le reste, elle est charmante, elle montre les photos de son fils qui vit dans le Colorado.

Si vous trouvez des avions, des petits bouts de maquettes ici ou là, c’est mon petit-fils qui les a laissés traîner en partant. Et regardez ma belle-fille. Elle est aussi charmante que jolie.

Le numéro est au point, Mme Rendell est une vraie pro. On a même droit à l’anecdote du chat (le bleu bien sûr) qui a cassé le répondeur à force d’appuyer sur la touche pour entendre la voix de sa maîtresse. De temps en temps, elle lance un bref «Don», presque un claquement de doigts, et le Don en question lui reremplit son verre. Lui, c’est le mari bien sûr. Un Anglais comme on n’en fait plus, petites pommettes rouges et sens de l’humour. Il remplit le verre. C’est lui qui s’occupe de ses contrats, du jardin, pardon, du parc. Et dès qu’un nouveau livre sort tout chaud de l’ordinateur, il a le droit de le lire le samedi après le lunch. Don a du pain sur la planche. Elle vient de publier un nouveau «Wexford», un Barbara Vine, et d’en terminer un troisième.  Mais Donald doit aimer cette vie. Ils ont divorcé autrefois et quatre ans plus tard se sont remariés. «Quand on peut passer des heures en voiture avec quelqu’un sans se dire un mot en se sentant bien, pourquoi en changer ?», commente-t-elle. Mme Rendell, on l’a compris, est une sentimentale.

« L’ordinateur m’a sauvée »

Pour Wexford le tendre, elle a déclaré s’être inspirée de son père. Ce qu’elle nie aujourd’hui. Si j’avais su qu’il deviendrait le personnage central d’une série, je ne lui aurais pas, dans mon premier livre, donné 52 ans mais 18, et j’en aurais fait une femme! Ensuite, elle l’avait juré, elle allait l’abandonner dans ses pelouses du Sussex. L’immense succès de la série télévisée où George Baker l’interprète suffisait bien. Mais non, l’inspecteur très middle class – et lettré – est de retour. Elle n’a pas pu s’en défaire, après quinze enquêtes et quelques nouvelles.
Simplement, il va être plus engagé dans la réalité sociale. Les SDF, le chômage. Je crois que c’est nécessaire. Pour lui. Et pour moi… Pour ne pas m’ennuyer! De l’écriture elle ne dit pas un mot, élude, elle dit seulement:

L’ordinateur m’a sauvée. C’est tellement plus simple. Je corrige, je rature, je gribouille par-dessus. Vous savez, comme Flaubert. C’est la seule chose que nous ayons en commun…

(Source : Le Nouvel Obs)