1972 : j’avais douze ans et j’étais en première année du secondaire. Je fréquentais le
Sur cette rue se concentraient également les plus pauvres parmi les pauvres, les sans-abri, les itinérants, dont mon frère Alain… Comment mon frère avait-il abouti à la rue ? Lorsque sa famille d’accueil ne reçut plus de subsistes pour le garder, elle avait préparé une petite valise avec quelques vêtements et l’avait mis à la porte le jour de ses dix-huit ans. Il s’arrangeait toujours pour me soutirer cinquante cents que je payais, en échange de sa protection sur la rue. Il faut dire que j’étais une cible toute désignée : un garçon de douze ans qui portait le veston et la cravate ne pouvait qu’être un séminariste, le séminaire de Sherbrooke étant la seule école privée pour gars à des kilomètres à la ronde.
Je donnai son cinquante cents à mon frère et jasai un peu avec lui. Pendant ce court moment, une voiture se stationna à nos côtés, une vrombissante Mustang, pas neuve, mais très propre, astiquée comme un joyau de chrome. Pierre était un ami de mon frère, un ami fier de montrer sa nouvelle bagnole.
— Pis, en plus, elle est même pas volée.
Pierre avait une jolie compagne qui était descendue du véhicule également. Alain était ébahi à la fois par la fille et par la Mustang. Personnellement, je n’ai jamais été « un gars de char », mais j’avoue que la demoiselle émoustillait un peu mes douze ans et ma libido naissante. Mon frère me présenta.
— Ça, c’est mon p’tit frère qui va au séminaire…
— Ton p’tit frère ? A-t-il des cartes pour me prouver que vous êtes de la même famille ?
Je sortis ma carte d’identité du séminaire où mon nom de famille était inscrit, et je prouvais du même coup que j’étudiais bien à l’école déjà mentionnée.
— Il a raté son autobus scolaire et il faut qu’il prenne l’autobus de la ville…
— Je peux lui donner un lift…
J’ai toujours détesté cette manie de mes frères de parler de moi comme si je n’étais pas présent, mais je saisis l’occasion de me balader en Mustang et d’épargner l’argent du bus. Et Pierre, un jeune homme de vingt ans, était content d’épater un p’tit gars comme moi. Sitôt assis à l’arrière, la Mustang démarra rapidement et ne ralentit qu’une fois à destination. La cour où Pierre me déposa était en gravier et les cailloux décollèrent sous ses pneus à son départ.
J’entrai chez moi et la femme qui me gardait m’interpella immédiatement.
— C’est qui, ça ?
Je lui expliquai.
— Je ne veux pas qu’il vienne te reconduire une autre fois !
— D’accord, dis-je, me doutant fort bien que la probabilité était très mince de rencontrer de nouveau l’ami de mon frère.
Un événement allait définitivement réduire cette probabilité à zéro…
Quand ma travailleuse sociale m’avait placé dans cette famille, cinq ans auparavant, elle avait dit : « Il vient d’une famille de bums ; on va essayer d’en sauver un ! » Depuis, elle ne m’a jamais demandé comment j’allais. « Vous avez pas trop de trouble avec lui, toujours ? » était le seul questionnement que j’aie jamais entendu de cette professionnelle de la misère enfantine…
Le lendemain, un vendredi, je me rendis chez mon père pour la fin de semaine paternelle mensuelle. Le samedi, La Tribune de Sherbrooke faisait sa Une avec une photo de Pierre et de sa Mustang. Il avait été assassiné à coup de calibre .12 au volant de sa voiture lorsqu’il s’était arrêté à une station-service pour faire le plein. Sa compagne avait reçu du sang, des morceaux de cervelle et un méchant choc nerveux en voyant le crâne de l’amour de sa vie voler en éclats.
J’avais pris soin de garder le journal et je revins dans ma famille d’accueil le lendemain. Je m’adressai ainsi à la femme qui pourvoyait à ma substance contre rémunération.
— C’est certain que celui qui est venu me reconduire jeudi ne pourra plus jamais le faire.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que c’est lui…
Et je sortis le journal de mon sac avec, en première page, la photo de bandit de Pierre et un numéro d’identification de la police en dessous.
Notice biographique :
« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée. Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie. Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants. Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires. Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini. D’autres romans sont en chantier… »