Les trésors du Chat : Arthur Buies, Appel aux Canadiens français…

Par Chatquilouche @chatquilouche

 La Patrie, 24 juin 1884

…Canadiens, vous n’étiez entourés naguère encore que par l’horizon d’une province, aujourd’hui vous avez devant vous l’horizon de tout un continent. Vos destinées se jouaient sur un coin de terre ; maintenant elles se jouent au sein même de riches et populeux États, pépinières des essaims nombreux qui ont reculé la fortune et la grandeur de l’Amérique. Comme un arbre beaucoup trop vigoureux et trop plein de sève pour l’étroite écorce qui l’enveloppe, vous avez poussé partout des rejetons, et vos racines ont gagné rapidement le sol de toutes les régions environnantes.

Maintenant, il faut que vous soyez à la hauteur de l’avenir qui vous attend, et pour être dignes de votre avenir, il faut que vous soyez dignes de votre passé. Vous avez derrière vous une humble, mais glorieuse histoire, comparable à celles qui ont immortalisé plus d’un peuple antique ; vous avez plus d’un Thermopyle inscrite dans les fastes longtemps ignorés, et les héros qui ont fait du nom canadien le synonyme de dévouement, d’indomptabilité, de grandeur d’âme, d’intrépidité et de patriotisme, ne le cèdent en rien à ceux qui ont fait resplendir à travers les âges la gloire d’Athènes et de Rome.

Sur la moitié d’un continent encore sauvage, livré jusqu’alors à des tribus errantes et farouches qui portaient partout devant elles la terreur et les massacres, nos pères, sans même songer à la renommée ou à l’illustration, loin des regards du monde, ont accompli des prodiges de courage et d’audace d’autant plus sacrés aux yeux de la postérité qu’ils combattaient pour la civilisation contre la barbarie. Cent ans et plus de sacrifices constants, de luttes incessantes pour se maintenir, pour ne pas laisser périr ce qui était la race franco-canadienne, vous donnent l’exemple et le modèle à suivre. Ils n’étaient que quelques mille, vous êtes maintenant deux millions. Ils n’étaient qu’un groupe, une petite colonie perdue aux extrémités du monde, vous êtes maintenant un peuple. Vaincus un jour, ils ont été traités en vaincus, mais, peu à peu, les générations suivantes ont reconquis tous les droits des hommes libres, et maintenant, vous, vous jouissez de ces droits dans leur plénitude et leur splendeur.

N’oubliez pas au prix de quels sacrifices et de quel sang versé ils ont été conquis pour vous qui les possédez aujourd’hui comme par privilège de naissance ; et en vous rappelant les longues épreuves, les longues souffrances soutenues par vos pères pour vous faire ce que vous êtes aujourd’hui, vous comprendrez mieux la tâche qu’il vous reste à accomplir, vous comprendrez mieux combien vous êtes loin encore du terme de votre mission et tout ce que vous avez à faire pour compléter le rôle spécial, unique, peut-être décisif, que vous remplissez dans les vastes destinées de notre continent.

Ralliez-vous, comptez-vous, multipliez-vous ; tendez la main à tous vos frères d’origine et de race, et vous formerez une grande famille dont aucune autre ne dépassera l’éclat et la vigueur sur la libre terre d’Amérique…

(Tiré de Arthur Buies (1840-1901), Chroniques II)

L’auteur

 Arthur Buies (1840-1901) a été journaliste et a publié de nombreux ouvrages, dont Chroniques, humeur et caprices et Petites chroniques pour 1877. Il a, entre autres, fondé un journal éphémère, mais qui a reçu un écho extraordinaire, La Lanterne, dans lequel il donnait libre cours à ses idées républicaines et anticléricales.

La Lanterne, un hebdomadaire qui parut pendant 27 semaines, était, selon Marcel-A. Gagnon, qui publia en 1964 une anthologie d’Arthur Buies, « le plus irrévérencieux et le plus humoristique des journaux du siècle dernier. »

 « J’entre en guerre, annonçait Buies, avec toutes les stupidités, toutes les hypocrisies, toutes les infamies. »

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