“L'entreprise ne peut exiger la loyauté de ses salariés : elle doit la mériter" (Charles Handy).

Bon, évidemment, en choisissant une phrase d'un professeur émérite de la London Business School pour ouvrir ce billet, je me complique la vie. Car, c'est un livre très drôle dont nous allons parler aujourd'hui, malgré cette thématique que certains jugeront peut-être rébarbatif. Oui, nous allons parler d'un roman très drôle, et en plus, c'est un roman de fantasy, alors, mesurez un peu l'exploit de l'auteur et la tâche qui attend le modeste blogueur que je suis pour vous en convaincre. Pourtant, en rassemblant quatre nouvelles mettant en scène son personnage fétiche du Troll dans son milieu naturel, une mine dont il est l'un des cadres, Jean-Claude Dunyach relève parfaitement le gant. Vous vous ennuyez au bureau ? Vous trouvez votre patron casse-c..., euh pieds, vos stagiaires neuneus et vos collègues gris et poussiéreux ? Alors, "l'instinct du Troll", désormais disponible aux éditions de l'Atalante est fait pour vous (et pour mon poste de vendeur en télé-achat, je crois que je ne suis pas mal...) !
“L'entreprise peut exiger loyauté salariés elle doit mériter
"L'instinct du Troll", ce sont donc quatre nouvelles, mais elles s'enchaînent et se complètent parfaitement, et c'est comme si on avait, au final, un roman entre les mains. Un roman qui raconterait la vie quotidienne d'un cadre d'une entreprise de taille moyenne, avec ses missions, ses initiatives, les vicissitudes du job et, parfois, un léger découragement qui donne envie de distribuer de la mandale à la ronde...
Le Troll bosse dans une mine où il doit perpétuellement surveiller les mineurs, des nains particulièrement studieux qui, si on les laissait faire, auraient tôt fait de tout transformer en un immense gruyère. Alors, il faut calmer les ardeurs et rationaliser, ce que ce brave Troll des montagnes essaye de faire de son mieux, en gardant un calme toujours précaire.
Oui, notre Troll, qui n'a pas de nom, en tout cas, pas dans ce recueil-ci, est parfois un peu soupe-au-lait. Solide comme le roc qu'il est et dont il est issu, abreuvé d'eau ferrugineuse (vous connaissez le refrain, je n'insiste pas), nourri aux gemmes, les plus précieuses étant les plus savoureuses, notre antihéros mène sa barque comme il peut dans un monde où il ne se sent pas toujours à sa place.
C'est un solitaire qui a, quoi qu'on en pense, l'amour du travail bien fait et son poste lui convient parfaitement, courroie de transmission entre la direction et la base, avec une certaine marge de manoeuvre qui lui permet d'intervenir à sa guise, c'est-à-dire avec une brutalité de bon aloi, mais aussi, parce que c'est parfois nécessaire, tact et doigté.
Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes, si on n'avait pas décidé de lui refiler dans les pattes... un stagiaire ! Cédric, un gentil garçon, gentiment de bonne famille et gentiment pistonné. Et qui n'y connaît gentiment rien, au monde de l'entreprise, du management, de la mine, et de tout le tralala. Au Troll de former cette bleusaille...
Et ce n'est pas simple, car les missions qu'on va leur confier demandent de l'expérience et de l'autorité. Voire, un soupçon de roublardise. Et, si rien ne marche, quelques bourre-pifs et un sérieux ravalement des façades, pas seulement celles qu'on doit aux maçons. Reste à savoir si la pédagogie made in Troll peut servir à Cédric pour devenir le dirigeant de demain...
Sans oublier les procédures, c'est le b.a.-ba du boulot, les procédures. Par exemple, ne jamais oublier les notes de frais lorsqu'on travaille hors les murs. Et, parfois, le Troll est étourdi, il lui faut repartir, le long du fleuve Affligé, au-delà des falaises du Désespoir, jusqu'aux marais de la Mort Sinueuse, à travers des régions où on n'aime pas toujours les Trolls...
Mais, ce premier périple n'est rien, vraiment rien, à côté d'une expédition aux archives. Une autre mission terriblement délicate, mais tellement formatrice pour le stagiaire, qui va pouvoir apprendre les écueils à éviter absolument. Force est de constater, page après page que le jeune homme a encore beaaaaucoup à apprendre avant de pouvoir espérer postuler à un poste de direction.
Il s'accroche, pourtant, et devient même un bon compagnon pour le Troll, lancé dans des missions délicates, mais cruciales pour l'évolution de la mine. Et pas seulement en interne, mais aussi pour sa réputation. Son image. Car l'entreprise est en pleine mutation et entend bien entrer dans une nouvelle ère : celle d'un libéralisme effréné, avec lequel notre brave Troll n'est plus vraiment en phase.
Difficile de vous raconter ce livre, mais, faites-moi confiance, Jean-Claude Dunyach mène parfaitement sa barque. Avec ce génie de faire du bureau, disons les choses ainsi, et de l'entreprise, un univers de fantasy en y appliquant, avec finesse, humour et pertinence, des archétypes et des créatures qu'on s'attendrait à voir évoluer différemment.
Mais, rassurez-vous, il y a aussi de l'action, du suspense et une galerie de personnages qui vaut le coup d'oeil, de Sheldon, le roi des nouvelles technologies, à la Trollesse, le grand amour de notre Troll qui n'a pas de coeur de pierre, et quelques autres personnages plus secondaires, mais qui apportent tous leur écot au bon moment que l'on passe à cette lecture.
