« Parler me fait peur parce que, ne disant jamais assez,
je dis aussi toujours trop. »
Jacques Derrida
La Blonde laisserait à d’autres le soin d’affronter l’hiver. Lorsqu’elle reviendrait, c’en serait terminé des froids, des tempêtes. Elle se voyait déjà sur la plage, dans une longue chaise, son livre près d’elle. Les serveurs de l’hôtel seraient empressés, comme s’il n’y avait qu’elle. Elle leur rendrait leur sourire ; parfois, son regard s’abîmerait un moment dans le verre de boisson colorée que l’un d’eux lui apporterait. Peut-être vivrait-elle une idylle ! Elle avait entendu de ces histoires ! On lui avait assuré que ça pouvait se produire, au moment où elle s’y attendrait le moins ! Elle lèverait les barrières, ces interdits qu’elle s’imposait au quotidien, elle s’en était fait la promesse.
Pour s’offrir un hiver dans le Sud, la Blonde avait trimé dur. À ce jour, les aéroports signifiaient pour elle « accompagner ceux qui partent ». Elle avait été celle qui se retrouve avec les clés de la voiture et de la maison ; elle était le bras sur lequel échoue le manteau doublé, celle à qui l’on rappelle d’arroser les plantes, de ramasser le courrier, de nourrir le chien, de le promener.
« On t’enverra une carte postale, te ramènerons un souvenir », entendait-elle avant qu’ils disparaissent parmi les autres voyageurs, de l’autre côté, dans un espace où elle n’existait plus.
Parfois, après y avoir conduit quelqu’un, elle s’attardait dans l’aéroport. Une vitre haute de deux étages permettait de voir les passagers sur le point de s’embarquer. Elle s’immobilisait devant cette vitre, posait son front contre et cherchait à retrouver un visage connu dans la foule. Quand elle en repérait un, elle envoyait de grands signes de la main. Elle ressentait une étrange tristesse, avait chaque fois ce serrement dans la gorge. Les départs l’angoissaient sans qu’elle sache au juste pourquoi.
Cette fois, cependant, ça ne se passerait pas ainsi. C’est à elle qu’on enverrait des au revoir de la main au travers de la vitre haute de deux étages. La Blonde n’avait jamais vu l’océan, jamais humé le varech, jamais liché le sel de mer qui colle à la peau. À l’automne, elle avait suivi des cours d’espagnol, elle saurait se débrouiller. De toute manière, elle avait déjà rencontré des étrangers. Elle travaillait comme serveuse au terminus voyageur. Les derniers étés, elle avait servi des Allemands, des Anglais, des Belges, des Français, des Espagnols. Les premiers temps, ça l’avait rendue nerveuse, elle craignait de ne pas les comprendre, qu’ils se moquent d’elle. Elle a vite réalisé que communiquer allait au-delà des mots, qu’il y avait le corps, les signes. Elle et les étrangers étaient toujours parvenus à s’entendre. Elle se sentait prête, fin prête pour partir. Il restait une chose à régler : le cas de Petitloup.
La Blonde a songé à demander à la Brune. Alors qu’elle habitait la maison du lac, elle avait logé chez elle la chienne de cette dernière. À plusieurs reprises en plus. La bête mâchouillait les plantes, les chaussures, les bas. Malgré cela, elle avait toujours accepté de l’accueillir. Lorsque la Brune revenait de voyage, passait chercher son bébé, comme elle l’appelait, la blonde se promettait que la prochaine fois, elle refuserait de la garder, se trouverait un prétexte. Elle finissait quand même par dire oui, prenait auprès d’elle l’animal que tous jugeaient insupportable. Elle ne savait pas refuser.
La Brune a été ravie de la voir arriver. Elle l’a invitée à s’installer en face d’elle. Un bureau large comme un boulevard les séparait l’une de l’autre. La Blonde n’en avait jamais vu de semblable, d’aussi imposant, a murmuré un wow qui en exprimait long.
La Brune s’est montrée emballée par le voyage que l’autre allait entreprendre, a posé quelques questions, s’est dite désolée de ne pouvoir garder Petitloup durant son absence.
— Déjà un chien, tu comprends ?
— C’est une vieille bête, il n’a pas besoin d’exercice, ne pense qu’à dormir, a expliqué la Blonde, sans chercher à convaincre.
La Brune n’a rien ajouté. Elle s’est calée dans son fauteuil, a attendu que la Blonde exprime quelque chose, ou se lève. Le silence s’est prolongé. De l’avis de la Brune, un silence trop long, sans contredit déplaisant, qui lui a laissé du temps pour toussoter, froncer les sourcils, se redresser dans son fauteuil, se retenir de respirer. En face d’elle, la Blonde, immobile, pensait aux clients allemands qu’elle avait servis au restaurant du terminus, aux grands gestes qu’ils faisaient pour qu’elle comprenne ce qu’ils attendaient d’elle. Elle a pensé à ces Européens qui lui avaient donné leur adresse, à ces Espagnols avec qui elle avait échangé des regards, des sourires, des accolades. Elle s’est finalement attardée à la portée du silence qui s’allongeait entre elle et la Brune, à ce moment très précis.
— Je comprends, a-t-elle fini par murmurer. Je comprends.
Du coup, la Brune s’est remise à respirer, soulagée. Elle s’est levée de son fauteuil. De l’autre côté du bureau, la Blonde avait entrepris de fixer le plancher, s’est perdue quelques secondes dans la contemplation des fleurs du tapis. Lorsqu’elle s’est décidée à quitter son siège, elle a aussitôt tourné les talons, a marché jusqu’à la porte.
La Brune aurait aimé dire quelque chose, a cherché quoi, mais n’a rien trouvé. La Blonde a ouvert la porte. De sa main libre, elle a éteint la lumière, a franchi le seuil et a refermé derrière elle.
Notice biographique
Dany Tremblay a vécu son adolescence et le début de sa vie d’adulte à Chicoutimi. Après un long séjour dans la région de Montréal, où elle a obtenu une maîtrise en Création littéraire à l’UQAM, elle s’est de nouveau installée au Saguenay où elle partage son temps entre l’écriture et l’enseignement de la littérature au Collège de Chicoutimi. Au début des années 80, elle s’est mérité le troisième prix de la Plume Saguenéenne en poésie ; en 1994, elle est des dix finalistes du concours Nouvelles Fraîches de l’UQAM. Organisatrice de Voies d’Échanges, qui a accueilli, deux années de suite, une vingtaine d’écrivains à Saguenay, elle est aussi, à deux reprises, boursière du CALQ. Elle s’est impliquée dans l’APES-CN dont elle a été présidente de 2006 à 2008. Depuis presque dix ans, elle pratique l’écriture publique avec les Donneurs de Joliette, fait partie des lecteurs pour le Prix Damase-Potvin et celui des Cinq Continents.
À ce jour, elle a publié des nouvelles dans plusieurs revues au Québec, a coécrit avec Michel Dufour Allégories : amour de soi amour de l’autre publié en 2006 chez JCL et Miroirs aux alouettes, roman-nouvelles, publié en 2008 chez les Équinoxes, ouvrage auquel a participé Martial Ouellet. En 2009 et 2010, elle fera paraître successivement, aux Éditions de la Grenouille Bleue, deux recueils de nouvelles : Tous les chemins mènent à l’ombre (Prix récit : Salon du Livre du SLSJ en 2010) et Le musée des choses. En mai de cette année, elle a publié aux éditions JCL un récit témoignage : Un sein en moins ! Et après…