Pieds nus sur le carrelage de la cuisine, j’entends maman pleurer. Visage dans les mains, elle cache les rides qui lui strient le malheur. Son maquillage balayé par les pluies forme des taches noires sous ses yeux. Pourquoi maman est-elle toujours aussi triste ? Mes jeux ne l’intéressent pas. Elle n’aime pas faire rouler les autos sur le tapis. Il y a des routes qu’elle prend qui ne mènent pas vers des fins heureuses. Moi, mes héros se battent et triomphent toujours. Pourquoi ne choisit-elle pas de gagner ? Ma mère, c’est la demoiselle en détresse que j’ai promis de sauver. Toujours.
Quand il vient chez nous, celui qui n’est pas mon père, j’attache à mon cou ma cape rouge. Je suis un superhéros. J’ai le pouvoir de la sauver. De me rendre invisible. Il ne m’entend jamais. Ne me voit jamais. Ce n’est pas pour de faux ! J’ai appris à ne pas faire de bruit. C’est un méchant, un monstre qui lui fait du mal.
Un jour que nous fêtions mon anniversaire, il l’a frappée tellement fort que maman ne s’est pas réveillée. Moi aussi, il m’a giflé. Plusieurs fois, même. Mais cette fois, je n’ai pas pleuré ! J’étais trop en colère. Les monstres comme ça, il faut les prendre par surprise. Alors j’ai pris le couteau dans le tiroir de la cuisine et je l’ai menacé. Je lui ai dit que s’il faisait encore du mal à ma mère… Un héros ne tue pas sans raison. Il doit avertir d’abord, c’est le code d’honneur qui oblige. Mais après le coup qu’il m’a asséné, je ne me suis pas relevé non plus. La table du salon s’est évanouie comme un pont centenaire sur mes autos. Quand il est reparti, il a fallu que je trouve un autre endroit plus sécuritaire où abriter les voyageurs. Personne n’est à l’abri si je ne les protège pas.
Quand il est là, j’attache à mon cou ma cape rouge et je rassure maman. « Tout ira bien, je peux nous rendre invisibles pour deux, si tu y crois avec moi. » Mais ce jour-là, maman n’avait pas envie de croire. Elle m’a rendu invisible en refermant la porte de la garde-robe de sa chambre. Elle m’a demandé de garder le silence et je lui ai dit que je la protégerais. Mais elle a insisté en retenant ses sanglots. Sa panique lui enlevait tout courage. Elle le suppliait. Je n’ai pas compris pourquoi je pleurais aussi, dans le silence. Ne pas faire de bruit.
Tandis qu’il la frappait encore, je suis sorti du noir en criant de toutes mes forces. Je pensais que je le surprendrais, mais il était tellement grand… Il m’a pris par la gorge et m’a lancé dans les escaliers. La dernière chose que j’ai vue, c’est maman qui gémissait au-dessus de moi.
Je ne me souviens plus des moments après. C’est très flou. Je vois maman qui boit et qui pleure, le visage enfoui dans ma cape rouge. Mais quand il reviendra, je serai là. Je suis maintenant invisible pour toujours. Elle pleure encore et quand elle sent ma présence, elle regarde vers moi, sans me voir et, elle cesse de sangloter. « Je vais te protéger », que je lui dis. « J’ai à présent une cape blanche, maman. »
Notice biographique
En 2012, Francesca Tremblay quittait son poste à la Police militaire pour se consacrer à temps plein à la création– poésie, littérature populaire et illustration de ses ouvrages. Dans la même année, elle fonde Publications Saguenay et devient la présidente de ce service d’aide à l’autoédition, qui a comme mission de conseiller les gens qui désirent autopublier leur livre. À ce titre, elle remporte le premier prix du concours québécois en Entrepreneuriat du Saguenay–Lac-Saint-Jean, volet Création d’entreprises. Elle participe à des lectures publiques et anime des rencontres littéraires.
Cette jeune femme a à son actif un recueil de poésie intitulé Dans un cadeau (2011), ainsi que deux romans jeunesse : Le médaillon ensorcelé et La quête d’Éléanore qui constituent les tomes 1 et 2 d’une trilogie : Le secret du livre enchanté. Au printemps 2013, paraîtra le troisième tome, La statue de pierre. Plusieurs autres projets d’écriture sont en chantier, dont un recueil de poèmes et de nouvelles.