En plaçant le Troll dans des situations du quotidien de la vie au bureau, que nous serons nombreux à reconnaître, et en les transposant dans un univers de fantasy où l'on retrouve tout ce qui fait le charme de ce genre littéraire, on obtient un décalage qui lui-même suscite le sourire, car, évidemment, il se moque gentiment des codes en vigueur.
Il se permet même, pour notre plus grand plaisir, de revisiter certains mythes, comme celui du Roi Arthur et d'Excalibur, passé à la moulinette dunyachienne pour un irrésistible et franc moment de rigolade. Rarement cela m'arrive, mais il a fallu que je m'arrête, parce que je riais, seul dans ma chambre, comme un zozo... Irrésistible, je vous dis. Et tellement, euh... visuel.
Bien sûr, c'est potache, mais que ça fait du bien ! Le jeu et le mélange des genres, les images que suscite la fantasy pour évoquer le quotidien qui est celui de beaucoup (pour la mine, remplacer ça par le travail à la chaîne, l'open-space, bref, l'univers qui vous convient, que vous connaissez le mieux), tout cela contribue à exorciser ce qui, une fois le livre refermé, n'est pas toujours très drôle à vivre.
Et l'analyse que fait Jean-Claude Dunyach, fin observateur et lui-même sans doute proche du Troll (pas physiquement, hein, n'exagérons pas), est très pertinente. A la fois sur le rôle du cadre, le fonctionnement de l'entreprise et sur cette évolution qui fait la passer d'un capitalisme de papa à la mise en place d'un capitalisme financier à outrance.
On croise même un personnage qui est une espèce d'Arlésienne, laissant sa trace partout mais sans jamais qu'on le rencontre, et qui incarne cette profonde métamorphose du milieu dans lequel évolue le Troll. Une espèce de fondu qui débride les nains comme d'autres les moteurs et les laissent creuser des trous comme s'ils usinaient des pièces mécaniques. Formidable monde où l'on fabrique des trous que tout le monde s'arrache ensuite...
La dernière nouvelle, même si elle regorge de gags et de moments drôles (Jean-Claude, je veux l'adresse du salon de coiffure de la Trollesse, j'ai besoin de me faire beau pour les Imaginales), possède d'ailleurs une tonalité différente, plus nostalgique, plus angoissée, aussi, peut-être, devant ces changements à marche forcée qui modifient la routine et l'ordinaire bien rôdé du Troll.
Eh oui, on peut jouer la satire, la caricature, écrire un roman qui a pour but de distraire et d'amuser le lecteur, et pourtant, ne pas perdre de vue le fond. Parfois, la fantasy est vu comme un genre déconnecté du réel, certains lecteurs l'aiment même pour cela. Ici, pas besoin de chercher les passerelles entre l'univers de l'écrivain et notre douillet petit monde : cela saute aux yeux, et c'est efficace.
Soyez attentifs aux titres des quatre nouvelles qui composent ce recueil, car ils sont particulièrement bien choisis et, je ne pense pas me faire des idées, peuvent être lus à plusieurs niveaux. Celui du récit lui-même, mais aussi, comme des principes en vigueur dans ce monde-ci, dans l'univers impitoyable du travail.
Ils donnent le ton, dès la première ligne de ces chapitres et, d'une certaine façon, leur graduation croissante est aussi un indicateur : on va du superflu à l'essentiel, de la paperasserie de base que sont les notes de frais, aux contrats les plus importants qu'on cherche à honorer en toute discrétion, sous couvert d'autres festivités plus présentables.
Le Troll n'est pas un rebelle, mais il a son petit caractère et son petit confort, aussi. J'ai écrit le mot routine, un peu plus haut, je crois, mais il y a de ça dans ce que l'on découvre de la vie du Troll. Or, pendant que l'entreprise évolue, lui aussi connaît des bouleversements dans son existence. Pas seulement celle au bureau, induite par les changements de l'entreprise, mais aussi dans sa vie privée.
Les objectifs, ceux de l'entreprise et ceux du Troll, évoluent et il se pourrait bien qu'ils divergent (et divergent, c'est énorme !). Ce que le Troll gagne en "humanité", l'entreprise le perd. Quand je parle d'humanité pour le Troll, comprenons nous bien, ce n'est pas Shrek hésitant entre devenir un homme ou rester un ogre lorsqu'il embrassera Fiona.
Non, simplement, le personnage renfermé, renfrogné, solitaire et isolé, volontairement isolé, qu'on découvre dans les premières pages, ressent peu à peu le besoin de renouer des relations trollesques, de retrouver son passé, jeté aux oubliettes, de ne plus faire de son job une priorité absolue, mais de penser un peu à lui.
Une vraie rupture qui contraste avec l'évolution d'une entreprise qui en demande toujours plus, pousse aux cadences infernales, impose des objectifs fortement à la hausse, se moque complètement des ravages qu'elle commet sur l'environnement... Bref, se détache d'une réalité dans laquelle elle s'intégrait jusque-là.
Oui, là encore, je donne une image sombre de ce livre, mais, j'insiste, on rit énormément des vicissitudes que rencontrent le Troll, de la naïveté un peu couillonne du stagiaire, du geek Sheldon, perdue dans un monde à lui, en quête d'une princesse tout aussi perchée que lui, de la Trollesse tellement nature, etc.
Vous voulez rire en lisant de la fantasy ? Rire tout court en lisant un livre ? Et rire, oui, mais pas bêtement, ou sans perdre de vue l'essentiel. Rire pour exorciser, rire pour dénoncer. Allez, lancez-vous, je ne crois pas que vous le regretterez, parce que cette farce tient parfaitement debout. Et l'on devrait, mon petit doigt me m'a dit, bientôt retrouver de nouvelles aventures de ce Troll, peu engageant de prime abord, et pourtant si attachant.